Particulièrement attendu, le dernier ouvrage de Vincent Geisser « La nouvelle islamophobie » vient enfin de paraître aux éditions la Découverte. Nous avons interrogé Vincent Geisser, chercheur à l’Institut de recherches et d’ études sur le monde arabe et musulman (CNRS), dont le livre analyse avec une grande rigueur tous les mécanismes d’une islamophobie plurielle qui se manifeste en France au niveau d ’une certaine élite politique, intellectuelle et médiatique. Un livre incontournable !
Il y a selon vous une « islamophobie à la française », qui se greffe sur un contentieux historique, au sein duquel l’islam est à la fois considéré comme une religion en voie de francisation et un problème national.
En effet, ma thèse est que la nouvelle islamophobie n’est pas simplement une réactualisation du racisme anti-arabe, anti-maghrébin et anti-immigré. Elle constitue également une religiophobie, en ce sens que c’est bien l’élément religieux qui est visé par une telle haine. Celle-ci s’inscrit dans une forme de paradoxe « à la française » : les Musulmans sont de plus en plus considérés comme des Français « à part entière » et pourtant l’islam est toujours représenté comme une « religion » qui fait problème national. C’est un peu comme si, l’on admettait que les Musulmans puissent être français mais en leur demandant de « diluer » leur religiosité, parce que celle-ci est toujours perçue comme un obstacle au processus d’assimilation. D’où les nombreuses tensions qui peuvent surgir ici et là qui sont moins le fait des Musulmans que du regard de l’Autre : le Musulman tend être identifié à un « bon Français » à partir du moment où il se dépouille des signes de religiosité. Le recours récurrent à des expressions, telles que « Musulmans laïques » ou « Musulmans modérés », est le symptôme de cette crispation nationale. On signifie par là que tous les autres Musulmans sont des « radicaux », « intégristes », voire, plus grave, des « apprentis terroristes ».
En fait, nous sommes encore dans une configuration assimilationniste qui ne veut pas dire son nom. Le paradoxe est que ce sont souvent des élites laïques qui la défendent avec le plus de vigueur : au nom des valeurs de la liberté et de la tolérance, elles expriment leur rejet de tout ce qui serait contraire à la « civilisation française », supposée être « la mère » de l’universalisme. Derrière le rejet du Musulman pointe aussi le rejet du Juif, mais là il y a un tabou. Le rejet du voile est aussi une autre manière d’exprimer le rejet de la kippa. Mais l’on peut relever une nuance de taille : dans le premier cas, on suscite une polémique médiatique et on créé une « commission de réflexion sur la laïcité » ; dans le second cas, on préfère se taire, parce que l’on a peur d’être taxé d’antisémite.
Tout en rappelant la recrudescence des actes islamophobes ces dernières années, vous consacrez plusieurs pages dans votre ouvrage au nouveau visage de la discrimination que vous appelez « l’islamophobie professionnelle ». Comment cette islamophobie se traduit-elle exactement ?
C’est encore un terrain d’enquête totalement vierge. Les études sociologiques sur cette question de l’islamophobie professionnelle sont extrêmement rares. Mon livre lance un appel en ce sens : recenser de manière plus systématique tous les actes islamophobes dans les milieux professionnels, mais aussi dans l’attribution des logements et les espaces semi-publics (entreprises, cafés, restaurants…). Sur ce plan, la France est très en retard sur les Etats-Unis qui, par tradition libérale, accordent beaucoup d’importance et de moyens à la lutte contre l’islamophobie. J’entends par islamophobie professionnelle, la discrimination qui ne vise plus exclusivement les référents ethniques, culturels ou raciaux mais aussi les registres religieux. C’est une discrimination qui s’attaque aux signes visibles de la « religiosité musulmane ».
Toutefois, je différencierais deux registres :
L’islamophobie professionnelle implicite : elle s’en prend aux porteurs de signes de visibilité religieuse en se réfugiant derrière l’argument de la laïcité. En somme, c’est une islamophobie qui se cache derrière les valeurs dites « universalistes » et qui touche en priorité les jeunes filles et les femmes portant le hijeb. En somme, ces dernières ne sont pas considérées comme « dignes » d’exercer une activité professionnelle dans les espaces publics ou semi-publics, parce qu’elles seraient supposées être porteuses d’une idéologie néfaste et surtout contre-productive : les femmes voilées risqueraient de faire fuir les clients ou les usagers. C’est un argument que l’on entend souvent dans la bouche d’entrepreneurs privés ou de hiérarques de la fonction publique.
L’islamophobie professionnelle explicite : dans certains secteurs économiques, les musulmans croyants et pratiquants tendent à être considérés comme « dangereux ». Ce sont des salariés « à risque ». Je pense personnellement que ce type d’islamophobie est amenée à se développer dans les prochaines années. Là aussi, il y a un paradoxe : alors que les populations françaises de culture musulmane s’insèrent désormais dans tous les secteurs professionnels (mobilité intergénérationelle), les Musulmans croyants et pratiquants rencontrent de plus en plus de difficultés. C’est un peu comme si on leur disait : dépouillez-vous de vos signes de religiosité et on vous engagera.
Mais, comme je l’ai signalé dans mon livre, l’islamophobie professionnelle est encore peu explorée. Je le regrette en tant que sociologue. Je constate également que les associations musulmanes de France se sont peu investies sur cette question, contrairement à leurs homologues américains qui font un véritable travail sur le plan des enquêtes statistiques et des poursuites judiciaires. Bien sûr, il ne faut pas tomber dans le communautarisme en criant « au loup », chaque fois qu’un Musulman rencontre des difficultés dans son activité professionnelle. Il ne faut pas verser dans le « martyrisme », en voyant de l’islamophobie partout. Toutefois, les associations musulmanes françaises ont encore beaucoup de travail à faire en ce domaine et cela pourrait devenir un terrain d’action privilégié dans les années à venir, en étroite coopération avec les pouvoirs publics, les centres de recherches et les cabinets d’avocats. En quelque sorte – sans vouloir faire de jeux de mots – il est nécessaire de professionnaliser la lutte contre l’islamophobie professionnelle en se dotant de réels moyens d’investigation qui nous éviteraient de tomber dans le phénomène de la rumeur.
Vous évoquez une autre forme d’islamophobie, celle des médias qui certes n’ont pas créer l’islamophobie mais contribuent à la banaliser en véhiculant notamment une vision sécuritaire des enjeux de l’islam de France.
Dans leur grande majorité, les médias et les journalistes ne sont pas islamophobes. Sur ce plan, il est nécessaire de rester nuancé. Toutefois, l’effet d’ensemble contribue à créer une « atmosphère islamophobe ». La raison principale est que le discours médiatique sur l’islam en général traite presque toujours d’un phénomène particulier : l’islamisme et le terrorisme. C’est un peu que comme si pour parler du judaïsme, on montrait exclusivement les extrémistes religieux d’Israël. Une telle posture est réductrice, voire malhonnête. De plus, j’ai analysé, dans mon ouvrage, ce que j’appelle la « mise en scène de l’islam de France ». D’une manière générale, les articles des journalistes sont plutôt objectifs et modérés mais c’est l’ensemble qui produit un « effet de peur ». Car, en effet, les articles sont souvent accompagnés de photographies qui représentent les musulmans sous les mêmes postures : un groupe en prière, des jeunes filles voilées, des islamistes radicaux, etc. Comme l’écrivait, il y a quinze ans déjà, Franck Frégosi (CNRS-Strasbourg), l’islam n’est perçu médiatiquement qu’à travers le prisme de l’islamisme radical. En somme, les médias participent à renforcer les préjugés négatifs sur l’islam et les Musulmans. Ils se livrent à ce que j’appelle du « prêt-à-clicher islamique », c’est-à-dire à une mise en scène sur des registres catastrophistes. Il faut dire que la « peur de l’islam » se vend bien médiatiquement : elle permet aux hebdomadaires généralistes d’augmenter considérablement leurs ventes dans un contexte de crise économique de la presse française (baisse du nombre de lecteurs-acheteurs).
Sur ce plan, il convient, non plus, de ne pas tomber dans le misérabilisme et le martyrisme. Les Musulmans de France peuvent inverser cette image négative en développant une véritable stratégie de communication et en jouant pleinement la carte de la « transparence », même si celle-ci peut réserver parfois des surprises. A ce titre, une initiative telle que la votre, Oumma.com, me semble très prometteuse pour l’avenir médiatique des Musulmans : c’est devenu un site de référence, très consulté par les chercheurs, les journalistes et les citoyens ordinaires qui désirent s’informer sur l’islam et la vie de la communauté musulmane de France.
A l’exception de quelques initiatives, comme la vôtre, les associations musulmanes souffrent d’un déficit de stratégie de communication. Bien sûr, cela ne résoudra pas tout mais la « bataille » de l’image et du discours me paraît un véritable défi pour lutter contre l’islamophobie.
Vous affirmez que l’islamophobie intellectuelle en France n’a rien « d’intellectuelle » et qu’elle épouse les mêmes formes triviales que l’islamophobie populaire. Comment expliquez-vous justement l’islamophobie de ces intellectuels que vous surnommez les nouveaux gardiens du temple médiatique ?
En effet, mon ouvrage montre que certains intellectuels français ont une grande part de responsabilité dans la diffusion et la banalisation de la nouvelle islamophobie. Cependant, leur islamophobie n’a rien d’intellectuelle en soi. C’est davantage une « intellectualisation » des préjugés populaires sur l’islam. Mais la grande différence avec les citoyens ordinaires réside dans le fait qu’ils disposent de tribunes médiatiques qui leur confèrent une stature. De nombreux intellectuels français ont renoncé à leur fonction critique. Ils s’engouffrent dans les clichés communs sur l’islam et les Musulmans. Aujourd’hui, tout intellectuel qui se respecte doit avoir un discours pré-construit sur l’islam. Pour preuve, le nombre d’ouvrages et d’essais qui traitent de l’islam et des « dangers de l’islamisme », écrits par des auteurs n’ayant pourtant aucune connaissance en ce domaine. L’islam est un objet investi socialement par les catégories intellectuelles et qui leur permet d’exister sur la scène publique. En revanche, la parole des islamologues tend à être marginalisée. Les intellectuels médiatiques n’ont, eux, aucun problème à se faire entendre car ils réduisent la complexité de la situation des musulmans en France à un danger unique : « l’islamo-terrorisme ». C’est bien dans un discours de simplification extrême que certains intellectuels français trouvent aujourd’hui leur légitimité auprès des médias et des institutions publiques. A l’opposé, les discours qui visent à réintroduire une certaine complexité dans la compréhension des phénomènes sociaux sont rejetés. Pour être sûr de passer à la télévision aujourd’hui, il faut jouer sur le fantasme de la « menace islamique », au risque d’être taxé d’angélisme, si vous ne respectez pas cet impératif.
Il existe en France un discours qui tend à établir un lien de causalité entre l’émergence d’un antisémitisme et « l’islamisation des banlieues françaises ». Selon vous, l’antisémitisme devient en fait un prétexte pour parler d’un autre objet : l’islam et ses formes « dévoyées » (l’islamisme et le fondamentalisme).
Dans mon ouvrage, je ne nie pas le phénomène de l’antisémitisme, au contraire. Mais je critique fortement les auteurs comme Alain Finkielkraut. Pierre-André Taguieff ou Shmuel Trigano qui expliquent que l’antisémitisme actuel est produit presque exclusivement par ce qu’ils appellent les « jeunes arabo-musulmans ». Pour ces auteurs, l’antisémitisme serait l’émanation de la xénophobie des banlieues à l’égard des Juifs. Ce qui est grave, c’est que leurs propos accusatoires ne se fondent sur aucune analyse sociologique rigoureuse. Ils fonctionnent principalement sur le registre de la dénonciation et de la généralisation. Pire, la thèse de la « nouvelle judéophobie » tend à nier la spécificité historique du génocide de la Seconde guerre mondiale. En comparant les « jeunes beurs » à des SA ou des SS du parti nazi, on touche à la mémoire et on l’instrumentalise. On en vient à nier la présence encore néfaste d’un antisémitisme d’extrême droite et du négationisme. Pour ces auteurs, la seule obsession est l’islamisme de banlieues. En fait, leurs ouvrages constituent moins des analyses fines sur le renouveau de l’antisémitisme en France (phénomène inquiétant) qu’une mise en scène du péril islamiste.
Ma critique ne me conduit pas à nier l’existence d’un réel antisémitisme dans certains milieux islamistes radicaux. Il existe bien une forme d’« antisémitisme musulman » et il est de notre devoir de sociologue de l’étudier. Je partage d’ailleurs cette opinion avec certains intellectuels musulmans comme Tariq Ramadan qui en appellent à lutter, de manière énergique, contre toutes les formes de xénophobie et d’antisémitisme dans les communautés musulmanes. Mais pour lutter, il faut aussi étudier le phénomène et éviter de tomber dans la dénonciation grossière de type « l’antisémitisme, c’est la faute aux Musulmans ! ». C’est un discours culpabilisant qui est contre-productif.
Vous notez que certains leaders médiatiques musulmans cautionnent les dérives islamophobes d’acteurs non musulmans. Vous qualifiez ces leaders de « facilitateurs d’islamophobie » Pouvez-vous nous définir les différents types d’acteurs de ces facilitateurs ?
C’est peut-être la partie la plus inattendue de mon ouvrage. Je démontre, en effet, que certains leaders qui se prétendent « musulmans » contribuent, aujourd’hui, au développement de l’islamophobie. Pour eux, c’est une rente de situation. Ils jouent à plein sur leur image d’élites musulmanes « modérées » pour faire une carrière dans l’espace public français. Je distingue trois catégories principales.
D’abord, les « Politiques », comme Rachid Kaci de l’UMP ou Malek Boutih du PS, qui instrumentalisent le fantasme d’un « péril islamiste » dans les banlieues pour « se faire une place » dans leur parti. Dire du mal des Musulmans est devenu à la mode chez certains leaders politiques d’origine maghrébine.
Ensuite, les « Religieux », comme Soheïb Bencheickh et Dalil Boubakeur, qui tentent de monopoliser la parole de la communauté musulmane auprès des pouvoirs publics et des médias. Pour se faire, ils accusent les autres associations et organisations musulmanes d’être des islamistes en acte et en puissance. Je pense que ces leaders musulmans autoproclamés ont une très grande responsabilité dans la banalisation de la nouvelle islamophobie. Leur discours sécuritaire sur l’islam contribue à renfoncer l’idée que les Musulmans de France doivent être « matés » et étroitement surveillés.
Enfin, la dernière catégorie, les « Intellectuels algériens éradicateurs » qui ont importé en France leur combat idéologique contre l’islamisme. Le problème de ces intellectuels algériens, c’est qu’ils ont tendance à confondre la situation française avec le contexte de guerre civile en Algérie. Ils transposent leur vécu dramatique en France et tombent souvent dans la caricature, de type « l’UOIF, c’est comme le GIA ». Ce qui me paraît grave, c’est que ces intellectuels algériens ont acquis une véritable audience. Ils jouent à fond sur la culpabilité occidentale pour développer leurs propos haineux à l’égard des Musulmans croyants et pratiquants, comme s’ils étaient les seuls à détenir les clefs d’un « islam modéré ».
Est-il encore possible en France de dépasser tous ces préjugés sur l’islam et les musulmans ?
L’on m’a souvent posé la question et j’éprouve toujours la même difficulté à y répondre. Certains disent que l’islamophobie procède de l’ignorance sur l’islam et les Musulmans. Pourtant, la France est l’un des pays européens où les ouvrages, articles et institutions traitant de l’islam sont les plus nombreux. Personnellement, je ne crois pas que l’islamophobie relève d’un problème de connaissance « objective ». Regardez, l’on constate aussi que certains grands spécialistes, islamologues et/ou arabisants, sont parfois islamophobes. Le progrès de la connaissance sur le fait musulman en général peut contribuer sans aucun doute à faire reculer les clichés et les préjugés xénophobes. Mais, selon moi, c’est la connaissance « pratique » qui compte le plus. Or, celle-ci ne s’apprend pas dans les livres mais dans la rue. C’est tout le paradoxe de la France d’aujourd’hui avec lequel nous devons vivre : mère de l’universalisme, nation d’accueil de nombreux musulmans immigrés et exilés, elle est aussi une terre d’islamophobie. C’est donc sur le long terme que l’on peut espérer voir reculer l’islamophobie « à la française ». Mais cela nécessite une tache de longue haleine, tant du point de vue du travail d’investigation, que des mobilisations citoyennes contre l’intolérance.
Propos recueillis par Saïd Branine
Vincent Geisser, La Nouvelle Islamophobie, Editions la Découverte , 2003 (cliquez ici pour vous procurer ce livre)
Vincent Geisser, La Nouvelle Islamophobie, Editions la Découverte , 2003 (cliquez ici pour vous procurer ce livre)
Vincent Geisser est chercheur à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (CNRS) et enseigne à l’Institut d’études politiques D’Aix-en-Provence. Il est également l’auteur de :
- Ethnicité républicaine (Presse de Sciences-Po, 1997),
- Diplômes maghrébins d’ici et d’ailleurs (CNRS Editions, 2000)
- Le Syndrome autoritaire. Sociologie de la Tunisie de Bourguiba à Ben Ali (en collaboration , Presse de Sciences po, 2003)
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