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Crise iranienne : une expertise « géopolitiquement correcte »

Les menaces proférées contre l’Iran en offrent une nouvelle illustration : tout se passe comme si le bombardement du Moyen-Orient faisait désormais partie du droit commun des relations internationales. Cet habitus géopolitique, on voit avec quelle application méticuleuse les médias dominants le distillent à longueur de colonnes. De quelle manière ils en acclimatent savamment l’hypothèse, sous couvert d’une phraséologie technicienne du même acabit que celle qui précéda l’invasion de l’Irak par la soldatesque américaine.

A grand renfort d’expertises, ces médias maquillent docilement en considérations objectives le parti pris des puissances occidentales. Ils relaient complaisamment les fallacieux postulats destinés à étayer le bien-fondé de cette entreprise militaire dont on nous annonce, sans relâche, l’imminence fulgurante. Détaillant avec gourmandise les plans d’attaque du Pentagone, ils assènent à nouveau le spectacle nauséeux de ces préparatifs de guerre qui, faute de raisons valables, semblent trouver en eux-mêmes leur ultime justification.

Ne pouvant passer en revue les innombrables analyses savantes offertes à notre admiration, on retiendra un seul exemple. Expert de la « Fondation pour la recherche stratégique », Bruno Tertrais prétend ainsi nous expliquer les principales données de la crise nucléaire iranienne (Le Monde, 13 avril 2006). A la question naïve : « le programme nucléaire de l’Iran représente-t-il vraiment une menace ? », la réponse de l’expert est lapidaire et sans appel : «  C’est d’abord une menace potentielle pour le Moyen-Orient … C’est ensuite une menace pour l’avenir du régime de non-prolifération nucléaire, qui est en jeu dans cette affaire. C’est enfin une menace potentielle pour l’Europe, qui sera bientôt à portée des missiles iraniens. »

Dans ce magnifique concentré d’expertise, on relève trois affirmations qui sont autant d’approximations douteuses, autant de raccourcis manichéens. Commençons par la première : le programme nucléaire iranien serait une menace pour le Moyen-Orient. Mais encore faut-il que ce programme soit à finalité militaire : la République islamique le nie formellement, et l’Agence internationale de l’énergie atomique la soupçonne de mensonge. Evoquer la « menace nucléaire iranienne » sans effectuer le rappel préalable de ces positions officielles, quoiqu’il en soit, revient à prendre parti a priori dans le débat.

Supposons néanmoins qu’il soit à finalité militaire : en quoi ce programme représente-t-il une menace pour le Moyen-Orient ? En d’autres termes, quel pays de cette région pourrait-il fournir la cible de la « bombe iranienne » ? L’assertion de notre expert est d’autant plus étrange qu’il s’emploie par ailleurs à dénier toute relation avec Israël : «  En tout état de cause, malgré certaines déclarations, je ne crois pas une seconde que le projet nucléaire iranien soit destiné à contrer le programme nucléaire israélien ». Comme la plupart de ses collègues, l’expert en stratégie applique la loi du silence dès qu’il s’agit de la bombe israélienne. Respectueux de l’omerta, il s’emploie soit à éluder la question, soit à lui apporter une réponse de la plus parfaite hypocrisie : « L’Iran et Israël sont dans des situations totalement différentes du point de vue du droit international. L’Iran s’est interdit lui-même d’avoir la bombe en signant le TNP. Israël n’a pas signé le TNP, et donc son programme nucléaire n’est pas contraire au droit international. »

Autrement dit : il n’y a aucune menace si l’arsenal nucléaire a été acquis en dehors du traité (Israël), mais seulement lorsqu’un Etat signataire est susceptible de l’acquérir un jour (Iran). Comme si la qualification juridique de l’arsenal déterminait sa dangerosité ! On se demande si le Troisième Reich, lui, aurait signé le TNP en prenant ainsi le risque de se conformer au droit international : en s’y soustrayant, il aurait pu mener ses entreprises guerrières en toute « légalité ».

Mais pour imposer l’image exclusive d’une « menace iranienne », il faut bien occulter la seule menace réelle qui plane sur le Moyen-Orient. Peu importe que la République islamique n’ait jamais commis d’agression militaire à l’égard de ses voisins. La guerre Iran-Irak fut déclenchée par Saddam Hussein, et l’Iran n’a jamais attaqué personne sinon verbalement. Peut-on en dire autant d’Israël ? A plusieurs reprises, il a lancé ses forces aériennes sur l’Egypte, la Syrie, le Liban, la Jordanie, l’Irak et la Tunisie, sans parler des territoires palestiniens quotidiennement pris pour cibles par ses chasseurs-bombardiers et ses hélicoptères lance-missiles.

Pour accréditer le péril iranien, on omettra aussi de souligner dans quelle situation géopolitique se trouve la République islamique. Il suffit de consulter une carte du Moyen-Orient : à l’exception de la Syrie, son environnement est particulièrement hostile. Pays frontaliers, l’Irak et l’Afghanistan sont sous occupation militaire occidentale. La majeure partie de l’Asie centrale ex-soviétique est tombée dans l’orbite des Etats-Unis. La péninsule arabique accueille d’impressionnantes bases militaires américaines et l’US Navy croise dans le Golfe persique.

Que l’Iran songe à garantir son indépendance énergétique dans la perspective de l’après-pétrole n’a rien d’étonnant ni de scandaleux. Qu’il veuille un jour procéder à la sanctuarisation de son territoire par l’acquisition d’un arsenal dissuasif de type nucléaire, non plus. Mais affirmer qu’il représente une menace pour le Moyen-Orient, c’est confondre une stratégie de dissuasion du faible au fort avec une stratégie offensive qui existe seulement dans l’imagination des « experts ».

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De même, l’Iran représente-t-il réellement une menace pour le traité de non-prolifération nucléaire ? Selon M. Tertrais lui-même, dans le meilleur des cas, ce pays serait capable de se doter d’une arme nucléaire d’ici deux à cinq ans. Pourquoi ne pas mettre à profit un tel délai pour mettre en œuvre effectivement le TNP ? Les grandes puissances nucléaires n’ont jamais fait d’efforts pour convaincre l’Inde, Israël et le Pakistan de se joindre à eux en signant le TNP. Refusant d’adhérer au traité, ces trois pays ont constitué un arsenal échappant à tout contrôle, en toute impunité.

Mais il y a plus. Le traité prévoyait aussi un désarmement nucléaire que les cinq Etats « légalement » dotés d’armes (Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Chine, Russie) ont délibérément ignoré. Pire encore, les Etats-Unis ont sans cesse évoqué la construction de nouvelles armes nucléaires, toujours plus sophistiquées, dont l’usage à titre préventif est clairement envisagé par l’administration Bush, violant ainsi un dernier tabou : l’utilisation d’armes nucléaires en première frappe contre un pays non nucléarisé, et naturellement hors de toute légitimation onusienne.

Il n’est guère besoin du programme nucléaire iranien, en somme, pour donner le coup de grâce à un traité que la politique américaine a depuis longtemps vidé de sa substance. Pour ceux qui n’en seraient pas convaincus, il suffit de lire la Nuclear Posture Review (révision de la stratégie nucléaire) de janvier 2002 : ce document fait de l’arme nucléaire une arme comme les autres, susceptible d’être utilisée à sa guise par le président. Il prévoit aussi le remplacement des missiles intercontinentaux en 2020, des sous-marins en 2030 et des bombardiers en 2040. Ce sera sans doute la contribution américaine au désarmement nucléaire et à la mise en œuvre du TNP cher à M. Tertrais. Lequel n’en dit mot, préférant éclairer l’opinion publique sur le péril imminent d’une bombe iranienne inexistante. Affirmer que l’Iran menace le TNP, c’est vraiment confondre l’arbre et la forêt.

Mais l’assertion la plus éblouissante de notre expert patenté est celle qui conclut l’analyse : « Ce programme… est une menace potentielle pour l’Europe, qui sera bientôt à portée des missiles iraniens. » L’Europe compte deux puissances nucléaires majeures, mais peu importe : elle va vivre dans la hantise des missiles de Téhéran. Transpirant d’angoisse, elle devra se tenir prête à riposter à la salve dévastatrice des mollahs iraniens, ces fous de dieu enturbannés résolus à précipiter une apocalypse vengeresse. Expertise stratégique et mythologie orientaliste, décidément, forment un couple à l’étonnante fécondité conceptuelle.

Au prix, bien sûr, d’une spectaculaire inversion de la réalité : en fait de menace, c’est l’Iran qui est aujourd’hui la cible du formidable arsenal balistique de l’hyperpuissance. Confondu d’admiration devant un déploiement de force dont l’apologie est son fonds de commerce, l’expert en stratégie n’a guère le choix : puisant dans son répertoire technicien, il doit relayer l’argumentaire idéologique de ses donneurs d’ordre. Au service d’intérêts qui ont annexé son intelligence, il est voué à en exprimer dans son jargon la quintessence « géopolitiquement correcte ».

Depuis trente ans, l’establishment américain n’en finit pas de digérer le traumatisme de la révolution iranienne. Pièce par pièce, il a bâti une démonologie où la République islamique est dépeinte sous les traits d’une dictature maléfique, dont le comportement erratique ferait peser sur la planète les menaces les plus folles. Ce régime honni qui figure en bonne place sur la liste des « Etats voyous », les faucons de Washington rêvaient depuis longtemps de le soumettre à la sévère thérapie des missiles de croisière et des bombardiers furtifs : la crise du nucléaire leur en offre l’occasion, et ils sont désormais décidés à passer à l’acte.

Certes, la rhétorique du président iranien n’a pas peu contribué à conforter cette démonologie. En proposant de « rayer de la carte » l’Etat d’Israël, Mahmoud Ahmadinejad a apporté de l’eau au moulin des fauteurs de guerre. On pourrait en dire autant du concours de dessins sur l’Holocauste, sorte de « loi du talion » infligée à l’Occident en réplique aux caricatures du Prophète. Mais ces rodomontades ne font guère illusion. Destinées à mobiliser les partisans du régime et à souder le monde musulman autour de l’Iran, elles relèvent d’une stratégie de communication qui est le substitut d’une véritable stratégie militaire.

En Occident, la phraséologie de Téhéran a soulevé l’indignation. Au point d’oublier la réalité : le seul Etat du Moyen-Orient à avoir été « rayé de la carte » est l’Etat de Palestine, que la politique israélienne s’acharne à tuer dans l’œuf depuis cinquante ans. Et cette politique suscite si peu d’indignation que la seule réponse aux élections palestiniennes consiste, pour l’Occident unanime, à couper les vivres à une population où un enfant sur deux vit en dessous du seuil de pauvreté. Théâtre d’ombres idéologiques, la crise du nucléaire iranien a au moins le mérite de renvoyer chacun des protagonistes de la scène internationale à ses propres mensonges.

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