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Une grande figure de saint ummî : le cheikh Alî al-Khawwâs (m. 939/1532) (partie 2 et fin)

Le dévoilement spirituel et la science acquise : deux modalités complémentaires.

Entre la science exotérique « acquise » (kasbî) et la science « octroyée » (wahbî) ou innée, l’opposition n’est qu’apparente, car l’une et l’autre ont une source unique. Partant de sa propre expérience, al-Khawwâs témoigne que toutes les paroles qui lui sont inspirées trouvent leur fondement dans le Coran et la Sunna, et il relève de façon plus générale une parfaite concordance entre les connaissances procurées par le dévoilement (kashf) et les arguments des grands savants (al-a’imma al-mujtahidûn) : les unes et les autres «  proviennent de la lumière de la Sharî‘a ». A chacun, donc, ses propres moyens d’investigation [1].

Au cours de l’époque mamelouke, les soufis ont réussi à asseoir le dévoilement et l’inspiration comme des procédés authentifiés de la connaissance en islam. Certains ont appelé de leurs voeux la réactivation du grand processus de l’ijtihâd, et condamné l’imitation en matière de jurisprudence. L’ijtihâd, en effet, correspond mieux à leur conception d’une Loi vivante se révélant à chaque instant à l’intimité du croyant. Ces soufis ont même osé sortir la notion d’ijtihâd de sa gangue juridique pour l’introduire dans la science spirituelle. C’était bien sûr une façon de légitimer leurs “prétentions” à accéder directement à la source de la Loi. ‘Alî al-Khawwâs affirme ainsi que l’ijtihâd plénier s’accomplit non pas selon les conjectures (zann) des savants exotéristes, mais en se concentrant sur le yaqîn, la certitude visionnaire procurée par la contemplation [2]. Sha‘rânî, qui considère que les grands soufis ont atteint le degré de l’ijtihâd absolu (mutlaq) en matière initiatique, instaure, dans les Durar al-ghawwâs fî fatâwâ al-Khawwâs, une relation de muqallid à mujtahid entre lui et son maître : il s’y réfère à l’autorité d’al-Khawwâs dans les aspects exotériques comme ésotériques de l’islam ; à ce titre, l’ouvrage rassemble bien les « fatwas d’al-Khawwâs ».

À la fin de l’époque mamelouke, le soufisme a donc véritablement acquis droit de cité dans la culture islamique égyptienne. Diverses voix, d’ailleurs, s’accordent pour affirmer la primauté de la science spirituelle, inspirée, sur la science religieuse acquise par les moyens humains ordinaires. Jalâl al-Dîn al-Suyûtî (m. 911/1505) ne dit pas autre chose lorqu’il avance que le gnostique (‘ârif) détenant le yaqîn n’a plus à suivre les « savants de la lettre » en matière légale : on ne peut soupçonner cet auteur de chercher à déstabiliser les milieux de la science exotérique, car lui-même en est un éminent représentant [3]. Al-Khawwâs partage encore avec Suyûtî une même défiance vis-à-vis des sciences rationalistes (kalâm, falsafa…) et surtout un même rapport essentiel au modèle muhammadien. Suyûtî atteste que des êtres inspirés puissent recevoir du Prophète, lors de visions oniriques, confirmation ou infirmation de l’authenticité de ses paroles [4]. Ce fut le cas d’al-Khawwâs, comme nous l’avons vu, et il est remarquable qu’Ibn al-Mubârak, l’interlocuteur érudit d’al-Dabbâgh, constate l’accord existant entre les inspirations de ce cheikh ummî et les ouvrages de Suyûtî quant à la validité des hadîth [5].

Pour autant, l’usage du kashf chez un cheikh ummî comme al-Khawwâs a ses règles et ses limites. Ainsi le novice doit-il s’appuyer exclusivement sur la pensée rationnelle (fikr) jusqu’à ce qu’il parvienne à un certain degré spirituel ; c’est alors seulement qu’il pourra goûter au kashf : il percevra par dévoilement ce qu’il appréhendait par le mental [6]. Si al-Khawwâs demande à Sha‘rânî, lors de leur première rencontre, de vendre tous les ouvrages qu’il avait eu tant de mal à se procurer, et de distribuer l’argent récolté en aumônes, c’est qu’il sait son disciple parfaitement formé en sciences exotériques et rationnelles [7]. Être gratifié de dévoilements, pour un spirituel musulman, ne signifie pas que l’on soit plus avancé sur la Voie. Le kashf ne se manifeste souvent qu’au moment de la mort, et il a surtout pour vocation de préparer la vie future [8]. En outre, le véritable gnostique ne prête attention qu’au dévoilement supérieur «  des sciences et des connaissances [ésotériques ] », non au dévoilement formel (sûrî), sensoriel (hissî), qui permet de voir ce qui se passe en ce monde, au-delà des murs et des obstacles matériels [9]. Ce dernier type de dévoilement est souvent assimilé à de l’indiscrétion, et un « cheikh matbulien » comme al-Khawwâs écarte d’emblée « le dévoilement qui consisterait à démasquer les défauts des gens » [10].

Un cheikh ummî akbarien

Al-Khawwâs est véritablement un « artisan érudit » [11]. Il connaît bien la poésie soufie et son symbolisme, et apprécie les vers d’Ibn al-Fârid dont il fait l’éloge [12]. Surtout, il fait référence à certaines doctrines akbariennes, et d’une façon générale ses paroles sont en harmonie avec elles. Puisque, selon Sha‘rânî, il ne savait réellement ni lire ni écrire, la tradition orale a dû largement contribuer, parallèlement à sa « science inspirée », à la formation de sa culture personnelle. Sha‘rânî lui-même, qui a côtoyé al-Khawwâs pendant dix ans, fut sans doute la première source d’information de son maître sur le Shaykh al-Akbar. Al-Khawwâs appelle ce dernier « le gnostique » (al-‘ârif) et semble bien, à l’instar de son disciple, reconnaître en lui l’un des deux «  sceaux de la sainteté » en islam [13]. N’oublions pas qu’Ibn ‘Arabî, considéré en soufisme comme l’héritier muhammadien par excellence, écrit avoir reçu les Fusûs al-Hikam directement du Prophète [14].

La doctrine akbarienne de l’unicité de l’Être (wahdat al-wujûd) sous-tend le discours d’al-Khawwâs. Cette empreinte est indéniable, même si l’on peut supposer que Sha‘rânî, son « interprète », a sans doute eu tendance à infléchir la doctrine d’al-Khawwâs dans une optique akbarienne. Le gnostique doit percevoir la présence de l’Unité, de l’Essence (al-ahadiyya) dans la multiplicité du cosmos, ne pas faire de distinction artificielle entre Dieu (al-Haqq) et le monde : toute pensée humaine émane de Dieu, et certaines deviennent “mauvaises” parce que les hommes n’ont pas les prédipositions (isti‘dâd) nécessaires [15]. «  Il n’est dans l’univers que le Réel (al-Haqq) » ; l’homme doit donc se considérer comme un « pur néant » (‘adam mutlaq). Par contraste, l’Être absolu (wujûd mutlaq) devient une évidence immédiate qui n’a pas à être démontrée par quelque connaissance formelle (bi-ghayr ma‘rifa) : nous retrouvons ici le ummî [16]. La doctrine du tajallî, qu’Ibn Khaldûn imputa à Ibn ‘Arabî, trouve aussi un écho direct dans les paroles d’al-Khawwâs : « La théophanie de l’Essence (tajallî dhâtî) se manifeste chez l’homme à la mesure de ses prédispositions […] L’homme ne voit donc pas le Réel (al-Haqq), mais seulement sa propre image dans le miroir du Réel » [17].

A l’instar d’Ibn ‘Arabî, al-Khawwâs présente le malâmatî comme le saint parachevé : loin de sa contrefaçon incarnée par des derviches déviants et provocateurs (appelés en terre iranienne qalandars), le véritable malâmatî recherche l’anonymat pour préserver l’authenticité de sa démarche ; il évite donc tout débordement, toute manifestation qui trahisse cette intimité. Le comportement de ‘Alî al-Khawwâs, en tant que saint ummî et en tant que maître spirituel, reflète cet état d’esprit [18]. La position de notre cheikh ummî à propos des miracles des saints (karâmât) est à cet égard significative : l’aspirant sur la Voie ne doit aucunement chercher à en être gratifié car cela entacherait sa sincérité ; et si quelque karâma survient, elle doit autant que possible être occultée car, contrairement à la mu‘jiza des prophètes, elle n’a pas vocation à prouver quoi que ce soit au monde [19]. D’autres affinités doctrinales entre Ibn ‘Arabî et al-Khawwâs apparaissent ici et là qui, si elles sont somme toute logiques dans ce soufisme tardif où l’influence akbarienne est largement diffuse, ne manquent pas de frapper Sha‘rânî. Après avoir cité son maître à propos de la retraite cellulaire (khalwa), celui-ci stipule qu’il a lu les mêmes développements sous la plume d’Ibn ‘Arabî [20].

Les personnalités spirituelles de ‘Alî al-Khawwâs et de ‘Abd al-‘Azîz al-Dabbâgh présentent de très fortes affinités. Peut-on pour autant, à partir de ces deux exemples, valider la typologie du saint ummî au sein du soufisme ? Les hautes fonctions ésotériques que leur assignent leurs contemporains et les soufis postérieurs se manifestent par divers pouvoirs surnaturels (tasarruf) et une grande familiarité avec les mondes invisibles. Ces dons, cependant, ne sont que des épiphénomènes sur lesquels les deux cheikhs ne s’arrêtent pas : leurs fonctions ésotériques n’ont de sens pour eux qu’orientées vers le bienfait et la protection de leur société, voire de l’humanité. Quelque réalité qu’on donne à ces fonctions, elles dénotent au moins chez ces ummî le souci d’être utiles. Al-Khawwâs, en particulier, se sent très concerné par la culture islamique de son époque et, par sa science inspirée, tente d’apporter des solutions à la sclérose croissante qui atteint les milieux religieux de son temps.

Certes, l’ésotérisme égyptien de l’époque mamelouke, dans lequel al-Khawwâs s’inscrit, présente des spécificités, telles qu’une forte territorialité et une tendance à s’extérioriser, paradoxalement, dans la société [21]. Mais les invariants que l’on retrouve d’un cheikh ummî à l’autre témoignent, semble-t-il, de la pertinence de la sainteté ummî en islam. Il faudrait bien sûr élargir le terrain d’investigation [22], mais il est évident que la ummiyya revêt dans cette tradition spirituelle une dimension épistémologique radicale. À la question « En quoi la science exotérique peut-elle être un voile ? », al-Khawwâs répond que cette forme de science n’est qu’un attribut (sifa) comme l’est sa quête par un humain ; l’une et l’autre sont donc de même nature, et aucune ne peut féconder l’autre. Al-Khawwâs indique par là que seule une science supérieure, essentielle, c’est-à-dire relevant de l’Essence (dhât), peut déchirer le voile [23].


[1] Sha‘rânî, Al-Yawâqît wa l-jawâhir, Le Caire, 1959, II, 94-95 ; Durar, p.32.

[2] Yawâqît, II, 100.

[3] Ta’yîd al-haqîqa al-‘aliyya wa tashyîd al-tarîqa Shâdhiliyya, Le Caire, 1934, p.26. Sur les rapports entre ijtihâd et tasawwuf à la fin de l’époque mamelouke, cf. E. Geoffroy, Le soufisme en Egypte et en Syrie, p.485-488.

[4] Cf. son Tahdhîr al-khawwâs min akâdhîb al-qussâs, Beyrouth, s.d., p.50.

[5] Ibrîz, I, 111-113.

[6] Tabaqât kubrâ, II, 154.

[7] T. Surûr, Al-Tasawwuf al-islâmî wa l-imâm al-Sha‘rânî, Le Caire, s.d., p.48.

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[8] Durar, p.79, 130.

[9] Op. cit., p.31.

[10] C. Mayeur-Jaouen, op. cit., p.99.

[11] Cf. le titre de l’art. d’Adam Sabra, dans le présent volume.

[12] Ajwiba, fol. 182b ; Durar, p. 28, 35 ; Tabaqât kubrâ, II, 161.

[13] Durar, p.40-42.

[14] Fusûs al-Hikam, éd. ‘Afîfî, Beyrouth, 1980, p.47.

[15] Durar, p.28, 43, 133.

[16] Op. cit., p.46-47, 119.

[17] Op. cit., p.134.

[18] Op. cit., p.93 ; A. Sabra, dans le présent volume, p.  ; E. Geoffroy, Le soufisme en Egypte et en Syrie, p.343 et sq.

[19] Ajwiba, fol. 209b ; Durar, p.49, 130.

[20] Tabaqât kubrâ, II, 156. On peut encore relever des positions similaires entre Ibn ‘Arabî et al-Khawwâs quant au jugement porté sur al-Hallâj (op. cit., II, 160), ou à propos de l’ijtihâd (cf. notre Soufisme en Egypte et en Syrie, p.488).

[21] E. Geoffroy, Le soufisme en Egypte et en Syrie, p.135-143.

[22] Pour une première esquisse, voir op. cit., chapitre XVI.

[23] Tabaqât kubrâ, II, 166 ; Durar, p.67.

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