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Réflexions sur le voile intégral. Pour une société spirituellement enrichie par nos différences

La pratique qui s’est répandu ces dernières années dans le monde musulman touchant le voile des femmes a suscité des centaines d’écrits dans le monde arabo-musulman. Elle a suscité aussi des réactions et des prises de position variées dans le monde musulman, allant depuis l’interdiction totale et absolue du voile (surtout intégral), jusqu’à son interdiction partielle ou au contraire l’encouragement total à le porter toujours. Cela montre que l’on est loin d’une unanimité (ijmâ‘) de la oummah concernant le caractère « islamique » de ce vêtement, comme aussi d’une unanimité concernant l’attitude pratique à adopter à son égard. Il reste que, presque partout dans le monde musulman, cela a suscité un problème. C’est dire assez combien le voile intégral est … problématique !

1. Le voile intégral fait peur

Et c’est vrai que la burqa ou le niqab font peur … et ce à juste titre. Ils font autant peur aux musulmans qu’aux non-musulmans. Et quand on attribue ces usages à l’islam, surtout quand on en fait un point essentiel, cette peur n’est plus seulement du musulman mais de l’islam. Cela s’appelle « islamo-phobie », puisque la phobie signifie la peur.

Oui beaucoup d’occidentaux ont « peur » de l’islam. Plus les musulmans avanceront des requêtes au nom de l’islam, plus l’islamophobie augmentera. Et les occidentaux se demanderont jusqu’où vont aller ces requêtes ? Et pourquoi sont-ils si différents et si particuliers, au point de ne pouvoir entrer dans un système social, culturel, politique, économique, vestimentaire ou culinaire qui n’est pas le leur et qui leur est préexistant.

Ce sentiment que l’islam pénètre tous les gestes les plus ordinaires de la vie quotidienne, et qu’il exige de ses fidèles un comportement spécifique, donne le sentiment d’une « invasion ». Et cela fait peur. Et la pensée de beaucoup devient : si je cède sur tel point, quel sera le suivant ? Y aura-t-il jamais une fin ? Cela fait dire à certains que l’islam ne peut pas s’intégrer en Europe ! Je pense par exemple au Prof. Giovanni Sartori, sociologue et politologue célèbre en Italie et aux Etats-Unis, qui a publié un éditorial le 20 décembre dernier en ce sens dans le « Corriere della Sera ».

2. Est-ce une obligation religieuse musulmane ?

On parle de respect des traditions religieuses et de liberté. Or, ni la burqa ni le niqab ne sont islamiques. Comme l’a dit en décembre 2009 Muhammad Sayyed Tantawi, le Recteur de l’Université Al-Azhar, la plus fameuse université islamique du monde : ce sont des signes tribaux. En conséquence, il a interdit le port de ce voile intégral dans les centaines d’établissements dépendant de l’Azhar. D’autres en ont interdit le port en arguant du fait que cela appartenait à une autre culture (sous-entendu celle de l’Arabie).

Gamal al-Banna, le propre frère de Hassan, le fondateur des « Frères Musulmans », a écrit un livre et plusieurs articles pour contester que le Coran exige que les femmes musulmanes portent obligatoirement un voile. On connaît la réaction de A’ïchah, Umm al-Mu’minin, quand elle vit une de ses servantes-esclaves (amah) sortir de la maison avec un voile : comment elle la frappa en lui disant « Pour qui tu te prends ? Tu n’es qu’une servante ! », puisque le voile était un signe de dignité des Dames (et notamment des épouses du Prophète). On voit mal une femme occupée aux travaux des champs par exemple être ainsi vêtue ! combien plus si elle devait porter un voile intégral !

En Egypte, le 16 novembre 2006, Farouk Hosni ministre de la Culture (proposé plus tard pour être Directeur Général de l’UNESCO) avait protesté dans une interview téléphonique contre la diffusion du voile : « Nous avons connu une époque où nos mères fréquentaient les universités et les lieux de travail sans être voilées. C’est dans cet esprit que nous avons grandi. Pourquoi donc ce retour en arrière aujourd’hui ? ». La mainmise des Frères Musulmans est telle sur le parlement qu’ils ont exigé sa démission … ce qui n’a pas eu lieu grâce à l’intervention de Madame Suzanne Moubarak l’épouse du président régnant. Dans nos pays arabes, ce sont souvent les femmes qui sont les plus courageuses … n’ayant plus rien à perdre !

3. L’interdiction du voile est-elle une atteinte à la liberté ?

On dit qu’une loi interdisant le voile serait une atteinte à la liberté. Oui, en un sens. Mais toutes les lois ne sont-elles pas des atteintes à la liberté ? C’est que la liberté a aussi des limites, lesquelles sont établies aussi par le bon sens et par le sentiment commun, qui a également le droit d’être protégé. Ainsi, en France (et ailleurs en Europe) on n’a pas le droit de se promener tout nu dans la rue (sauf dans les lieux expressément désignés pour cet accoutrement). Où est donc la liberté ?

Comme le disait un penseur grec célèbre, Paul de la ville de Tarse, haut lieu de la philosophie stoïcienne : « Vous avez été appelés à la liberté (eleutheria) ! Seulement ne faites pas de cette liberté un prétexte pour la chair » (Galates 5:13), c’est-à-dire les passions et tout ce qui est opposé à l’esprit (qui correspond ici au nafs du Coran dans l’expression inna n-nafsa la-ammâratun bi-s-sû’i (إنَّ  النَّفْسَ  لأَمَّارَةٌ  بِالسُّوءِ) « En effet, l’âme est très incitatrice au mal » (sourate de Joseph 12/53). En ce sens, la loi me libère de mes mauvais penchants.

4. Pourquoi faire une loi ?

Enfin, celles qui portent le voile intégral (niqab ou burqa) ne le font pas par tradition. Ce sont souvent de jeunes femmes nées en France, voire des françaises de souche converties à l’islam. Si c’était par tradition, personne n’y trouverait à redire. On voit encore en Sicile par exemple, des femmes âgées, tout de noir vêtues, portant parfois un gros paquet sur leur tête : cela surprend, mais nul ne les critique, car elles suivent la tradition du pays.

Ici il s’agit de tout autre chose : ces femmes s’habillent ainsi par idéologie, par défi de la société occidentale qu’elles jugent pourrie. Qu’elles en soient conscientes ou pas, elles sont porteuses d’un projet politique dangereux, dangereux non pas parce que politique, mais parce que déguisé, travesti, en projet religieux. Puisqu’en effet ce voile intégral n’est pas prévu en islam, ni dans le Coran ni dans la Sunnah.

L’expérience d’autres pays – je pense en particulier à l’Egypte, plus grand pays arabe – est éclairante : le voile simple, qui n’était qu’un épiphénomène en 1975, est devenu la norme aujourd’hui ; et le voile intégral, qui y est apparu vers 1995 comme un phénomène tout à fait exceptionnel, se banalise aujourd’hui ! C’est que le « religieux » apparaît comme la seule « valeur sûre » dans notre monde musulman, après la chute de toutes les idéologies et en l’absence de démocratie, de justice, d’égalité, etc. Ces faits, que l’on peut observer dans tous les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, montrent que si on laisse faire les choses, cet usage ne fera qu’augmenter.

5. Motivation du voile intégral

Cet usage est culturellement choquant en Occident, et ne peut se justifier par la religion, puisque rien ne le prescrit. Il ne peut non plus se justifier par la Tradition, puisque celles qui le portent le font généralement pour la première fois, et que le pays où elles vivent est contraire à cet usage. Pourquoi donc l’adopter ?

Il me semble que c’est, au mieux, une réaction de défense contre un certain laxisme de la morale et du comportement occidental. Cela est vrai. Mais faut-il réagir à l’extrémisme par l’extrémisme, ou par quelque chose de choquant ?

L’idéal de toute personne sensée est la pudeur. Or la pudeur ne nécessite nullement un tel vêtement. Par ailleurs, la tenue qui manifeste la pudeur varie selon les époques et les lieux, aussi bien en Occident que dans le monde arabe ou musulman. Enfin, la pudeur est une vertu humaine, et non une vertu propre aux femmes. Elle vaut donc autant pour les hommes. Si le voile intégral (ou même le voile simple) était la meilleure expression de la pudeur et devait être la norme, pourquoi les hommes ne le portent-ils pas ? C’est sans doute parce que tel n’est pas l’usage.

Ainsi c’est l’usage du groupe, du pays, qui définit, ici et maintenant, les expressions de la pudeur. En France, ou en Europe, ce sont donc les usages et les normes françaises ou européennes qui décident de ce qui convient, surtout s’il n’y a pas d’obligation religieuse claire et évidente. Le fait même qu’il n’y ait pas de consensus parmi les musulmans sur cet habit, indique que ce point n’est pas une obligation musulmane. Cela est d’autant plus évident que TOUS LES MUSULMANS s’accordent à dire que les 5 prières quotidiennes (et plus généralement les 5 piliers de l’islam) sont obligatoires pour définir le musulman, même si beaucoup ne les pratiquent pas, tandis qu’ils ne s’accordent pas sur la question du voile.

6. Conséquences de tout cela sur la réaction occidentale

Le voile intégral est avec évidence contraire aux usages et à la mentalité française. Il est surtout contraire aux concepts fondamentaux d’égalité des sexes et de discrétion dans la manifestation de ses convections philosophiques ou religieuses. Comme tous les usages, ceci n’est pas écrit dans des lois ni dans la Constitution, mais fruit d’un consensus national qui constitue précisément un aspect de « l’identité nationale » (dont on parle tant ces temps-ci).

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Etant donné que le voile est vécu dans beaucoup de pays (et notamment en France) comme un symbole de régression culturelle, les quelques 2000 femmes françaises (peut-être d’ailleurs ne sont-elles pas françaises, mais seulement présentes en France) qui tiennent à porter le voile intégral font, je crois, du tort à l’Islam et à tous les musulmans et aux Arabes. Sans le vouloir, elles donnent de l’islam une image qui renforce dans l’imaginaire occidental la conception de l’islam comme religion qui est en retard sur la marche de l’humanité, et qui inévitablement va « ramener en arrière » l’Occident. Pour notre malchance, à nous les Arabes, tous les rapports établis par les experts, qu’ils soient Arabes ou étrangers, viennent confirmer par les faits et les statistiques ce caractère de retard. Est-il vraiment nécessaire d’en rajouter tous les jours quelqu’élément religieux, comme pour démontrer que la cause de notre retard est l’Islam ? 

Et c’est d’abord pour cela qu’il faut combattre le voile intégral.

7. Quelle solution adopter ? L’Etat doit-il faire une loi ?

Qui donc doit « combattre » le voile intégral ? Est-ce l’Etat, et par une loi ? Cela serait vraiment malheureux. D’une part, est-il vraiment nécessaire que l’Etat s’occupe de légiférer pour un groupe représentant 2000 sur 62.500.000 personnes, soit à peine 0,003% de la population ? La réponse se trouve dans l’adage romain : « De minimis non curat praetor ».

Mais d’un autre côté, si le silence de la loi s’installe et que la poussée salafiste se poursuit, comme cela est probable – car il s’agit là d’une « cause » à gagner, qui sera suivie par d’autres –, on n’est pas sorti de l’auberge ! On peut trouver des palliatifs, consistant par exemple à indiquer la ligne générale à suivre, et en laissant aux diverses localités ou institutions le soin de prendre les décisions sur place.

Malheureusement, l’expérience de « l’affaire de Creil » qui éclata le 18 septembre 1989 suggère que ce genre de conflits ne se résout pas tout seul « avec le temps ». Et il a bien fallu la « Commission Stasi » et la « loi sur le port de signes religieux ostensibles » du 15 mars 2004 pour arriver finalement à apaiser la tempête. Et encore ! Et pourtant, la lettre du 4 octobre 1989 d’Ernest Chénière, Principal du collège Gabriel Havez de Creil, aux parents de Fatima (13 ans) et Leïla (14 ans) Achahboun, ainsi que de Samira Saïdani était raisonnable : « Notre objectif est de limiter l’extériorisation excessive de toute appartenance religieuse ou culturelle. Je vous prie de leur donner la consigne de respecter le caractère laïc de notre établissement. »

8. Les musulmans peuvent-ils résoudre le problème ?

La solution la plus raisonnable devrait venir de l’intérieur. C’est d’abord aux musulmans à résoudre le problème. On rêve d’un groupe de « sages » qui expliquerait ce qu’il en est exactement, et comment se fait-il que cet usage n’ait été que très partiellement suivi dans la plupart des pays musulmans, et qu’il apparaît tout à coup aujourd’hui y compris en Europe.

Hélas, c’est là le problème ! Une sorte de solidarité clanique ou atavique nous rend incapables de faire l’autocritique, surtout s’il s’agit de critique de ce qui prend les apparences de la religion. Nous nous trouvons comme paralysés. L’écrasante majorité des musulmans occidentaux n’est pas favorable au voile intégral, et la majorité n’est pas favorable par rapport au voile tout court. Mais personne n’osera descendre dans la rue pour manifester contre, ou faire pression sur ses coreligionnaires, encore moins de protester contre les imams.

Il faudrait expliquer publiquement pourquoi un tel habit est éthiquement opposé à la culture française (et occidentale) et pourquoi il est considéré comme dégradant pour la femme. Il faudrait surtout que l’islam se repense, que des musulmans croyants aident leurs coreligionnaires à ne pas lier l’islam à certaines traditions devenues obsolètes, à discerner en islam entre foi et culture, à distinguer religion et politique, … bref à construire un islam moderne et croyant, qui contribue spirituellement à la civilisation mondiale.

9. Conclusion

Quelle est donc la solution ? Une loi – malgré les inévitables réactions des milieux musulmans et de certains milieux non-musulmans – pourrait fixer des limites à l’interdiction ; par exemple : dans les écoles et les universités, dans les offices publics, dans les lieux où la reconnaissance de la personne est exigée.

Il faudrait parallèlement que les musulmans eux-mêmes fassent un travail profond de tanwîr, pour créer un Islam des Lumières, un Aufklärung. Ceci devrait se faire sur les sites (comme celui de Oumma.com), sur les forums, dans des débats à la radio et à la TV, dans les médias. Il faudrait bien sûr pouvoir le faire à travers des conférences-débats, et dans les mosquées, en mettant en lumière l’aspect positif de cette démarche : repenser l’islam pour l’Europe aujourd’hui.

Je suis personnellement convaincu, moi qui suis chrétien arabe, de culture musulmane aussi bien que chrétienne, que l’islam a un rôle culturel et spirituel à jouer dans notre civilisation mondiale, … comme d’ailleurs d’autres traditions religieuses ont aussi un rôle semblable. Il y a un discernement à faire pour mieux définir ce qui est positif et ce qui l’est moins dans la civilisation occidentale, comme pour mieux définir ce qui est positif et ce qui l’est moins dans la civilisation musulmane. Et ce discernement gagnerait à être fait tous ensemble. L’affrontement ne sert pas à grand-chose, sinon à envenimer les positions et à augmenter les tensions. Ce travail de discernement n’est pas aisé. Il est certainement bénéfique pour l’islam comme pour le christianisme, pour le monde arabe comme pour le monde occidental.

La présence significative de musulmans en Europe peut être vécue comme une menace pour les communautés autochtones … et elle l’est malheureusement en ce moment. La responsabilité de cette situation est partagée. Mais cette même présence peut être aussi source de réflexion et d’équilibre pour les deux traditions. Ce travail de discernement doit être fait en commun, et dans un dialogue culturel, éthique et spirituel, avec tout le monde (y compris les agnostiques et les non croyants, l’éthique et la spiritualité n’étant pas la chasse gardée des croyants).

Pour moi, croyant, je pense que la présence significative des musulmans en Europe aujourd’hui peut devenir un fait providentiel, de la Providence divine (al-‘inâyah al-ilâhiyyah) … pour eux comme pour les européens, pour que tous deux se renouvellent par la justice et l’équite, en se reconnaissant comme légitimement différents et par là complémentaires.  

وَاللهُ سَمِيعٌ عَلِيمٌ ! W-Allâhu samî‘un ‘alîmun = « Et Dieu est Audient et Omniscient »[1]



[1] Belle expression, fréquente dans le Coran, qui revient huit fois dans quatre sourates : 2 (La Vache) 224 et 256 ; 3 (La Famille de ‘Imrān) 34 et 121 ; 9 (Le Butin) 98 et 103 ; 24 (La Lumière) 21 et 50.

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