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Une révolution islamique

Voir les insurgés de la place Taḥrîr, à chaque appel à la prière, se prosterner par milliers en rangs compacts comme « un édifice scellé de plomb » (bunyân marṣûṣ ; cf. Coran, LXI, 4) ne laisse pas indifférent. Divers commentateurs parlent déjà d’une nouvelle révolution islamiste. Téléguidée par une inquiétante nébuleuse de Frères Musulmans et tutti quanti, cette révolution menacerait la « civilisation » jusqu’en son tréfonds. Et si, comme d’habitude, la vérité était un tantinet plus complexe ?

Pour le théologien musulman, le contraste est grand entre les événements qui amenèrent Housni Moubarak au pouvoir en 1981 et les circonstances de sa récente démission. Un rappel historique s’impose. Devant le tribunal qui le fit pendre pour avoir assassiné Anouar Sadate, Khaled Islambouli s’exclama « J’ai tué Pharaon ! » Il aurait tout aussi bien pu s’écrier « J’ai tué Gengiskhân ! »

Son inspiration lui venait en effet de textes assimilant le Raïs aux Mongols ayant détruit Baghdad en 1256 et menacé à nouveau le sultanat syro-égyptien des Mamlouks aux alentours de 1300. Pour susciter la résistance à l’envahisseur tatar, un shaykh damascain nommé Ibn Taymiyya (m. 1328) avait à l’époque developpé un raisonnement en trois temps : malgré leur apparente conversion à l’Islam en 1295, les Mongols d’Iran ne gouvernent pas selon la Sharî‘a ; ce sont donc des infidèles ; il doivent par conséquent être combattus.

Les islamistes complotant d’assassiner Sadate connaissaient cet argumentaire anti-mongol d’Ibn Taymiyya, pour l’avoir découvert dans son grand Recueil de fatwas ou dans le commentaire coranique de son disciple Ibn Kathîr (m. 1273). Assimilant le Raïs égyptien à un potentat tatar, ils virent l’ennemi Mongol non plus à l’extérieur de la cité musulmane mais à sa tête et développèrent contre lui la même logique : Sadate a abandonné la Sharî‘a, ainsi que prouvé par son traité de paix avec Israël ; c’est donc un infidèle ; il est par conséquent obligatoire de le renverser et de le tuer. Ce qui fut effectivement fait le 6 octobre 1981… Pour maints « experts » occidentaux, Ibn Taymiyya devint alors le père spirituel de l’Islamisme de combat comme il l’avait été pour ces extrémistes égyptiens.

Plus grave, dans un concert de contre-vérités orchestré ou relayé par enturbannés peu savants, appareils de propagande dictatoriale, mauvais orientalistes, missionnaires catholaïques, telavivisions et autres medias soudoyés ou avides, le recours à la terreur, l’insurrection armée et le tyrannicide furent dépeints comme les marques de fabrique de la théologie politique en Islam. By the way, la révolution française de 1789 aurait-elle été une révolution islamique ? Ou bien, à l’inverse, y eut-il mécompréhension et detournement de la religion par Khaled Islambouli, ses pareils, et maints « nouveaux orientalistes » ?

Des études récentes l’ont clairement confirmé (1), légitimer la lutte armée et l’assassinat de dirigeants musulmans en les assimilant aux envahisseurs attaqués dans les fatwas anti-mongols d’Ibn Taymiyya est tout simplement du textjacking, par transformation d’écrits de résistance à un envahisseur étranger en pamphlets de contestation d’un pouvoir en place.

Il est surprenant qu’une telle « mongolisation » de Sadate et d’autres gouvernants musulmans ait pu être conçue comme fidèle à la pensée d’Ibn Taymiyya. Celui-ci demeura en effet toujours loyal vis-à-vis de son propre sultan, le mamlouk al-Nâṣir Muḥammad – lequel, en matière de Sharî‘a, n’était pourtant pas beaucoup plus strict qu’un Mongol ou un dirigeant arabo-musulman moderne… Les écrits du shaykh damascain sont par ailleurs explicites : pour lui comme pour la grande majorité des auteurs sunnites classiques, un tel loyalisme est le fondement même de la théologie politique de l’Islam.

Il dérive du serment par lequel les Compagnons prêtèrent allégeance au Prophète et à travers lequel ils s’engagèrent notamment à « écouter et obéir quand cela nous plaît et quand nous le détestons, quand cela nous est difficile et quand cela nous est facile, ainsi qu’en cas de favoritisme à notre détriment ; ne pas disputer le commandement à ceux qui l’exercent (ahl)… » Ce loyalisme se fonde en outre sur plusieurs recommandations du Messager, par exemple : « Celui qui voit chez son émir une chose qu’il déteste, qu’il soit patient à son égard (2) ! » Ibn Taymiyya n’ignore pas qu’une version du fameux ḥadîth de l’allégeance au Prophète pourrait permettre de disputer le commandement à ceux qui l’exercent en cas de « mécréance flagrante » (kufr bawâḥ) de leur part, divinement prouvée.

Il connaît cependant trop bien les hommes pour imaginer qu’une insurrection armée provoque moins de fasâd (« corruption »), et ait des effets moins dommageables pour la société, que l’injustice du pouvoir ainsi contesté. « Sans doute, » écrit-il, « ne peut-on guère avoir connaissance d’un groupe qui se soit soulevé (kharaja ‘alâ) contre un sultan sans qu’il y ait eu en son soulèvement des facteurs de corruption plus graves que la situation corrompue à laquelle ce groupe mit fin… Le Messager de Dieu interdit de combattre de tels sultans alors même qu’il nous informa qu’ils commettraient des affaires répréhensibles (munkar). Il montra qu’il n’est pas permis de les réprouver de l’épée… (3) » Conclusion, répétée en divers écrits par le soi-disant saint patron du terrorisme islamiste : « Soixante années d’un sultan injuste valent mieux qu’une nuit sans sultan (4). »

Toujours selon Ibn Taymiyya (5), si un pouvoir « frappe et emprisonne » et qu’on subisse de sa part « diverses espèces de mauvais traitements pour qu’on abandonne ce qu’on connaît de la Loi de Dieu et de Son Messager […], il incombe encore de patienter. Et si, s’agissant de Dieu, il vous est fait du mal, telle est la façon d’agir (sunna) de Dieu avec les Prophètes et ceux qui les suivent. « Les gens », a dit le Dieu Très-Haut, « comptent-ils qu’on les laisse dire : « Nous croyons ! » sans qu’ils soient mis à l’épreuve ? Nous avons bien éprouvé leurs prédécesseurs… (6) » Le Très-Haut de dire aussi : « Nous vous éprouverons assurément, pour reconnaître parmi vous les mujâhidîn et les patients… (7) »

Quant à tuer Pharaon, ainsi que Khaled Islambouli se vanta de l’avoir fait, l’idée aurait certainement paru saugrenue au théologien damascain. Il loue en effet Joseph de s’être fait nommer à la direction de la trésorerie du roi d’Egypte, c’est-à-dire de s’être mis spontanément au service d’un état mécréant, tout conscient qu’il ait été, d’une part, que ses institutions n’étaient pas fondées sur « la tradition (sunna) des Prophètes et leur justice (‘adl) » et, d’autre part, qu’il ne lui serait pas possible d’y mettre en oeuvre tout ce qu’il « considérait comme relevant de la religion de Dieu ».

Pour Ibn Taymiyya, c’est cependant parce que Joseph s’investit ainsi dans une société non musulmane en y contribuant, autant qu’il le put,à faire régner « la justice et le bel-agir (iḥsān) », qu’il fut finalement capable, grâce à son pouvoir, d’aider sa famille, restée en Palestine… (8)

Revenons à Housni Moubarak. Vice-président de Sadate, il fut amené au pouvoir par l’assassinat de ce dernier, c’est-à-dire à la suite d’un coup armé dont l’islamisme mongolisant releva en fait plus de Robespierre et du bolchevisme que de la tradition musulmane, telle notamment qu’expliquée par Ibn Taymiyya et maintes autres sources musulmanes classiques. Trente ans plus tard, c’est un soulèvement populaire non violent qui fait tomber le despote. Un soulèvement post-islamiste ? Bien sûr, et grâce à Dieu ! Le sociologue n’aura de fait aucune difficulté à souligner cet aspect de l’insurrection populaire ayant amené la chute du dictateur du Caire (comme d’ailleurs, quelques semaines plus tôt, celle de son homologue tunisien).

Les causes de cette révolution furent la misère, le chômage, l’absence d’avenir, le carcan policier, la corruption du pouvoir, l’oligarchie et la gérontocratie. Les shaykhs en lesquels la jeunesse révoltée se reconnut se nommèrent Twitter, Facebook, et les voies (ṭarîqa) de leur nouveaux mourides Aljazeera, Alarabiyya, etc. Il n’y eut nul besoin de F.I.S., Nahda, Laskar-e Tayyiba, Talibans et autres Jamâ‘ât islâmiyya (« groupements islamiques ») pour mobiliser les masses déshéritées contre la dictature.

Plus important encore que le caractère post-islamiste de la révolution égyptienne du 11.2.11 est cependant sa nature profondément fidèle à la Sunna de Dieu et du Prophète, quoi qu’aient pu en dire des ulemas de palais, en Egypte ou ailleurs. Patience, loyalisme, service du pharaon, nonanathémisation d’un pouvoir pervers, injuste, et refus de prendre les armes contre lui ne signifient en effet pas obéissance inconditionnelle, absolue, à une autorité humaine, dans le silence et la désobéissance au Créateur.

Par ailleurs, entre les deux extrêmes des révolutions de 1789 (ou 1917) et de la démission, du retrait, du désintérêt pour la vie publique et du désinvestissement dans les affaires de la communauté, il y a place en Islam pour une objection de conscience, une contestation non violente et une désobéissance civile éclairées par la foi. Ou plutôt, ce sont là des obligations de la religion, au même titre que la modération et la pondération en toute chose. « Celui qui se désintéresse des affaires des Musulmans n’est pas l’un d’entre eux », dit un ḥadîth.

Parmi les engagements auxquels les Compagnons souscrirent en prêtant allégeance au Messager et qu’Ibn Taymiyya évoque régulièrement, il y avait aussi « dire – ou assumer – la Vérité (qâla aw qâma bi-l-ḥaqq) où que nous soyons en n’ayant peur, s’agissant de Dieu, du blâme de personne. » Qâma bi-, c’est-à-dire à la fois assumer et « se tenir debout avec, se lever en faveur de ». Al-ḥaqq, c’est-à-dire aussi « le droit », autant que la vérité. Se lever et se tenir debout en faveur du droit et de la vérité, c’est exactement ce que des centaines de milliers d’Egyptiens et d’Egyptiennes ont fait ensemble pendant les dix-huit jours de révolte non armée ayant conduit à la chute de Housni Moubarak.

Selon Ibn Ḥanbal, Ibn Mâja et d’autres recueils de ḥadîths, le Prophète a dit : « Le jihâd le plus éminent, c’est une parole de justice auprès d’un pouvoir tyrannique » (afḍal al-jihâd kalimat ‘adl ‘inda sulṭân jâ’ir). Parler vrai et réclamer la justice face à un despote, ce fut précisément le combat que les insurgés de la place Taḥrîr et du reste de l’Egypte menèrent, pendant plus de deux semaines, en endurant pacifiquement les coups des forces spéciales du régime dinosaurien qu’ils contestaient.

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Plusieurs centaines de croyants ainsi mis à l’épreuve par leur Seigneur y laissèrent la vie. Ces morts sont, au sens le plus vrai et le plus noble du terme en Islam, des martyrs du jihâd. Au lendemain de la chute de Housni Moubarak et de la prise du pouvoir par l’armée au Caire, nul ne peut dire si tous les espoirs que le peuple égyptien a mis dans sa révolution deviendront réalité. Peut être ce peuple fait-il trop naïvement confiance aux militaires.

Les généraux pourraient en effet n’avoir cédé à la pression de la rue en destituant le Raïs issu de leurs rangs que pour préserver leurs privilèges de caste de néo-Mamlouks et leurs bonnes relations avec divers pays étrangers ou, même, ennemis des Musulmans, sans intention de jamais reconnaître la souveraineté populaire. D’ores et déjà, une chose est pourtant claire : le mensonge de tous les prétendus spécialistes du Moyen-Orient nous bourrinant les oreilles avec la soi-disant violence intrinsèque de l’Islam.

En l’occurrence, la révolution égyptienne du 11.2.11 fut beaucoup moins meurtrière que bien des « grandes révolutions » dont l’Occident s’enorgueillit. Aucun sang impur n’abreuve aujourd’hui les sillons de la vallée du Nil. Quant aux centaines de martyrs, ils furent les victimes d’une dictature soutenue, cajolée et armée sans scrupule, durant trente ans, par nos bons donneurs de leçons de droits de l’homme, de laïcité et de démocratie.

On imagine aisément le désarroi de ces Tartuffes des « valeurs occidentales » et de leurs consoeurs de Cassandres islamophobes : des révolutions islamiques pacifiques ! Un Islam avançant sans violence ! Ignorants de la tradition musulmane de l’endurance critique et du jihâd du verbe, tels notamment qu’illustrés par les textes taymiyyens évoqués ci-dessus, d’aucuns parleront sans doute d’influence de Gandhi ou de Martin Luther King. Qu’importe à se stade, puisque la vérité est maintenant en marche et qu’il leur faudra de toute manière, à plus ou moins long terme, revoir leur copie, élaborer une autre rhétorique ou chercher un nouvel emploi…

Des errements mongolisants d’un Khaled Islambouli en 1981 jusqu’à la place Taḥrîr en 2011, long est le chemin parcouru par les Musulmans d’Egypte sur la voie (sunna) de Dieu et du Prophète. Comme les Tunisiens quelques semaines plus tôt, ils purent ainsi offrir, à l’Umma et au reste du monde, le spectacle du jihâd le plus éminent. Ce jihâd mobilisa des insurgés des deux sexes, divers mais solidaires, portant le voile et/ou en jeans, barbus à l’ancienne et/ou modernes.

Les pieux fidèles militèrent avec les non-pratiquants, les Coptes montèrent la garde autour des Musulmans en prière et les Musulmans les protégèrent durant la messe célébrée au milieu d’eux. Mené pour le droit, la vérité et la justice, communautairement, dans la non-violence mais avec détermination, sans crainte des critiques de personne sinon de Dieu, ce jihâd fut par là-même une révolution véritablement islamique. Dans notre Jurassic Park contemporain, il nous donne par ailleurs à tous et à chacun, tout simplement, une leçon de profonde humanité. Allâhu akbar !

Notes :

(1) Voir notamment Y. Michot, Ibn Taymiyya. Mardin (Beyrouth-Paris : Albouraq, 1425/2004), p. 28-29, 51-58.

(2) Voir Y. Michot, Textes spirituels d’Ibn Taymiyya (Nouvelle série). IV. L’obéissance aux autorités. Sur internet : www.muslim philosophy.com, décembre 2009, p. 1-4.

(3) Ibid., p. 2. 4

(3) Ibid., p. 4, et Y. Michot, Textes spirituels d’Ibn Taymiyya (Nouvelle série). VII. Comme Joseph, au service de Pharaon…

(4) Sur internet : www.muslim philosophy.com, avril 2010, p. 1-4 ; p. 1.

(5) Ibn Taymiyya, Majmû‘ al-Fatâwâ, t. XXXV, p. 373, traduction à paraître (2011).

( 6) Coran, al-©Ankabºt – XXIX, 1-3.

(7) Coran, MuÌammad – XLVII, 31.

(8) Ibid., p. 1-4.

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