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Laurent Mucchielli : « Les viols collectifs ne sont pas un phénomène nouveau spécifique aux jeunes « issus de l’immigration »

Sociologue, chercheur au CNRS, Laurent Mucchielli répond aux questions d’oumma.com à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage, Le scandale des « tournantes », La Découverte, Paris 2005.

Vous venez de publier un ouvrage sur le phénomène des « tournantes ». Comment est née l’idée de ce livre ?

J’ai constaté comme tout le monde la flambée médiatique du thème des « tournantes » entre 2001 et 2003. Mais d’abord j’avais déjà entendu parler des viols collectifs. Dans un précédent livre (Violences et insécurité, 2001), j’avais travaillé sur la délinquance juvénile dans les années 1960, le temps des « Blousons noirs », et je m’étais aperçu que la chose la plus grave qu’on leur reprochait à l’époque, c’était précisément les viols collectifs. Ensuite, j’ai eu un jour la curiosité de regarder les statistiques judiciaires qui mentionnent le nombre de personnes condamnées chaque année en France pour « viols commis en réunion ». Cette dernière indiquait une stabilité qui contredisait l’idée d’une augmentation particulière ces dernières années. Contrairement au discours médiatique, les viols collectifs n’étaient donc ni nouveaux ni en « explosion » (selon le terme médiatique usuel). Une commande d’article m’a donné une première occasion de développer ces points début 2004. Ensuite, je me suis pris au jeu d’essayer de vraiment maîtriser un sujet, de tout lire, etc. J’ai donc mené d’une part une analyse approfondie de la presse sur le sujet, d’autre part, à l’aide de trois de mes étudiants, une analyse de dossiers judiciaires pour voir dans le détail de quoi il s’agissait. Et je me suis mis à écrire un petit livre…

Y a t-il un réel décalage entre la représentation médiatique des viols collectifs et la réalité ? Si oui comment l’expliquez vous ?

Le décalage est clair. La représentation médiatique consiste à dire que c’est un phénomène nouveau, en pleine expansion et spécifique aux « jeunes de cités », c’est-à-dire aux jeunes « issus de l’immigration ». Or il s’agit en réalité d’un phénomène ancien, apparemment constant, et que des bandes de jeunes de type européen (à la peau blanche pour être clair) pratiquaient de la même manière il y a quarante ans. Autrement dit, si l’on trouve aujourd’hui effectivement beaucoup de jeunes « issus de l’immigration » sur le banc des accusés dans ces procès pour viols collectifs, du moins dans la région parisienne, c’est parce qu’ils habitent des quartiers ghettoïsés et y participent à des bandes, et non en raison de pseudo causes « culturelles » voire « ethniques » comme on l’entend assez souvent de nos jours. Quant à l’explication du décalage, il y a trois choses. D’abord, il faut mesurer l’héritage du contexte des années 1990, marqué par la montée continue des thèmes de l’« insécurité », de la « violence des jeunes », de la « crise de l’intégration » puis de l’« islamisation des banlieues ». Les campagnes électorales des années 2001 et 2002 ont évidemment utilisé au maximum ce contexte. Ensuite, on a assisté à la montée en puissance du thème de l’oppression des femmes, à la fois dans ce cas des viols collectifs, mais qui continuera aussi avec le débat sur le voile en 2003-2004. La reconnaissance médiatico-politique acquise très rapidement par le mouvement « Ni putes ni soumises » illustre l’importance de ce thème dans le débat public, quoi que l’on pense de ce mouvement par ailleurs (et j’ai formulé de grosses critiques dans mon livre). Enfin, au-delà du débat public et des récupérations diverses, il faut reconnaître et essayer d’analyser la peur que ressentent la plupart de nos concitoyens (y compris ceux qui n’ont aucun préjugé raciste ou islamophobe) devant l’évolution à la fois de la société française et du monde depuis les attentats du 11 septembre 2001. Le résultat de tout ceci est la diabolisation de ceux que l’on appelle aujourd’hui les « arabo-musulmans », expression fourre-tout qui n’a aucun intérêt descriptif mais qui parle bien du problème : la peur. Ajoutons qu’en réalité, cette peur est bien plus générale, c’est une caractéristique de nos sociétés actuelles qui ont peur de l’avenir parce qu’elles n’ont pas de projet collectif donnant foi en cet avenir.

On parle beaucoup de démission parentale pour expliquer la dérive de certains jeunes des quartiers relégués, vérité ou fantasme ?

Le thème de la « démission des parents », comme celui des « jeunes qui n’ont plus aucun repère », de « l’école qui ne fait plus son boulot », de la « justice qui est laxiste », de « l’intégration qui ne fonctionne plus », etc., etc., relève en vérité du café du commerce et du moralisme. Et le sociologue doit se méfier comme de la peste du café du commerce et du moralisme. Commençons donc par reformuler (je m’appuie ici sur un ensemble de recherches que j’ai essayé de synthétiser dans un rapport pour la Caisse Nationale des Allocations Familiales en 2001). Que veut dire « démissionner » ? Si cela veut dire « ne rien avoir à faire de ce que deviennent ses enfants », c’est une absurdité. On peut certes rencontrer des parents totalement enfermés dans leurs propres problèmes psychologiques (alcoolisme, toxicomanie, dépression) et des parents qui ont abandonné leurs enfants (suite à un divorce, pour changer de région, de pays, etc.). Mais c’est une minorité. La grande majorité des parents sont préoccupés par le devenir de leurs enfants. Mais cela ne signifie pas qu’ils sachent comment faire. Voilà qui est très différent. Ce que l’on rencontre effectivement, ce sont des parents qui manquent de recours et de secours, qui ne savent pas comment faire pour que leur enfant respecte les normes scolaires, soit assidu et travailleur, n’ait pas de mauvaises fréquentations, etc. Reste l’autre façon d’entendre « démissionner », celle de l’école qui dit cela parce qu’elle ne voit pas, ou pas assez, les parents. Ils ne répondent pas aux courriers, ne viennent pas aux réunions, ne demandent jamais de nouvelles de leurs enfants aux enseignants, etc. Or, à nouveau, l’absence physique ne signifie pas nécessairement désintérêt et rejet. Ce que l’école ne mesure pas, c’est la diversité des raisons qui peuvent expliquer cette absence physique. Cela va de l’impossibilité en raison des horaires de travail et de déplacement (tout le monde n’est pas forcément rentré à la maison à 5 heures du soir, ni encore à la maison à 7 heures du matin !) à des conduites d’évitement de l’école par honte ou peur d’être stigmatisé, parce qu’on ne parle pas bien la langue, parce qu’on va être mis en position difficile, etc. Dès lors, si l’on veut réellement aider les parents, plutôt que de les stigmatiser à l’avance, on peut essayer de se mettre à leur place et se demander comment les aider à être parent, comment les soutenir dans leur mission éducative. De nombreuses expériences de médiation, d’accompagnement et de soutien à la parentalité ont fait leurs preuves. Enfin, il n’y a pas que les parents qui peuvent jouer un rôle éducatif. Lorsque ceux-ci sont très fragilisés ou absents, on peut chercher à mobiliser d’autres membres de la famille : les aînés de la fratrie, des oncles, des tantes, etc.

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Les politiques de lutte contre la délinquance vous semblent-elles efficaces, sinon pourquoi ?

Vaste débat… D’abord de quelle délinquance parle t-on ? Je suppose que c’est de la délinquance juvénile. Et encore, cette dernière est plurielle. Pour faire court, je dirai simplement trois choses. Premièrement le choix de la répression dure qui est fait en ce moment est un choix à courte vue. Enlevez cinq jeunes du bas de telle cité, si vous ne faites que cela, cinq autres prendront leur place d’ici peu. Et puis quand les cinq jeunes sortiront de prison, ils feront quoi ? Que pour différentes raisons on ne puisse pas éviter la prison dans certains cas est une évidence, mais vouloir ériger l’enfermement en règle est une position purement idéologique. Deuxièmement, la prévention n’est ni la simple dissuasion ni la stigmatisation. Or, c’est malheureusement cela que le gouvernement actuel appelle prévention. J’en veux pour preuve le fait que le projet de loi sur la prévention qui se prépare au ministère de l’Intérieur depuis deux ans (et d’abord pourquoi la prévention relèverait-elle du ministère de l’Intérieur ?) commence par un chapitre sur la vidéosurveillance. J’en veux ensuite pour preuve le récent rapport Bénisti (un député UMP du Val-de-Marne) qui dit au fond que la maman qui donne le sein à son fils en lui parlant une autre langue que le Français est, sans le savoir, en train de fabriquer un futur délinquant. C’est proprement atterrant ! La prévention c’est une tout autre philosophie et de toutes autres pratiques (je renvoie ici au texte « Délinquance et travail social : ce que la prévention veut dire » que nous avons publié dans le groupe Claris : www.groupeclaris.com). Troisièmement, on ne fera pas de progrès décisifs et durables tant qu’on n’attaquera pas les causes profondes de la délinquance juvénile que sont notamment les violences intra-familiales, l’échec scolaire et le chômage.

Les jeunes des quartiers défavorisés font souvent état d’un racisme qu’ils subiraient de la part des institutions et de leurs représentants, S’agit-il de paranoïa ou d’une réalité vécue ?

Toute la difficulté vient du fait qu’il y a des deux à la fois. D’un côté, il y a le réel constitué par toutes les discriminations, petites ou grandes (du simple regard suspicieux au rejet ostentatoire de l’accès à tel ou tel service ou tel ou tel droit, en passant par l’insulte, l’évitement, la non-réponse, etc.), vécues par ces jeunes depuis l’enfance, directement ou indirectement (en tant qu’individu ou en tant que membre d’une famille, d’un groupe, d’un quartier, etc.). A cela s’ajoute, pour les jeunes de ces quartiers, le vécu des relations avec des groupes de policiers (essentiellement chez les policiers de base, les « gardiens de la paix ») où le racisme est un langage encore largement banalisé et totalement toléré et où la violence est également largement tolérée (car la loi du silence existe autant chez ces policiers que chez les jeunes).

Ceci étant dit, d’un autre côté il y a aussi le racisme fantasmé c’est-à-dire le fait de croire que toute la société française est raciste, ce qui est faux et dans certains cas hypocrite au sens où c’est une rationalisation de l’échec qui permet de se donner bonne conscience. Du genre : « le prof m’a saqué, ouais ça m’étonne pas : c’est un raciste ». Pour ma part, je suis très préoccupé par les deux choses : le racisme et son fantasme. Et les deux n’existent pas que chez les jeunes « galériens » des quartiers pauvres et chez ces quelques dangereux prêcheurs qui viennent parfois théoriser l’échec des jeunes dans des théories du complot et dans le rejet de la société française. A lire certains discours militants sur le néo-colonialisme français, je retrouve également bien des fantasmes. Pour que l’on me comprenne bien, je dirais que le problème n’est pas à mes yeux que certains segments de la population française n’aient toujours pas digéré les conséquences de la décolonisation et ne puissent pas concevoir qu’on puisse être citoyen Français à part entière tout en étant Arabe ou Noir (ou Juif puisque les mêmes sont généralement aussi antisémites). C’est une minorité, âgée de surcroît, dont il ne faut pas fantasmer l’importance. Quant à Le Pen, il a eu une occasion historique aux élections présidentielles de 2002 et on a vu le résultat : plus de 82 % des Français n’ont pas voulu de lui. Il faut donc arrêter de dire que, de manière générale, la société française est une société raciste. C’est faux. Et là aussi il faut arrêter d’analyser les problèmes sociaux en termes ethniques ou culturels. Le processus de ghettoïsation est un processus économique et social, qui ne tient pas fondamentalement à la couleur de peau des gens. Ceci étant dit, il y a bien en France deux très sérieux problèmes : l’un de non reconnaissance de la diversité, l’autre de non reconnaissance des discriminations. Je trouve très problématique et très révélateur d’un impensé le fait que la société française (et surtout ceux qui la représentent symboliquement : les journalistes, les responsables politiques, les publicitaires, etc.) ne soit pas capable de reconnaître et de valoriser sa réalité multiraciale et en partie multiculturelle, plutôt que d’en avoir peur. De la même manière, j’estime que la France n’a pas de politique de lutte contre les discriminations à la hauteur des problèmes et à la hauteur de sa devise républicaine. Il n’y a ni diagnostic officiel, ni politique pénale en matière de discrimination. Le nombre de condamnations pour discrimination raciale comparé à ce que nous pouvons évaluer de la réalité (discrimination à l’embauche, à l’accès au logement, aux services, aux loisirs, etc.) est plus que dérisoire : il est insignifiant.

En résumé, voilà le problème : comment penser une société pleine de discriminations qui n’est pourtant plus une société raciste ? Et comment agir à partir de là. J’ai indiqué les deux directions que devrait suivre une politique digne ce nom : la reconnaissance symbolique et la lutte effective contre toute forme de discrimination. Hélas, pour le moment, je ne trouve chez les politiques ni l’intelligence pour comprendre le besoin de reconnaissance symbolique, ni le courage et la détermination pour mettre en place une vraie politique de lutte contre les discriminations.

Propos recueillis par Fatiha Kaoues

Laurent Mucchielli est sociologue, chercheur au CNRS, directeur du CESDIP (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales), auteur notamment de Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français (La Découverte, 2002) et de Le scandale des « tournantes ». Dérives médiatiques, contre-enquête sociologique (La Découverte, 2005). Site internet : http://laurent.mucchielli.free.fr

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