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L’évolution de la notion de vérité scientifique : de la vérité spirituelle à la vérité athéiste (4/4)

Quatrième partie et dernière partie

Dans cette dernière partie, nous allons poursuivre notre exploration des conséquences de la rupture entre l’entendement humain et le monde provoquée par la critique kantienne en abordant la crise du rationalisme.  Puis on va terminer notre enquête en suggérant que les progrès de la technique moderne n’ont pas d’essence scientifique afin de faire la différence entre l’esprit métaphysique et spiritualiste de la science et la quête techniciste qui obscurcit le paysage du savoir humain et donne l’illusion d’un progrès alors qu’en réalité celui-ci est en rupture avec la transcendance et la spiritualité. En guise de conclusion, nous proposons un retour de la science à la spiritualité comme gage d’une réconciliation entre la science et la religion.

  1. Les erreurs du rationalisme

C’est peut être le rationalisme qui a fait rêver le plus les philosophes et les scientifiques fidèles dans leur pensée à Kant. C’est au nom du rationalisme que l’existence de Dieu ait été considéré comme une dépourvue de sens et métaphysique. Mais voilà que le rationalisme de Kant a échoué puisque les catégories de l’entendement ou de la raison ont été remises en cause. Nous évoqueront d’abord la géométrie pour passer ensuite à la logique.

  • Les atermoiements à propos de la notion d’espace : l’insuffisance de la géométrie euclidienne

Le développement de la géométrie non euclidienne par Lobatchevsky et d’autres savants ont semé le doute sur la valeur de la géométrie euclidienne dans la description de l’espace physique réel. L’apparition de la théorie de la Relativité générale qui s’appuie sur une géométrie elliptique de version riemannienne a remis en cause la valeur de la géométrie euclidienne dans la description a priori de l’espace physique.
Einstein a rapproché la structure du champ gravitationnel de la structure de l’espace lui-même (espace-temps de Minkowski) en le décrivant comme courbé et cette courbure de l’espace varie, selon lui, en fonction de la concentration de la matière dans des points précis de cet espace. De cette manière, la géométrie euclidienne n’est plus valide comme vérité connaissable a priori concernant le monde physique, ce qui bouleverse le rationalisme.
Toutefois, certains philosophes des sciences animés peut-être par le souci de sauver le rationalisme et s’appuyant sur la rigueur des tests empiriques de la Relativité générale, remettent en cause l’identification du champ gravitationnel à la structure de l’espace physique en suggérant que l’observation de la déviation des rayons lumineux en présence d’un puissant champ gravitationnel peut s’expliquer par l’existence de forces dites « universelles[1] » et non par la courbure de l’espace physique. Une telle explication s’accommode d’un espace euclidien plat.
Afin de résoudre ce problème provoqué par le bouleversement de la géométrie de l’espace physique à la lumière de la géométrie non euclidienne et de la Relativité générale, des philosophes ont considéré que le problème réside en fait dans la difficulté de trouver une base rationnelle permettant de choisir entre des théories qui ne peuvent être empiriquement distinguées[2].
Poincaré considère que cette base rationnelle n’est autre que des conventions qui relèvent de considérations comme la simplicité. Reichenbach à travers un positivisme empirique affirme que la théorie de la relativité générale basée sur une description non euclidienne de l’espace physique et la théorie des forces « universelles » s’accommodant d’un espace euclidien, ne sont pas deux théories distinctes mais plutôt deux manières de formuler une même théorie.
D’autres philosophes sont réduits à reconnaître la non-existence de base rationnelle, ce qui conduit au scepticisme et à l’ignorance concernant la véritable
géométrie de l’espace physique.

  • Il n’y a pas de logique formelle pure

Quand Husserl s’attaqua au psychologisme en défendant une conception d’une logique pure, il se trouva piégé dans cette erreur en stipulant que                   « mesurer la pensée à ses lois logiques, ce n’est pas avoir à la traiter comme si ces lois logiques étaient des lois naturelles, destinées à en expliquer la formation et le développement[3] ».
Selon lui, « on confond trop aisément les lois logiques avec les opérations des jugements dans lesquelles elles se manifestent, alors qu’elles servent plutôt à constituer le contenu de ces jugements[4]».
Il nous dit que « la légalité logique garde son caractère irréductible, qu’elle ne se résout pas, comme la causalité naturelle, dans une suite de termes qui s’appellent et se succèdent[5]». Il ajoute «…l’élément de vérité qui entre dans les sciences d’expérience n’est en lui-même qu’une possibilité idéale, seulement cum fundamento in re[6]».
Il affirme par conséquent qu’il serait absurde de considérer la vérité comme un fait, comme quelque chose de déterminé dans le temps. Il insiste en énonçant que « la vérité même est en dehors du temps ; si on la liait aux faits de telle sorte qu’elle apparût ou disparût avec eux, nous aboutirions à cette idée de la loi qui naît et meurt en quelque sorte d’après une loi : absurdité manifeste[7]».
L’on constate aisément que la clef de voûte de cette subtile attaque de Husserl contre le psychologisme est le concept de « loi logique ».
Or, ce concept se heurte à un certain nombre de difficultés, parmi lesquelles il y celle qui est liée au fait que la loi fait allusion à l’induction, car elle ressemble fort loin à un lien théorique entre hypothèses et faits, entre des axiomes et des expériences et entre des lois théoriques elles-mêmes.
La logique est trop précise, trop encadrée, trop hermétique pour pouvoir se concilier avec l’induction. Par ailleurs, la loi est un concept trop large, trop hypothétique pour se prêter à la logique.
Husserl se contredit lui-même lorsqu’il affirme, d’une part qu’«il existe une discordance frappante entre l’indétermination ou l’inexactitude des lois psychologiques et l’exactitude ou la rigueur des principes logiques, des lois qui gouvernent le syllogisme et les diverses espèces de raisonnement[8] » et énonce, d’autre part, qu’il y a véritablement des lois logiques catégoriques et précises, car le concept de loi est précisément aussi vulnérable à l’inexactitude de ses hypothèses et de ses connexions avec l’expérience.
Par ailleurs, il n’est pas certain qu’il puisse exister véritablement des lois au-delà de la physique et autre que les lois naturelles et ce, pour une seule raison : les lois prescrivent une sorte de légalité et cette légalité concerne principalement le déroulement des phénomènes de la Nature. Il ne peut y avoir de légalité en dehors de la Nature, car autrement elle serait en butte avec elle-même. Il n’existe pas de légalité en dehors des lois à la Nature. Il ne s’agit que précisément de cette Nature puisque c’est elle qui forme l’objet traité par la théorie physique, c’est-à-dire la loi.
Affirmer, comme le fait Husserl, qu’il puisse exister une « légalité logique » indépendante des lois naturelles revient à dire qu’il existe des légalités pour elles-mêmes, ce qui est une tautologie. On peut donc retourner l’argument
avancé par Husserl sur l’incertitude apodictique de toute loi naturelle et sur le fait qu’elle n’autorise pour les prévisions de l’avenir, par voie d’induction et d’expérience, que des conjectures raisonnables, contre son raisonnement en ce qui concerne les lois logiques.
Celles-ci ne peuvent vraisemblablement fournir de meilleures possibilités pour échapper à cette fatalité et à cette incertitude qui entache toute loi (les lois logiques sont avant tout des lois). Il y a en quelque sorte une « circularité » dans le raisonnement husserlien. La critique de Husserl n’est donc pas plus avancée que le psychologisme : elle conduit elle aussi au scepticisme.
Ce que Husserl appelle des « lois logiques » ne sont en réalité que des « principes », des « doctrines », des « dogmes » de portée normative, car c’est bien de cela qu’il s’agit : la logique codifie des normes indispensables à tout raisonnement scientifique, et ces normes peuvent prétendre être indépendantes de toute loi naturelle dans la mesure où elles n’agissent qu’en amont et seulement en amont de tout raisonnement scientifique.
Par ailleurs, lorsque Husserl énonce que la vérité, celle justement qui est au cœur de la logique, est indépendante du temps, il ne fait que défendre le néo-platonisme. C’est cette philosophie qui prône le concept objectif, abstrait, indépendant du temps, universel de vérité, de cette vérité holiste qui est loin d’être celle qui est au centre de la logique aristotélicienne.
Le vrai dont parle le principe du tiers exclu n’est pas cette vérité éternelle, immuable, universelle et objective dont parle le Platonicien, mais le vrai temporel, limitatif, circonstanciel et conditionnel. Il convient de rappeler qu’en défendant un tel angle de vue, Husserl nous conduit vers une tautologie.
Cette vérité dont parle Husserl est inapplicable pour la logique, celle justement créée par Aristote, dans la mesure où elle ne fait que préconiser, dans son sillage, l’existence réelle de formes géométriques dans la Nature dont personne ne soupçonna l’existence avant Platon.
La chose est bien claire dans le Timée dont la portée est à la fois mythologique et géométrique. Ces idées-formes, ces belles et simples figures géométriques qui peuplent l’univers platonicien et pythagoricien sont peut-être belles et simples, mais il n’en demeure pas moins qu’elles sont mathématiques et non logiques. La vérité platonicienne nous plonge dans un monde mythique où les limites du possible ne sont pas connues.
Tout simplement parce que ce monde est invisible, il est invisible pour tout homme, bien que Platon n’en soit pas troublé pour affirmer pleinement son existence au-delà de l’homme.
Toutefois, ce monde évolue bien au-delà du possible (notamment de la
possibilité de toute logique) et la frontière entre vérité et fausseté s’en trouve levée. En termes platoniciens, la vérité est totalité puisque personne ne peut ostensiblement juger la vérité ou la fausseté en dehors du cadre intellectuel platonicien.
Si l’Aristotélicien prône une logique, le Platonicien énonce une théorie et nous avons déjà vu la distance réelle et infranchissable qui sépare toute théorie (au regard du concept de loi) de la logique. La théorie platonicienne (bien qu’elle soit véritablement une science) nous conduit à une incapacité génétique de préconiser que les choses peuvent être fausses.
Cette théorie nous plonge dans le tout-vrai de manière irrémédiable. Elle n’est donc pas féconde pour le raisonnement logique.
Mais il y a une question importante : la critique de Husserl porte sur le fait que la logique (celle précisément que Husserl voudrait être pure) contrairement à la psychologie, énonce des affirmations, catégoriques, absolument certaines. Il nous dit que « nous ne bornons pas à présumer que de deux contradictoires, l’une est vraie, l’autre est fausse. Nous en sommes sûrs, sans restriction et sans condition[9]».
Si nous nous réclamons d’une logique aristotélicienne se nourrissant de cette humanité, de ces jugements humains et si nous énonçons que le « vrai » de l’Aristotélicien est un circonstanciel, une contingence, risquerions-nous de tomber finalement dans les avatars et les incertitudes du psychologisme ?
Précisément pas dans la mesure où chez l’Aristotélicien et conséquemment en toute logique, rien n’est plus certain que la « nécessité » qui est au cœur de la philosophie aristotélicienne.
La force de ce raisonnement réside dans le fait que quel que soit l’élaboration logique, l’objectivité de tout raisonnement logique, sa certitude et son caractère catégorique, il n’en demeure pas moins que tout se passe dans notre tête d’homme. Il n’y a que l’homme qui est acteur et spectateur. Nous ne connaissons aucun monde, ni aucune espèce d’êtres vivants pour voir comment tout cela devrait se passer loin de toute pensée humaine. C’est une faculté proprement humaine. Il n’y a rien d’extérieur. La nécessité est beaucoup plus catégorique qu’une vérité. Cette nécessité est visible, perceptible, tangible et puissante.
Bien que Husserl ait pu s’attaquer avec brio au psychologisme de J. S. Mill (c’est-à-dire la réfutation des sources psychologiques de la logique), nous pensons néanmoins que la logique tire sa substance de la perception, non celle dont nous constatons la stérilité (la perception sensorielle et physiologique), mais celle qui est en réalité beaucoup plus subtile, riche et
complexe.
Le grand défi d’une « critique de la faculté de sentir » est de démontrer que la perception se situe au-delà de toute interférence supposée ou réelle des idées, et elle est sui generis porteuse d’une réalité différentielle, indépendante, autonome. Il existe une réalité des objets mentaux qui n’ont été découverts qu’avec une compréhension semi-complète des liens entre l’imagerie mentale et les processus neuronaux de la vision. Or, la perception est un don de Dieu. Nous lui devons l’origine de notre connaissance.

  1. Si la raison est en rupture avec le monde, qu’est ce qui explique alors les progrès technologiques de la science ?

Une dernière question hante notre esprit : Depuis la philosophie critique de Kant, la pensée humaine s’est égarée dans des sentiers escarpés et dans un état branlant d’incertitudes, en s’obstinant à « éliminer dans l’explication des choses, tout élément transcendant »[10] et en donnant libre court au matérialisme qui a pris le haut du pavé dans la philosophie et dans les sciences jusqu’au début du XXe

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siècle, ce qui a donné naissance à des développements historiques franchement apocalyptiques pour l’humanité à commencer par le rejet du christianisme, l’instauration d’une morale naturaliste avec Strauss et d’un matérialisme économique avec Marx. Des philosophes se sont alors amusés à traiter la religion soit avec un nihilisme radical (Nietzsche), soit avec une explication matérialiste qui est loin d’être spirituelle et qui énonce la chose suivante : « Il n’y a point d’inconnaissable ; Dieu n’est que la matière animée dont le physicien étudie les lois et dont le naturaliste montre l’évolution nécessaire vers des formes de plus en plus complexe[11] ». Comment alors expliquer les progrès technologiques de la science ?
Si on suppose que des progrès spectaculaires ont été réalisés à commencer par les révolutions de la biologie, de la physique nucléaire jusqu’au complexe militaro-industriel, il s’avère nécessaire de ne pas les considérer comme des progrès philosophiques, métaphysiques et théoriques et à qui leur manque une éthique, c’est-à-dire une morale. Se sont plutôt des progrès matérialistes et techniques qui puisent dans les sciences mais pas uniquement. Il y a un fossé entre la science et la technique qui a été révélé par des penseurs comme Heisenberg, l’un des fondateurs de la mécanique quantique.
Bien que ce dernier dresse un portrait de la technique en qualifiant comme étant « la condition et la conséquence des sciences de la nature[12]» et en rappelant son rôle dans les rapports de la nature avec l’homme. Un rapport qui «… se traduit par le fait qu’elle transforme sur une large échelle le monde environnant de l’homme, lui montrant sans cesse et inévitablement l’aspect scientifique de l’univers[13]», il trace néanmoins une ligne de démarcation nette entre science et technique.
Dans une fameuse discussion qu’il a eu avec le physicien américain Barton en 1929, Heisenberg nous explique cette situation :
« Il serait entièrement erroné de mettre sur le même pied les modifications fondamentales réalisées lors du passage de la mécanique newtonienne à la mécanique relativiste ou à la mécanique quantique, et d’autre part les améliorations réalisées par l’ingénieur. Car l’ingénieur, lorsqu’il améliore quelque chose, n’a pas besoin de changer quoi que ce soit à ses concepts antérieurs. Tous les mots gardent une signification antérieure ; simplement des corrections sont introduites dans les formules utilisées, afin de tenir compte d’influences qu’on avait négligées jusque-là.
Mais des changements de cette sorte-là n’auraient aucun sens en ce qui concerne la mécanique newtonienne. Il n’existe pas d’expériences suggérant de tels changements.
C’est en cela que consiste précisément le caractère absolu, toujours valable, de la physique newtonienne ; dans le fait que, à l’intérieur de son domaine d’application, elle ne peut pas être améliorée par de petites modifications, et qu’elle y a trouvé depuis longtemps sa forme définitive. Mais il existe des domaines de la connaissance où le système des concepts de la mécanique n’est plus suffisant pour nous. Pour ces domaines-là, nous avons besoin de structures conceptuelles tout à fait nouvelles, et ces structures nous sont fournies par exemple par la théorie de la relativité et la mécanique quantique. La physique newtonienne possède….un caractère compact et fermé que le bagage de l’ingénieur, sur le plan de la physique, ne pourra jamais posséder au même degré. Ce caractère fermé fait qu’il ne peut pas y avoir de petites améliorations[14]».
Rien ne nous autorise à penser qu’il puisse exister des domaines de la technique qui n’obéiraient pas au processus décrit par Heisenberg, à savoir que tout, dans la technique, se résume à cette quête d’amélioration, de perfectionnement, de correction, de tâtonnement. Pour la technique, tout est améliorable et rien a priori ne saurait être de l’ordre de l’impossible. Ce processus en sens unique contraste fortement avec la structure de toute théorie scientifique qui donne l’image d’un système plutôt fermé (terme utilisé par Heisenberg lui-même), finitiste, circulaire et hermétique et où les bornes du possible sont clairement circonscrites. Par ailleurs, rappelons-nous la missive d’Einstein « seule la théorie décide de ce qui peut être observé ».
Nous pouvons paraphraser ce paradigme et dire que « seule la théorie décide de ce qui peut être possible ». Ce qui, en somme, nous amène à considérer la technique, comme fondamentalement moins scientifique que la théorie. À cet égard, ce n’est plus une hypothétique falsifiabilité qui pourrait nous fixer le critère de séparation entre la science et la technique mais plutôt une sorte de  « méthodologie » et une finalité.
Nous considérons que la conquête technique n’a pas d’essence scientifique, car elle est basée sur une action portée vers l’invention mais sur la base d’un tâtonnement. En revanche, la science ou plus exactement la théorie scientifique est d’essence transcendantale, presque métaphysique. Par ailleurs, la technique part d’un principe que tout peut être amélioré, perfectionné, affiné, alors que la science dans son écriture la plus conventionnelle, induit que son développement demeure très sélectif, ou plutôt non cumulatif.
La science et la technique ne partagent pas la même méthodologie. Nous pensons que la science a été à l’origine une forme esthétique d’interrogation, de contemplation métaphysique de la nature.
Mais qui n’est plus sous cette forme depuis que l’intellectualisation du débat grec comme celui entre Platon et Aristote n’est plus de mise.
Cependant et comme nous l’avons discuté au début de cette étude, ce trait esthétique d’interrogation métaphysique et eschatologique caractérise les théories de Newton et de Kepler sous une forme que nous appelons « vérités éternelles et immuables».
La science cherche la « vérité » tandis que la technique cherche tout simplement le « bonheur de l’homme ».
Nous pouvons comprendre cela en évoquant cette fameuse réflexion de Nietzsche : « La philosophie se sépara de la science lorsqu’elle se posa la question: quelle est la connaissance du monde et de la vie qui permet à l’homme l’existence la plus heureuse? Évènement qui se produisit dans les écoles socratiques : à prendre le point de vue du bonheur, on lia les veines à la recherche scientifique – et on continue de nos jours[15] ».
Si nous nous posons une question toute simple en suivant la réflexion de Nietzsche –pourquoi cette quête du bonheur lierait-elle les veines de toute recherche scientifique ? – la réponse réside dans un seul mot : la technique.
Cette dernière a toujours eu pour quête la recherche du bonheur de l’homme en étant orientée vers l’« invention » d’artefacts pour son bien-être. Une fois débarrassée de cette « souche techniciste », la science deviendra contemplation pure de la nature, interrogation métaphysique et donc une recherche désespérée de la « vérité ». Cette vérité est toujours éternelle et immuable, vaste est infinie.
Il faut se rappeler ici la belle et très lyrique citation de Newton : « Je ne sais pas ce que je puis représenter aux yeux du monde; mais quant à moi, je me fais l’impression de n’avoir été qu’un enfant jouant sur la plage et s’y amusant à trouver de temps en temps un galet particulièrement lisse ou un coquillage plus joli que les autres, tandis que s’étendait devant moi, inconnu, le grand océan de la vérité[16]».
Le génie poétique de Newton s’exprime ainsi dans ce rapprochement entre la vérité et l’image d’un océan, car la vérité est toujours vaste, transcendant l’esprit de chacun, encore plus l’esprit d’un scientifique, d’une communauté de scientifiques ou de toute l’humanité.
Mais la différence entre la science et la technique ne veut pas dire que l’esprit de précision n’existe que dans les techniques. Bien au contraire, cet esprit de précision remonte aux observations astronomiques de Tycho Brahe et bien avant lui chez les astronomes musulmans durant le Moyen Age.
Peu importe l’antériorité de l’esprit de précision chez les Musulmans, ce que nous cherchons seulement à montrer est que la science possède depuis les origines un esprit de précision. En évoquant Tycho Brahe, Koyré nous rappelle qu’: « Il apporte à l’astronomie et à la science en général quelque chose d’absolument nouveau, à savoir un esprit de précision : précision dans l’observation des faits, précision dans la mesure, précision dans la fabrication des instruments de mesure servant à l’observation. Ce n’est pas encore l’esprit expérimental, c’est tout de même l’introduction dans la connaissance de l’univers d’un esprit de précision[17]».
Toutefois, la précision dans l’observation des faits et la précision dans la mesure ont été maîtrisées dès l’époque des Mésopotamiens et des Babyloniens : précision dans l’observation des positions et des mouvements des astres et dans la prédiction des éclipses. Bien que Koyré ait pu qualifier le savoir astronomique de ces peuples comme étant une simple manifestation de l’astrobiologie et qu’à ce titre, il leur refuse le statut de scientificité, il n’en demeure pas moins que l’esprit de précision est bien reflété dans leurs observations astronomiques. Cet esprit est, par ailleurs, totalement indépendant de leur mode d’interprétation des phénomènes astronomiques et de leur cosmogonie, qu’il soit astrobiologique, mythologique ou anthropomorphique.
N’oublions pas que Kepler lui-même croyait à l’existence de puissances magiques, nécessaires, selon lui, pour maintenir les planètes en orbite autour du Soleil. De même, Copernic qualifia le Soleil d’esprit, de souverain de l’univers et de père, les planètes tournant autour de lui étant ses enfants.
Il y a également l’apport monumental des astronomes de l’Islam de l’époque médiévale. À titre d’illustration, on peut mentionner les travaux de Muhammad et Al-Battânî, un astronome du IXe siècle. Dans son Zij (Tables d’astronomie), ce dernier détermina avec une grande précision la position de l’orbite solaire (c’est-à-dire, en termes modernes, déterminer la position de l’orbite terrestre). Copernic le cite plusieurs fois dans son De Revolutionibus.
Concernant, l’esprit de précision dans la fabrication des instruments de mesure servant à l’observation, le télescope ne fut inventé qu’à l’époque de Galilée.
Tycho Brahe utilisait des instruments d’observation assez rudimentaires connus depuis les Grecs comme les sextants et les quadrants. Ceux-ci ne permettant d’observer les positions des astres qu’à l’œil nu. D’autres instruments ont été inventés depuis l’antiquité grecque puis développés par les Musulmans au Moyen Âge.
Parmi ceux-ci figure en bonne place, l’astrolabe. C’est un instrument de haute précision permettant de représenter, sur un plan bidimensionnel, les positions et les mouvements des planètes selon les méthodes de l’astronomie sphérique.
Cet ingénieux instrument permettait également de résoudre mathématiquement de nombreux problèmes d’astronomie, d’astrologie et de relevé du temps. À ce titre, on peut le considérer comme précurseur non seulement de l’esprit de précision dans l’observation des faits astronomiques et dans la fabrication des instruments servant à cette observation, mais aussi de l’esprit expérimental.
Par conséquent, on peut faire une différence entre la science et la technique tout en gardant à la science ses vertus de précision mais en mettant en vigueur sa dimension spirituelle. Il suffit de penser à Galilée, à Kepler et à Newton qui bien qu’ils avaient un esprit mathématique et de précision, ils étaient néanmoins imbus de convictions religieuses qui ont joué un grand rôle dans le succès de leurs travaux scientifiques.
C’est Kant qui a donné à la science moderne cet aspect stérile d’athéisme et de rejet du spirituel qui a fait le malheur de la philosophie et de la science. Je cite juste un exemple qui reflète le climat de l’époque des grands fondateurs de la science : Descartes. Dans un monde rempli d’incertitudes, de doute, de scepticisme, ce penseur solitaire mais tellement grand n’avait que deux certitudes : Dieu et les mathématiques.
  1. Conclusion

Le passage de la vérité scientifique spirituelle à la vérité scientifique athéiste entre l’époque de la renaissance et le XIXe sous l’effet de la philosophie critique de Kant a eu des conséquences importantes sur la pensée humaine sur plusieurs plans :
D’abord, il y a eu un rejet de la philosophie en tant que recherche métaphysique et transcendante qui s’est transformée en deux tentatives infructueuses : la première est marquée par l’élaboration de la philosophie scientifique du Cercle de Vienne qui s’est perdue dans les aléas du formalisme, du sens et du langage et dans les limites qui ont été décelées à titre d’avertissement par le philosophe américain Quine qui a critiqué le critère d’analycité hérité de Kant.
Cette critique nous interpelle sur un élément fondamental : si Quine a remarqué l’impossibilité de conclure à la vérité d’une proposition analytique a priori en restant confiné dans l’abstraction et le formalisme de cette proposition, nous pouvons alors voir à quel point la révolution kantienne a entraîné cette rupture entre l’entendement humain et le monde en faisant tourner l’esprit humain sur lui-même en l’absence de toute transcendance.
L’autre voie est représentée par la faillibilisme de Karl Popper dont nous avons critiqué, dans notre précédent article, sa discrimination entre science et non science.
Ceci nous amène à parler de la deuxième conséquence de la critique philosophique de Kant sur l’histoire de la pensée humaine. Tandis que Kant avait mal compris Newton qui ne pouvait expliquer pourquoi les astres ne n’écrasaient pas les uns contre les autres autrement que par la puissance divine et dont la mécanique céleste dépendait de Dieu[18], il préconise non seulement la séparation de la pensée humaine de tout ce qui est divin mais induisit les philosophes qui lui ont succédés dans une voie controversée : le scientisme et le matérialisme.
Prenant appui sur le succès de la physique et de l’astronomie qui à l’origine étaient en grande partie basées sur des vérités transcendantales, les philosophes postkantiens ont appelé au développement de sciences purement matérialistes dans le domaine de l’humain (psychologie et société). Ce fut le début de la psychologie matérialiste de Wundt et de la psychanalyse de Freud qui explique les représentations des « complexes » humains par l’instinct sexuel[19].
C’est ainsi aussi que naissent des tentatives pour expliquer l’âme humaine. Wundt s’exclame « En réalité, l’idée d’âme ne peut désigner autre chose empiriquement que l’unité constatée des processus psychiques[20] ».  Ces recherches préfigurent les tentatives modernes de fabriquer la conscience et l’intelligence sans aucune éthique sous-jacente dans un vaste mouvement sans finalité appelé transhumanisme.
La troisième conséquence est représentée par ce qu’on pourrait appeler un esprit du doute qui a frappé la pensée occidentale. Celle-ci réalisant les limites de la philosophie critique de Kant, se tourne vers de nouveaux mondes inconnus jusque là pour trouver une forme de sagesse et de quiétude qui semblaient perdues avec l’essor du scientisme et du rationalisme kantiens qui sont jugés comme artificiels. On a des traces de cette recherche dans les écrits de Spengler « Le déclin de l’Occident (1920)  et de Keyserling « Journal de voyage d’un philosophe » (1919).
Elle entreprend également à travers la phénoménologie ou science eidétique, une recherche de l’essence véritable des choses. Mais cette recherche ne se base pas sur la transcendance mais plutôt sur une nouvelle métaphysique de l’essence à travers la pure intuition qui permet de saisir la fixité des choses telles qu’elles sont[21].
Toutefois, la phénoménologie a été marquée par une métaphysique des sentiments et non par des idées intellectuelles, ce qui est symptomatique de l’échec du Kantisme. En fait, la rupture avec la transcendance a entraîné au départ un retournement de la raison humaine sur elle-même. Dans un second temps, la phénoménologie constatant l’échec de ce processus intellectuel provoque alors un repli sur soi en procédant à un retournement de l’homme à ses propres sentiments.
Mais ce retour aux sentiments en leur donnant une dimension phénoménologique et métaphysique (Heidegger avec son livre « Etre et Temps » (1927)) accentue l’égarement de l’homme qui a perdu finalement ce lien avec la transcendance et se retrouve égaré dans cet univers sans but des désirs et des angoisses.
Le point culminant de cette errance de l’homme qui ne veut plus retrouver le contact avec le monde physique et avec la transcendance et rejette tout objectif dans la vie est le pessimisme célébré par Sartre dans « Etre et Néant ». Dans ce livre, il parle du pour-soi comme une capacité de néantisation de l’en-soi. C’est par le néant que l’homme devient libre selon cette philosophie. Ce tournant existentialiste s’accompagne d’un athéisme sans bornes parce qu’il situe l’homme comme existence avant l’essence.
Le processus par lequel, la pensée occidentale voulant s’échapper de la stérilité de la philosophie critique de Kant se transforme en un scepticisme-pessimisme ramené à l’existence humaine elle-même et non à un intellectualisme qui s’est fossilisé depuis longtemps.
Ce que nous réclamons à l’issue de cette enquête n’est pas un rejet de la science telle qu’elle a évolué durant les derniers siècles. Il ne s’agit pas non plus d’une critique de la philosophie ou d’une hostilité à la modernité.
Ce que nous voulons seulement est un positionnement de la science par rapport au spirituel et à la transcendance. L’exemple de Newton mais aussi celui d’Einstein doivent nous éclairer d’un jour nouveau sur la relation dialectique et dynamique entre la science et la religion.
Si Newton a fait reposer la cohésion et l’équilibre de sa mécanique céleste sur la puissance divine et si Einstein n’avait pu concevoir sa théorie de la relativité qu’en adoptant la conception de Spinoza sur la nature divine et sur la relation entre Dieu et l’Univers et qui avait critiqué l’interprétation de la mécanique quantique en déclarant « Dieu ne joue aux dés », nous pouvons alors être sûrs que les difficultés rédhibitoires et contemporaines de la science moderne et de la vision science-société ne pourront être résolus qu’avec une réconciliation entre la science et la religion.
Par exemple, les débats qui ne tarissent pas sur l’avant Big-bang peuvent céder la place à un rétablissement du Big-bang comme un commencement ou à un début « créateur », ce qui permet de régler le problème physique épineux de l’irréversibilité du temps.
Il y a également une manière toute simple de résoudre le problème de la conscience, en particulier l’impossibilité de réaliser un prototype artificiel, en reconnaissant son appartenance exclusive au monde divin.
On peut également trouver une voie salutaire aux craintes et aux angoisses suscitées par le transhumanisme en renonçant à substituer Dieu par l’homme.
On peut aussi reconnaître dans les travaux scientifiques, la place légitime de l’ajustement-fin et du principe anthropique qui sont préférables à la multiplicité des univers et des versions de plus en plus complexes des théories des cordes.
Enfin et alors que la cosmologie moderne prévoit la disparition de l’Univers dans le cadre d’une philosophie pessimiste (explosions des étoiles, trous noirs, implosion à terme de l’Univers sous l’effet de la gravitation ou inflation éternelle avec dilution de la matière), nous pouvons tout simplement admettre que l’Univers est maintenu en l’état grâce à une création de matière et d’énergie permanente voulue par Dieu jusqu’au moment où il décidera de le faire disparaître.
On ne peut simplement pas réfléchir à l’Univers dans son immensité et sa complexité en recourant simplement au hasard et à l’automatisme de lois qui ont été de toutes les façons réglées à l’avance pour permettre l’émergence de la vie et de la conscience.
 
 
 
 
 
[1] Qui dépendent de la concentration de la matière dans un espace donné.
[2]Lawrence Sklar, Space, Time and Spacetime, (Berkeley, Calif. : Université de Californie Press, 1976), p. 98-101.20.
[3] Victor Delbos, Husserl. Sa critique du psychologisme et sa conception d’une Logique pure,  in Revue de métaphysique et de morale, XIXe année, n° 5, septembre-octobre 1911, p. 8.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Emile Bréhier Histoire de la Philosophie Allemande, Librairie Philosophique, J.Vrin, 1933, p.155.
[11] Ibid., p. 157.
[12] Werner Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine, éd. Gallimard, Paris, 1962, p. 20.
[13] Ibid., p. 23.
[14] Werner Heisenberg, La Partie et le Tout », éd. Flammarion, 1990, p. 137-138.
[15] Nietzsche, Humain, trop humain, Tome 1, Gallimard, Paris, 1988. p. 35-36.
[16] Encyclopédie de l’Agora, site web (agora.qc.ca/dossiers/Isaac_Newton.
[17] Op.cit., Koyré, p. 50.
[18] Newton a écrit plus des livres de théologie que des livres de physique et d’astronomie. Mais les travaux théologiques de Newton ont été négligés par les historiens de la pensée.
[19] Op.cit. Bréhier, p. 160.
[20] Ibid. p.161.
[21] Ibid., p. 175-176.

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