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Une grande figure de saint ummî : le cheikh ‘Alî al-Khawwâs (m. 939/1532) (partie 1/2 )

Si l’on admet que le tasawwuf n’est pas une science de l’irrationnel mais du supra-rationnel, les saints ummî ne sont pas alors des « illettrés » – comme on le traduit généralement – mais des « sur-lettrés ». Peu importe qu’ils aient acquis ou non les codes humains en matière d’écriture ou de lecture, car là n’est pas l’essentiel. ‘Alî al-Khawwâs, qui nous intéresse ici, était, semble-t-il, analphabète, tandis que ‘Abd al-‘Azîz al-Dabbâgh (m. 1142/1720), qui illustre le mieux la sainteté ummî au Maroc, savait, quant à lui, lire et écrire [1]. Leur singularité sur le plan spirituel réside dans la nature de la science dont ils sont gratifiés : la science innée (‘ilm wahbî), inspirée, « émanant de Dieu » (‘ilm ladunî). Selon les sources, cette science a stupéfait les savants exotéristes venus éprouver les ummî, car elle est pour eux l’expression d’un don divin (karâma) qui serait l’héritier du miracle prophétique (mu‘jiza). La mu‘jiza majeure que l’islam reconnaît à Muhammad, le prophète ummî (Coran 7 : 157-158) est en effet d’avoir reçu le Livre. Pour autant, ni les auteurs musulmans ni les orientalistes ne sont certains que le Prophète ait été réellement analphabète [2].

Il faut donc comprendre sa ummiyya comme une virginité spirituelle – le ummî est resté tel que sa mère (umm) l’a enfanté – en vertu de laquelle Muhammad a été choisi comme réceptacle de la Révélation. Ibn Khaldûn note en ce sens que la ummiyya prophétique, loin de trahir quelque déficience, manifeste au contraire la perfection [3]. Les héritiers muhammadiens que sont les saints ummî puisent ainsi leur science directement à la source de l’Ecriture, dans la « Table bien gardée » (al-lawh al-mahfûz) [4]. Le statut de la ummiyya, a priori négatif et dégradant dans la vie profane, s’inverse donc dans le domaine spirituel, où la ummiyya implique un surcroît de grâce, un « sur-lettrisme » qui supplante les relais ordinaires de la science acquise (al-‘ilm al-muktasab).

Sur les traces du « nabî ummî »

Le cheikh ummî, comme l’indique Sha‘rânî, est d’évidence muhammadien [5], et donc sunnite au sens le plus profond du terme. Pour ‘Abd al-‘Azîz al-Dabbâgh, le Prophète est la clé de la manifestation divine dans le cosmos, et sa lumière (al-nûr al-muhammadî) est à l’origine de toute la création [6]. La plupart des soufis partagent cette doctrine, mais celle-ci a une incidence directe sur la vie spirituelle des ummî. Pour ces derniers, toute initiation trouve sa source chez le Prophète, et l’illumination spirituelle (fath), de quelque nature qu’elle soit, ne peut survenir que par imprégnation du modèle muhammadien. Al-Khawwâs explique ainsi à Sha‘rânî que les rites du Pèlerinage à La Mecque et à Arafat ont pour but de préparer le fidèle à « l’ouverture muhammadienne » (al-fath al-muhammadî) susceptible de se produire lors de la visite à Médine [7]. Al-Dabbâgh affirme de son côté que celui qui a reçu quelque illumination est en danger tant qu’il n’a pas perçu le degré spirituel du Prophète [8]. Même s’il est rattaché à un maître terrestre, le ummî bénéficie donc d’une initiation directe du Prophète : ce fut le cas d’al-Khawwâs et, avant lui, de son cheikh Ibrâhîm al-Matbûlî [9]. Cette Voie muhammadienne (al-tarîqa al-muhammadiyya) a pour support privilégié la « prière sur le Prophète » (al-salât ‘alâ al-nabî), qu’al-Khawwâs répétait 50.000 fois par jour [10]. On notera à cet égard que la formule de prière utilisée le plus souvent dans les voies initiatiques jusqu’à nos jours s’appelle la salât ummiyya : «  Allahumma salli ‘alâ sayyidinâ Muhammad ‘abdika wa rasûlika al-nabî al-ummî… ». A l’instar d’autres grands initiés, al-Khawwâs aurait reçu des formules de prière spécifiques de la part du Prophète, lors de visions se produisant durant le sommeil ou à l’état de veille [11].

Pour un saint ummî, la Sunna ne consiste donc pas en un modèle extérieur, formel ou figé dans le temps. Personne ne peut prétendre être sur les traces du Prophète, affirme al-Khawwâs, sans le prendre à témoin pour tous ses actes quotidiens et sans lui demander une autorisation préalable. Si l’aspirant applique cette prescription, il peut arriver au degré de proximité du Prophète qu’avaient les Compagnons [12]. Cette intimité avec le Prophète qui échoit au ummî lui permet d’appréhender le sens profond de ses paroles (hadîth) et de juger de leur authenticité. Le cheikh ummî mesure les hadîth à l’aune de son dévoilement spirituel (kashf), ce qui lui permet de résoudre les contradictions apparentes existant entre certains d’entre eux [13].

L’ “orthodoxie” muhammadienne

« Tout ce que les hommes connaissent de la Sharî‘a provient de la science de l’Envoyé de Dieu, en vertu du hadîth : “ Me fut enseignée la science des premiers et des derniers ” » [14] : ‘Alî al-Khawwâs définit en ces termes l’orthodoxie foncière qui caractérise tout disciple du Prophète. La Sharî‘a doit être honorée et suivie parce qu’elle est l’expression de la volonté divine, explicitée par le modèle muhammadien. Le cheikh s’insurgeait contre les “maîtres” soufis n’ayant pas une connaissance détaillée des statuts de la Sharî‘a. « Celui qui trahit la Loi extérieure ne peut que trahir les secrets divins » [15]. Pour les spirituels musulmans, note al-Khawwâs, il n’y a pas de différence entre la Sharî‘a et la Haqîqa puisqu’ils ont accès à l’une comme à l’autre : la réalisation spirituelle est le fruit de cette complétude entre l’extérieur (zâhir) et l’intérieur (bâtin) du message muhammadien [16]. Le soufisme n’est donc autre que l’islam plénier, dont les diverses dimensions sont éclairées par la lumière de la Haqîqa. Ainsi, pour al-Khawwâs, chaque pilier de l’islam (salât, zakât, sawm…) doit être exploré en partant de la simple soumission (islâm) pour s’élever vers la foi (îmân), puis l’excellence (ihsân) à laquelle il ajoute la certitude (îqân), confortée par la contemplation [17].

Respecter la Sharî‘a et le Prophète qui a été chargé de la transmettre, c’est aussi respecter les ‘ulamâ’ , ces savants exotéristes qui, s’ils n’empruntent pas les mêmes voies que les cheikhs ummî, n’en ont pas moins un rôle majeur dans la sauvegarde de la Révélation. Si les saints (awliyâ’) sont les gardiens de l’Essence divine, les ‘ulamâ’, eux, sont les gardiens des Noms et des Attributs [18]. Selon Ibrâhîm al-Matbûlî, maître d’al-Khawwâs, l’éthique du soufi doit être pétrie du sens des convenances spirituelles (adab) à observer avec chaque personne, et dans tout milieu ou classe sociale, car c’est là reconnaître la volonté divine à l’oeuvre [19]. Al-Khawwâs se montrait donc ouvert à toute sensibilité au sein de l’islam, en dépit des critiques qu’il pouvait formuler intérieurement à leur égard [20]. Il louait les cheikhs de la tarîqa Shâdhiliyya pour leur souci de la formation exotérique de leurs disciples, comme le fit après lui al-Dabbâgh [21].

Les cheikhs ummî ne sont donc pas ces derviches déviants, extatiques ou illuminés que l’on pourrait imaginer. Ils se défient d’ailleurs des majdhûb, qui ne sont pas utiles à la société et ne peuvent guider autrui sur la Voie. Or, al-Khawwâs et al-Dabbâgh donnent une grande importance à l’éducation spirituelle (tarbiya) ainsi qu’au lien de maître à disciple [22]. D’une façon générale, tous les êtres qui se laissent dominer par l’ivresse spirituelle trahissent une déficience, car le modèle muhammadien impose à l’homme, en dernière instance, de revenir à la lucidité pour servir Dieu et l’humanité [23]. Le « cheminant » (sâlik) est donc de loin supérieur au « ravi en Dieu » (majdhûb), et al-Khawwâs demande à Sha‘rânî qu’il prenne pour maître, après sa mort, un être chargé d’épreuves (balâ’) [24].

Les cheikhs ummî appartiennent souvent au milieu des petits artisans et marchants urbains – où se rencontrent nombre d’extatiques – ou encore à celui des paysans, mais cela ne suffit pas à en faire des représentants d’une religiosité populaire, peu ou prou hétérodoxe, qui s’opposerait à l’establishment des ‘ulamâ’. Leur critique des milieux de la science exotérique est d’une nature plus profonde. «  Le cheikh ummî, précise en effet Ibn ‘Arabî, est celui dont le coeur n’a pas été souillé par la pensée discursive (al-nazar al-fikrî) » [25]. De fait, ‘Alî al-Khawwâs émet de grandes réserves à l’égard de la théologie scolastique (al-kalâm) : « Parmi les écoles islamiques, il n’y a pas pire que les théologiens (al-mutakallimûn) qui discourent sur l’Essence divine avec leur esprit limité » [26]. Il s’oppose également à la philosophie hellénistique (falsafa) car elle relativise l’importance de la Révélation muhammadienne, en passant celle-ci au filtre de la raison humaine [27].

Certes, à l’instar d’al-Khadir, le cheikh ummî puise directement sa science dans la Présence : « Mérite le nom de ‘âlim, s’exclame al-Khawwâs, celui qui ne tire pas sa science d’autrui et se trouve par là même au rang d’al-Khadir (maqâm khadirî) ; tout autre type de ‘âlim ne fait que ramasser une science qui ne lui appartient pas » [28]. Certes, procédant par le dévoilement (kashf) et non par la science acquise, les cheikhs ummî empruntent rarement les canaux ordinaires de la communication humaine. Ils parlent le plus souvent en suryânî, langue primordiale de la première humanité, langue des esprits (arwâh) mais aussi des bébés humains – ces ummî par excellence -, et sont peu accessibles au commun des mortels [29]. Sha‘rânî, qui a par ailleurs du mal à comprendre ce qu’énonce ‘Alî al-Khawwâs, fait ainsi fonction d’interprète (mutarjim) de son maître, qui «  s’exprimait tantôt en suryânî, tantôt en hébreu » [30].

Pourtant, les grands savants exotéristes se mettent à leur école, « se soumettent à leur parole », comme le rapporte un auteur à propos d’al-Khawwâs [31]. « J’ai été plongé toute ma vie, avoue le grand cadi hanbalite Shihâb al-Dîn al-Futûhî, dans les livres de la Sharî‘a, et je n’ai jamais eu conscience qu’une telle science [le soufisme] puisse exister » [32]. C’est après la rencontre que Sha‘rânî ménagea entre al-Khawwâs et le grand cadi que celui-ci se voua entièrement à la Voie. Sha‘rânî cite d’autres ‘ulamâ’ exotéristes qui ont été édifiés par la science de l’ « illettré » Khawwâs [33], et un théologien azharî tardif (XIXe siècle) a même intégré les paroles d’al-Khawwâs dans un ouvrage renommé de tawhîd : quand l’establishment de l’islam reconnaît la science inspirée du ummî [34]. Le ‘âlim sûfî qu’est Sha‘rânî recueille avec humilité les propos d’al-Khawwâs, comme le fera le distingué savant de Fès, Ahmad Ibn al-Mubârak, venu d’abord mettre à l’épreuve al-Dabbâgh. Un regard extérieur peut inviter à considérer l’assurance avec laquelle les saints ummî parlent des réalités ésotériques comme un phénomène de compensation : face à la science quantifiable, objective des savants exotéristes, ces inspirés opèreraient une sorte de surenchère en illusionnant leur auditoire… Mais comment expliquer la fascination que les authentiques ummî – rares au demeurant – ont exercée à toute époque sur ces savants, ainsi que la fonction initiatique qu’ils ont assumée à l’égard de grands noms du soufisme tels qu’Ibn ‘Arabî [35] ?

 

 



[1] Al-Sha‘rânî, Durar al-ghawwâs fî fatâwâ al-Khawwâs, Le Caire, 1985, p.23 ; Ibn al-Mubârak, Al-Ibrîz min kalâm sîdî al-ghawth ‘Abd al-‘Azîz al-Dabbâgh, Damas, 1984, I, 33.

[2] Art. Ummî , Encyclopédie de l’Islam II (E. Geoffroy), t. , 931-932.

[3] Muqaddima, Beyrouth, s. d., p.465.

[4] E. Geoffroy, Le soufisme en Egypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans : orientations spirituelles et enjeux culturels, IFEAD, Damas, 1995, p.302.

[5] Durar, p.23.

[6] Ibrîz, II, 191-193.

[7] Durar, p.70-71.

[8] Ibrîz, I, 400.

[9] Sha‘rânî, Al-Anwâr al-qudsiyya fî ma‘rifat qawâ‘id al-sûfiyya, Beyrouth, 1985, I, 32.

[10] M. al-Zabîdî, ‘Iqd al-jawhar al-thamîn fî al-dhikr wa turuq al-ilbâs wa l-talqîn, ms. communiqué par R. al-Mâlih, fol. 20.

[11] M. al-Sanûsî, Al-Salsabîl al-ma‘în fî l-tarâ’iq al-arba‘în, Beyrouth, 1968, p.10.

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[12] Sha‘rânî, Al-Tabaqât al-kubrâ, Le Caire, 1954, II, 153.

[13] En ce qui concerne al-Khawwâs, cf. Durar, p.30-31 ; pour al-Dabbâgh, cf. Ibrîz, I, 111, 125, 318.

[14] Sha‘rânî, Al-Ajwiba al-mardiyya ‘an a’imma al-fuqahâ’ wa l-sûfiyya, ms. Le Caire (G.A.L. II, 444), fol. 201a.

[15] Sha‘rânî, Durar, p.94-95 ; Anwâr qudsiyya, II, 196-197.

[16] Sha‘rânî, Ajwiba, fol. 195b ; Ibn al-Mubârak, Ibrîz, I, 502 ; II, 122.

[17] Ajwiba, fol. 59a, 67a.

[18] Durar, p.123.

[19] Tabaqât kubrâ, II, 151 ; Catherine Mayeur-Jaouen, « Le cheikh scrupuleux et l’émir généreux à travers les Akhlâq matbûliyya de Sha‘rânî », dans Le saint et son milieu, éd. par R. Chih et D. Gril, IFAO, Le Caire, 2000, p.88.

[20] Ajwiba, fol. 204a.

[21] Voir dans le présent volume l’art. de Adam Sabra, « Illiterate Sufis and Learned Artisans : The Circle of ‘Abd al-Wahhâb al-Sha‘rânî », p. ; Ibrîz, II, 60.

[22] Durar, p.77, 101, 144 ; E. Geoffroy, Le soufisme en Egypte et en Syrie, p.502 ; Ibrîz, II, 47 et sq.

[23] Durar, p.78, 137, 143 ; Tabaqât kubrâ, II, 160 ; Ibrîz, II, 30-36, 191.

[24] Durar, p.83.

[25] Al-Futûhât al-makkiyya, ed. de Beyrouth, II, 644.

[26] Tabaqât kubrâ, II, 158.

[27] M. Winter, Society and religion in early Ottoman Egypt, New Brunswick et Londres, 1982, p.310.

[28] Tabaqât kubrâ, II, 152.

[29] Ibrîz, I, 340-347.

[30] Tabaqât kubrâ, II, 169 ; Durar, p.23.

[31] N. al-Ghazzî, Al-Kawâkib al-sâ’ira bi a‘yân al-mi’a al-‘âshira, Beyrouth, 1945, II, 221.

[32] Sha‘rânî, Al-Tabaqât al-sughrâ, Le Caire, 1970, p.81.

[33] Tabaqât kubrâ, II, 152.

[34] E. Geoffroy, Le soufisme en Egypte et en Syrie, p.306, note 62.

[35] Op. cit., p.307.

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