Les dernières 24 heures, si elles ont permis de réaffirmer la grande détermination du peuple égyptien dont la mobilisation n’a pas faibli, n’en ont pas moins laissé apparaître des signes évidents d’une intensification des manœuvres politiciennes visant la division et l’infléchissement du mouvement populaire. Si l’ouverture d’un cycle de dialogue entre le vice-président Omar Souleiman et des représentants du mouvement populaire et de l’opposition ne préjuge en rien, pour le moment, du contenu politique sur lequel pourrait déboucher ce dialogue, il n’en demeure pas moins que les mobiles inavoués du régime ne peuvent inspirer que l’inquiétude et la prudence.
Les prétextes constitutionnels et sécuritaires derrière lesquels se cache le régime pour justifier sa tentative d’en finir avec le mouvement populaire ne sauraient cacher les véritables enjeux politiques de l’heure. Pris entre les pressions conjuguées de la rue et des diplomaties occidentales, même si ces dernières partagent avec le régime la même préoccupation politique à savoir limiter les contours d’un changement devenu inévitable à un seuil compatible avec leurs intérêts stratégiques dans la région, le régime égyptien se voit contraint de recourir à des manœuvres pernicieuses pour contenir la révolution populaire.
Manifestement, le président Moubarak a déjà perdu le pouvoir dans les faits, même si Mahmoud Zaher, ex-général des Renseignements militaires, a fait état d’une altercation entre Moubarak et son vice-président qui l’aurait pressé de lui confier tous ses pouvoirs. Moubarak aurait menacé de démissionner avant de dissoudre le parlement pour interdire à son vice-président de lui succéder. Mais le rapport de forces réel semble plus en faveur de Omar Souleiman.
Les arguties juridico-constitutionnelles auxquelles recourt le nouvel homme fort du régime, Omar Souleiman, n’ont qu’un seul but : assurer une transition politique qui soit la moins révolutionnaire possible et qui garantisse par la même occasion l’alliance avec les USA et la pérennité des Accords de Camp David. Tout semble indiquer que c’est l’option qui est soutenue actuellement par la diplomatie américaine et ses alliés occidentaux. Mais l’essentiel est de s’interroger sur la marge de manœuvre dont dispose le mouvement populaire. Il ne s’agit pas uniquement de savoir ce que veut le peuple mais de tenter de répondre à la question plus difficile : Que peut le mouvement populaire dans l’état du rapport des forces actuel ?
Comme l’a rappelé le coordinateur du Mouvement du 6 avril, Ahmed Maher, les échos qui nous parviennent des pourparlers entre les forces nationales et Omar Souleiman « n’inspirent rien de bon ». Certes, selon les dires du dirigeant des Frères musulmans présent au dialogue, Issam Al Aryane, le nouvel homme du régime a reconnu la « légitimité » des revendications populaires. Mais cela ne l’empêche pas d’agiter l’épouvantail du chaos et de proposer aux représentants du mouvement populaire et de l’opposition de participer aux travaux d’une commission constitutionnelle, qu’il projette de mettre en place au mois de mars. Cette commission aurait pour mission de plancher sur une révision constitutionnelle susceptible d’engager le pays dans une transition démocratique et une élection présidentielle libre qui sera organisée à la fin du mandat du président Moubarak en septembre prochain !
Les propositions de Omar Souleiman ne pouvaient qu’avoir l’effet d’une douche froide sur les représentants civils et politiques conviés au dialogue politique. Pour Omar Souleiman, il n’est pas question d’accéder à la demande populaire du départ de Moubarak sous peine de plonger le pays dans une instabilité constitutionnelle dangereuse. Pour le mouvement populaire, le départ de Moubarak ne représente pas uniquement une revendication symbolique.
Le départ de Moubarak, s’il est précédé d’une dissolution de l’Assemblée du peuple et de l’Assemblée consultative, pourrait déclencher un processus de changement constitutionnel et politique autrement plus sûr pour une véritable transition démocratique. En effet, ce que redoute par-dessus tout le mouvement populaire est que les manœuvres vicieuses de Omar Souleiman réussissent à faire tomber la température révolutionnaire avant d’avoir assuré le tournant d’une véritable transition démocratique qui devrait commencer par la suspension des institutions actuelles frappées d’illégitimité.
En acceptant de participer à ce premier cycle de discussions, les représentants du mouvement populaire et de l’opposition ont montré qu’ils n’étaient pas fermés au dialogue pour trouver une sortie honorable à la crise mais qui ne sacrifie pas l’aspiration légitime du peuple au changement démocratique. S’ils ne devaient pas se faire beaucoup d’illusions sur les véritables mobiles politiques de Omar Souleiman, ces représentants sont maintenant confirmés dans leurs craintes et inquiétudes. La décision du mouvement populaire de continuer sa mobilisation quotidienne est une réponse cinglante à ceux qui espéraient compter sur sa division et son essoufflement. Mais jusqu’à quand pourra-t-il tenir dans ces conditions ?
La déclaration de Ahmed B. Chabane, représentant du mouvement Kifaya, qui fait partie des premiers initiateurs du mouvement populaire, a estimé que l’appel du premier ministre à circonscrire le mouvement de protestation populaire à la place Tahrir tout en permettant la reprise normale des activités dans le pays, ne constitue ni plus ni moins qu’une tentative de venir à bout du mouvement populaire par son enfermement dans une logique inoffensive et épuisante à la longue. En effet, si la révolution peut commencer par des manifestations et des rassemblements, il est de la plus haute importance de savoir à partir de quel moment elle ne peut plus se contenter de ces formes d’action sous peine de prêter le flanc aux manœuvres visant à l’épuiser progressivement avant de lui donner le coup de grâce.
Déçu par les propositions de Omar Souleiman dont la volonté de contourner sournoisement la révolution populaire ne semble échapper à personne parmi les protagonistes du mouvement, le coordinateur du Mouvement du 6 avril, Ahmed Maher prévoit une escalade des manifestations populaires dans les prochains jours. Il reste à savoir à quelle sorte d’escalade peut-on s’attendre dans le climat social et politique actuel. S’il veut absolument éviter l’épuisement qui le guette au fur et à mesure que le temps avance, le mouvement populaire peut-il, par exemple, passer à une étape qualitativement supérieure, comme par exemple, se diriger vers le siège de l’Assemblée ou même le palais présidentiel sans provoquer un bras de fer avec l’armée qui risque de déraper dans une violence qu’il a tout fait, jusqu’ici, pour éviter ?
Si des signes allant dans le sens d’une radicalisation du mouvement populaire commencent déjà à apparaître chez des jeunes excédés par l’entêtement du régime dans son refus de satisfaire le désir de changement populaire, rien ne permet malheureusement de dire qu’une possible escalade sera nécessairement porteuse de perspectives meilleures à court terme tant que plusieurs inconnues de l’équation égyptienne, au premier rang desquelles il faudra ranger la position finale du commandement militaire et la disposition du mouvement populaire à assumer, le cas échéant, le prix humain d’un affrontement sanglant aux conséquences incalculables, n’ont pas encore livré leur secret. Les dernières nouvelles faisant état de tentatives de l’armée d’empêcher des manifestants d’arriver à la place Tahrir et de dégager ceux qui y sont, même si, jusqu’ici, elle n’a pas fait usage de sa force, si elles venaient à se confirmer, ne pourraient qu’aller dans le sens d’une telle escalade.
Il est d’ores et déjà acquis que les hommes forts du régime qui s’accrochent à un pouvoir qui a perdu toute légitimité et leurs alliés américains porteront une lourde responsabilité dans les éventuels dérapages qui pourraient survenir et dont on ne peut mesurer avec exactitude les graves répercussions sur la stabilité et la paix dans la région.
Si la détermination populaire continue comme tout l’indique et si elle sait faire preuve d’une escalade mesurée sans tomber dans les provocations du régime, la marge de manœuvre des cercles qui cherchent désespérément à contourner la volonté de changement démocratique sera de plus en plus étroite. Les prétextes constitutionnels derrière lesquels se cache Omar Souleiman voleront en éclats et à la situation révolutionnaire devra correspondre une solution révolutionnaire, même si cette dernière aura tout le loisir de s’entourer de toutes les garanties démocratiques et légales d’une transition constitutionnelle qu’un gouvernement d’union nationale, formé de représentants de l’armée, du mouvement populaire, de l’opposition et de personnalités juridiques respectées, pourrait aisément superviser dans la paix civile et la stabilité.
Bien entendu, le scénario constitutionnel le plus susceptible d’assurer la meilleure transparence démocratique et par conséquent le maximum de garanties au mouvement populaire reste la passation des pouvoirs au président de la cour constitutionnelle après la démission du président Moubarak et la dissolution des deux chambres. Mais le contenu politique de la période transitoire sera autrement plus important que les formes juridico-constitutionnelles qu’imposeront les rapports de forces et les pourparlers en cours.
Un des compromis auxquels pourraient recourir les hommes forts du régime avec l’assentiment de leurs alliés serait d’organiser une mise en scène en vertu de laquelle le président se trouve dans l’empêchement d’exercer ses fonctions (par une absence à l’étranger par exemple). Ce scénario donnerait à Omar Souleiman la possibilité d’assurer l’intérim et de superviser la période transitoire. Dans un pareil scénario, le mouvement populaire aura à redoubler de vigilance et de détermination s’il ne veut pas voir sa révolution démocratique confisquée par un régime plus dur que le régime de Moubarak.
Toutes les expressions du mouvement populaire semblent conscientes des enjeux de la période qui s’ouvre. Le statu quo deviendra de plus en plus intenable surtout pour le mouvement populaire. Dans un contexte marqué par l’entêtement du régime à se retrancher derrière une « légitimité constitutionnelle » qui apparaît chaque jour en contradiction flagrante avec ce qui devrait être sa principale source, la légitimité populaire, il est difficile d’entrevoir pour les prochains jours, une autre perspective qu’une escalade de la protestation populaire lourde de conséquences incalculables.
Tant que le peuple et ses forces vives restent unis et déterminés, ils arriveront à imposer le changement démocratique souhaité même s’ils seront obligés de composer avec des adversaires dont les ressources et la capacité de nuisance restent non négligeables. Les manœuvres de Omar Souleiman pourront tout au plus réussir à atténuer l’impact politique et diplomatique d’une révolution riche de tellement de promesses qu’elle peut concéder sur son chemin quelques misérables concessions aux puissants du jour sans trahir la soif de liberté et de dignité de ses enfants !.
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