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17 octobre 1961 : nuit sanglante à Paris

Manifestation des travailleurs algériens. Paris, 17 octobre 1961 © Roger-Viollet

Avant la nuit du 17 octobre 1961, la guerre d’Algérie avait déjà touché la France. La tension entre les membres du FLN et la police fut de plus en plus importante. Au sein des « forces de l’ordre colonial », des groupes de policiers se formèrent qui, sur leur temps libre, « ratonnaient », tabassaient et exécutaient des Maghrébins. Selon Omar Boudaoud, « la manifestation du 17 octobre 1961 agit comme un révélateur de l’action des pouvoirs de police française à l’égard des Algériens. La répression était permanente depuis novembre 1954. Cependant, les évènements du 17 octobre 1961 ont marqué un tournant dans son histoire et, par là même, dans l’histoire de la guerre de libération »[1].

Dans les jours précédents le 17 octobre, du 1er au 16 octobre 1961, l’Institut médico-légal de Paris recensa 54 cadavres de Maghrébins. Des bruits faisaient état de cadavres de Maghrébins retrouvés dans la Seine. A la répression policière, les militants FLN répondaient par les armes. Au total, 22 policiers trouvèrent la mort dans les attaques du FLN de janvier à octobre 1961. La lutte pour l’indépendance de l’Algérie se jouait aussi sur les bords de la Seine.

Le Général De Gaulle, qui considérait que les assassinats de policiers étaient un moyen pour le FLN de faire pression sur la France, ordonna à Maurice Papon, alors préfet de police de Paris[2], d’empêcher, par tous les moyens, les nationalistes Algériens d’agir. De plus, alors que des négociations allaient commencer entre les autorités françaises et le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA), les responsables français considéraient qu’après avoir vaincu le FLN militairement en Algérie, il fallait l’écraser en France afin d’être en position de force lors des négociations.

Dans ce cadre, Omar Boudaoud, dirigeant de la fédération de France du FLN, fut contacté avant le début des négociations officielles. Les responsables français souhaitaient que la fédération de France du FLN fasse une déclaration publique décrétant l’arrêt de toutes actions armées en France. Omar Boudaoud répondit catégoriquement « Non » à cette demande, car il n’avait pas le pouvoir de le décider[3]. L’ancien cadre de la fédération de France du FLN expliquait : « ce refus fut une des raisons pour lesquelles Michel Debré, chef du gouvernement, son homme de main, le préfet de Paris, Maurice Papon, et leur courant politique choisirent ce moment précis pour tenter de détruire l’organisation du FLN en France »[4].

Ainsi, le préfet lança une série de mesures, de contrôles divers et variés sur la population maghrébine qui fut de plus en plus harcelée et humiliée par la police. La répression contre le FLN s’intensifiait et l’ensemble des immigrés en subissaient les conséquences, selon la logique coloniale de la répression collective. Le 2 octobre, au cours de l’enterrement d’un policier tué dans une attaque du FLN, Maurice Papon affirma : « Pour un coup reçu, nous en porterons dix ».

Des policiers, qui s’étaient indignés des massacres commis lors de la nuit du 17 octobre, témoignaient de cette politique de Maurice Papon visant à exacerber la haine des policiers envers l’ensemble des Algériens : « au cours de plusieurs visites dans les commissariats de Paris et de la banlieue, effectuées de puis le début de ce mois, M. Papon à déclaré : « Réglez vos affaires avec les Algériens vous-mêmes. Quoi qu’il arrive vous êtes couverts ». Dernièrement, il a manifesté sa satisfaction de l’activité très particulière des Brigades spéciales de districts et s’est proposé de doubler leurs effectifs. Quant à M. Soreau, il a déclaré, de son côté, pour vaincre les scrupules de certains policiers : « Vous n’avez pas besoin de compliquer les choses. Sachez que même s’ils (les Algériens) n’en portent pas sur eux, vous devez penser qu’ils ont toujours des armes »[5].

Les policiers ajoutaient : « le climat ainsi créé porte ses fruits. La haine appelle la haine. Cet enchaînement monstrueux ne peut qu’accumuler les massacres et entretenir une situation de pogrom permanent »[6].

Dans ce climat de tension extrême, le 5 octobre, Maurice Papon promulgua, avec l’appui du ministre de l’Intérieur, Roger Frey, un couvre-feu, fixé de 20h30 à 5h30, pour tous les « Français musulmans d’Algérie » de la région parisienne. Ce couvre-feu raciste criminalisait l’ensemble des Algériens et, par association, l’ensemble des populations arabes vivant dans la région.

Le couvre-feu touchait particulièrement les militants nationalistes Algériens car, selon Omar Boudaoud, « le travail du FLN s’effectuait généralement le soir : les réunions de militants se tenaient dans les cafés ou dans d’autres endroits, la collecte des cotisations s’effectuaient après la sortie du travail et le repas du soir, de même que la diffusion de la « littérature » FLN ». Devant les difficultés que le couvre-feu entraînerait pour l’organisation nationaliste, le Comité fédéral expliquait que « l’application de ce couvre-feu deviendra un handicap insurmontable et paralysera toute activité. Essayez donc d’organiser quelque chose pour riposter »[7].

Voulant manifester contre cette mesure discriminatoire et potentiellement dangereuse pour leurs activités politiques, les dirigeants du FLN décidèrent d’organiser une mobilisation sur trois jours. Le premier jour, les hommes, les femmes et les enfants devaient défiler dans les rues de Paris ; le deuxième jour, les femmes devaient manifester pour réclamer la libération de leur mari ou de leurs enfants, dont l’incarcération la veille était prévisible ; le troisième jour, les ouvriers et les commerçants Algériens devaient observer une grève générale de solidarité avec les manifestants et leurs familles éprouvés[8].

Le 17 octobre à 20h30, heure à laquelle débutait le couvre-feu, la première étape de la mobilisation fut mise en œuvre : une grande manifestation non-violente fut organisée à Paris. Malgré l’interdiction de la manifestation par le gouvernement, le FLN appela tous les Algériens de la région parisienne à venir manifester pacifiquement contre cette mesure. Des travailleurs affluèrent de toute la région parisienne pour apporter leur soutien à l’organisation nationaliste. Le service d’ordre du FLN procéda à des fouilles pour vérifier qu’aucune arme ne soit pas infiltrée dans la manifestation.

La manifestation devait être pacifique et les militants du FLN ne voulaient pas donner de prétexte permettant à la police de justifier une répression. Dirigeant de la fédération de France, Omar Boudaoud expliquait : « nous rappelâmes le caractère impératif de la directive : toute riposte était interdite. Pas question d’avoir le moindre canif »[9]. De même, un groupe de policiers révolté par la répression témoignait du caractère pacifique de cette manifestation, en affirmant qu’aucune arme n’avait été trouvée sur les manifestants[10]. Les manifestants étaient environ 30 000.

En face, 7 000 policiers en uniforme prirent position. Maurice Papon donna l’ordre d’intercepter tous les Algériens et de les empêcher par tous les moyens de participer à la manifestation. Des contrôles furent effectués dans tous les grands points de passage de la capitale. De nombreux Maghrébins furent frappés et emmenés dans des centres de détention. Les forces de l’ordre annoncèrent 11 730 arrestations ; chiffre probablement inférieur à la réalité. Les manifestants arrêtés par la police furent internés dans des lieux réquisitionnés comme le Palais des Sports, le Stade de Coubertin, ou le Centre d’Identification de Vincennes. Ces détentions se prolongèrent durant plusieurs jours, sans la présence de médecins, alors que beaucoup avaient été molestés par la police. Les témoignages de rescapés et d’appelés firent état de passages à tabac et de décès dans ces « centres », par défaut de soins.

Des policiers témoignaient : « parmi les milliers d’Algériens emmenés au parc des Expositions de la porte de Versailles, des dizaines ont été tués à coups de crosse et de manche de pioche par enfoncement du crâne, éclatement de la rate ou du foie, brisure des membres. Leurs corps furent piétinés sous le regard bienveillant de M. Paris, contrôleur général. D’autres eurent les doigts arrachés par les membres du service d’ordre, policiers et gendarmes mobiles, qui s’étaient cyniquement intitulés « comité d’accueil » »[11].

Près du pont Saint-Michel et du pont de Neuilly, les manifestants se heurtèrent à la police. Des Maghrébins furent frappés et arrêtés par les policiers. Certains furent jetés dans la Seine. Des policiers expliquaient : « à l’une des extrémités du pont de Neuilly, des groupes de gardiens de la paix, à l’autres des CRS, opéraient lentement leur jonction. Tous les Algériens pris dans cet immense piège étaient assommés et précipités systématiquement dans la Seine. Il y en eut une bonne centaine à subir ce traitement. Ces mêmes méthodes furent employées au pont de Saint-Michel »[12].

Des témoins décrivirent dans de nombreux quartiers de Paris des scènes d’exécution à l’arme à feu, de mutilation à l’arme blanche et d’entassement de cadavres. Des policiers rapportaient : « à la station de métro Austerlitz, le sang coulait à flots, des lambeaux humains jonchaient les marches des escaliers ». Plus tard dans la nuit, la police lança des « ratonnades » dans le bidonville de Nanterre.

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Des policiers firent état d’assassinats collectifs dans la cour de la préfecture de police de Paris : « la petite cours, dite d’isolement, qui sépare la caserne de la Cité de l’hôtel préfectoral, était transformée en un véritable charnier. Les tortionnaires jetèrent des dizaines de leurs victimes dans la Seine qui coule à quelques mètres pour soustraire à l’examen des médecins légistes. Non sans les avoirs délestés, au préalable, de leurs montres et de leur argent. M. Papon, préfet de police, et M. Legay, directeur général de la police municipale, assistaient à ces horribles scènes. Dans la grande cours du 19 août plus d’un millier d’Algériens étaient l’objet d’un matraquage intense que la nuit rendait encore plus sanglant »[13].

Dans le XVIIIème arrondissement de Paris, selon des policiers, « des membres des Brigades spéciales du troisième district se sont livrés à d’horribles tortures. Des Algériens ont été aspergés d’essence et brûlés « par morceaux ». Pendant qu’une partie du corps se consumait, les vandales en arrosaient une autre et l’incendiaient »[14].

Au cours de la nuit, des faux messages d’information furent diffusés relatant des échanges de coups de feu avec les manifestants et l’annonce de la mort de plusieurs policiers. Ces messages avaient pour but d’attiser la haine des forces de l’ordre à l’encontre des Maghrébins. Cela provoquait un redoublement de violence de la part des policiers surchauffés par ces manipulations.

Dans la nuit du 17 octobre et dans les jours suivants, la répression s’étendit à la banlieue parisienne. Des policiers témoignaient  : « à Saint-Denis, les Algériens ramassés au cours de rafles sont systématiquement brutalisés dans les locaux du commissariat. Le bilan d’une nuit récente fut particulièrement meurtrier. Plus de trente malheureux furent jetés, inanimés, dans le canal après avoir été sauvagement battus. […] A Saint-Denis, à Aubervilliers, et dans quelques arrondissements de Paris, des commandos formés d’agents des Brigades spéciales des districts et de gardiens de la paix en civil « travaillent à leur compte », hors service. Ils se répartissent en deux groupes. Pendant que les premiers arrête les Algériens, se saisit de leurs papiers et les détruits, le second groupe les interpelle une seconde fois. Comme les Algériens n’ont plus de papiers à présenter, le prétexte est trouvé pour les assommer et les jeter dans le canal, les abandonner blessés, voire morts, dans des terrains vagues, les pendre dans les bois de Vincennes »[15].

Au total, plus de 300 Maghrébins tombèrent sous les coups de la police française dirigée par Maurice Papon qui bénéficiait du soutient du Général De Gaulle et du premier ministre Michel Debré. Les 31 octobre 1961, des policiers constataient que « les corps des victimes » commençaient « à remonter à la surface journellement » et portaient « des traces de coups et de strangulations »[16]. D’autres Algériens furent arrêtés et transférés dans les camps d’Algérie par un pont aérien établi à partir du 20 octobre.

Dirigeant de la fédération de France du FLN, Omar Boudaoud expliquait : « nous nous attendions certes à une vague de répression ; mais nous étions tellement sûrs du caractère pacifique de la manifestation, que la sauvagerie et l’atrocité de la répression qui s’en suivit nous prit au dépourvu »[17].

Quelques jours après les faits, le 30 octobre 1961, Eugène Claudius-Petit, député centriste, dénonça les responsabilités de la Préfecture de police, à l’Assemblée nationale : « Il faut appeler les choses par leur nom. Chaque gardien de la paix ne pouvait plus se déterminer, à cause de l’ordre reçu et de la décision prise, autrement qu’en tenant compte de la couleur de la peau, de la qualité des vêtements ou du quartier habité. Heureux les Kabyles blonds qui ont pu échapper aux réseaux de la police ! Faudra-t-il donc voir prochainement, car c’est la pente fatale, la honte du croissant jaune après avoir connu celle de l’étoile jaune ? ».

Le 31 octobre 1961, des policiers, qui avaient décrit les atrocités commises durant la nuit sanglante dans une déclaration, précisaient que les violences décrites n’étaient « qu’une faible partie de ce qui s’est passé ces derniers jours, de ce qui se passe encore. Ils sont connus dans la police municipale. Les exactions des harkis, des Brigades spéciales des districts, de la Brigade des agressions et violences ne sont plus des secrets »[18].

Mettant en cause les plus hautes autorités de l’Etat français dans le massacre du 17 octobre, les mêmes policiers affirmaient : « nous ne pouvons croire que cela se produise sous la seule autorité de M. le préfet. Le ministre de l’Intérieur, le chef de l’Etat lui-même ne peuvent les ignorer, au moins dans leur ampleur »[19]. Toutefois, ni les donneurs d’ordre, ni les exécutants ne furent inquiétés après le massacre. Les crimes du 17 octobre 1961 restent toujours impunis.

Malgré la terrible répression, la manifestation du 17 octobre 1961 était un fait important pour le FLN qui montrait le soutien que lui portait l’immigration algérienne et la forte conscience politique de celle-ci[20]. Selon Omar Boudaoud, « la marche pacifique organisée au mépris du couvre-feu avait tourné à la démonstration de force du FLN, soutenue par l’immense majorité de la communauté algérienne »[21]. De plus, il ajoutait : « l’opinion publique française en général réagit assez positivement. Elle n’a pas vilipendé les manifestants et les Français témoins du carnage n’ont pas hésité à porter secours aux blessés et aux mourants. […] les Français ayant assisté à la manifestation, surtout les démocrates, témoignèrent d’une répression aveugle et démesurée »[22].

Enfin, il expliquait que la manifestation eut un fort impact au niveau international : « à cette époque la droite « Algérie française » présentait le FLN comme un ramassis de rebelles terrorisant leurs frères. Or, on s’est trouvé ici face à une démonstration organisée, drainant hommes, femmes et enfants appartenant à toutes les catégories de la communauté algérienne de Paris. Dans le sillage des manifestations de décembre 1960 à Alger, c’était là une nouvelle expression massive de soutien au GPRA. Ce fut l’entrée manifeste de la communauté émigrée dans l’action, sous l’égide du FLN et le plébiscite du GPRA, à nouveau légitimé pour négocier avec le gouvernement français »[23].

Après cette terrible nuit, l’Etat français s’employa à recouvrir les massacres du 17 octobre 1961 du voile de l’amnésie. La création d’une commission d’enquête parlementaire fut systématiquement bloquée, la publication de plusieurs livres interdite, les bandes d’un documentaire furent saisies par la police. Pendant des années, la radio et la télévision, contrôlées par l’État, n’abordèrent pas le sujet qui était totalement tabou.

Mais si la droite française a soutenu ces violences, la gauche a également participé à cet oubli. Elle a mis en avant, de manière exclusive, les évènements du métro Charonne, le 8 février 1962, dans lesquels ses militants furent les premières victimes, éludant ainsi les massacres du 17 octobre 1961. Les victimes de Charonne, ni musulmans, ni Algériens, mais Français pour la plupart communistes et syndiqués, seront enterrés par près d’un demi-million de personnes et célébrés comme martyrs de la lutte contre le fascisme.

Après cette amnésie organisée, la mémoire du 17 octobre 1961, comme celle de l’ensemble de l’histoire de la colonisation, remonte à la surface dans un pays qui n’a pas mis un terme à son « aventure coloniale » après la décolonisation. Cette évocation des morts et des massacres, loin d’être un refuge dans un passé macabre, est avant tout le signe d’une renaissance collective d’un groupe humain marginalisé et dominé.


[1] Boudaoud Omar, Du PPA au FLN mémoire d’un combattant, Alger, Casbah Editions, 2007, page 184
[2] Maurice Papon fut préfet de Constantine de 1956 à 1958.
[3] Boudaoud Omar, Du PPA au FLN mémoire d’un combattant, op. cit., page 184-185
[4] Ibid., page 185
[5] Cité par Omar Boudaoud in. Du PPA au FLN mémoire d’un combattant, op. cit., page 260
[6] Ibid.
[7] Boudaoud Omar, Du PPA au FLN mémoire d’un combattant, op. cit., page 185
[8] Ibid., page 185-186
[9] Ibid., page 186
[10] Cité par Omar Boudaoud in. Du PPA au FLN mémoire d’un combattant, op. cit., page 258
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Ibid., page 258-259
[14] Ibid., page 259
[15] Ibid., page 259
[16] Ibid., page 258
[17] Boudaoud Omar, Du PPA au FLN mémoire d’un combattant, op. cit., page 185
[18] Cité par Omar Boudaoud in. Du PPA au FLN mémoire d’un combattant, op. cit., page 259
[19] Ibid., page 260
[20] Cela s’inscrit en faut avec une « légende » qui voudrait que les premières générations d’immigrés Maghrébins aient passé leur vie à « baisser la tête ». Ce n’est pas parce que leurs mobilisations sont peu connu, et souvent savamment relégué aux oubliettes de l’histoire, qu’elles sont inexistantes.
[21] Boudaoud Omar, Du PPA au FLN mémoire d’un combattant, op. cit., page 186
[22] Ibid., page 187
[23] Ibid., page 188

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