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Une énième polémique à propos d’un reportage de M. Sifaoui : l’infiltreur infiltré ?

Une information qui, si elle s’avérait exacte ne manquerait pas d’ironie. Mohamed Sifaoui, l’homme qui débusquait les « terroristes islamistes » avec plus de talent que tous les services antiterroristes occidentaux réunis aurait fait l’objet d’une véritable farce. Le piégeur piégé ! Le journaliste sulfureux est depuis des années au centre de nombreuses polémiques[1], ce qui n’a pas empêché un grand nombre de médias de diffuser ses reportages sensationnalistes -y compris Arte[2]qu’on dépeint pourtant parfois au sein du paysage audiovisuel comme un havre d’intelligence dans un océan de médiocrité.

Ici, il « débusquait » Tariq Ramadan pour le plus grand plaisir d’Envoyé Spécial, émission phare de France 2, (qu’on a connue dans un passé pas si lointain beaucoup mieux inspirée) ailleurs il traquait le terroriste pour Zone interdite, sur M6. A l’aide d’une caméra cachée, il savait mieux que quiconque se faire accepter dans une mosquée, et susciter à grands renforts de tapes sur l’épaule et de « mon frère » complices des déclarations enflammées d’imams, avant de les diffuser à la télévision française pour faire trembler les « bons français » dans leur chaumière.

L’excellente émission « Arrêt sur images » dont la diffusion a été malheureusement interrompue avait déjà consacré un reportage[3] très intéressant sur ses méthodes controversées.

Pour changer un peu des islamistes[4], Sifaoui a voulu récidiver dans un genre dans lequel il excelle en infiltrant la mafia chinoise[5]. Des dizaines d’associations chinoises[6] se sont indignées des méthodes d’un reportage qu’elles estiment nuire délibérément à leur communauté, mais plus encore de propos haineux qu’elles attribuent à son auteur (voir notre compte-rendu plus bas).

Mais il y a mieux : l’affreux que Sifaoui dit avoir débusqué au terme d’une enquête de longue haleine ne serait autre…qu’un acteur. Cet ancien homme d’affaires reconverti dans le cinéma[7] s’en explique en arguant du fait qu’il a voulu discréditer les qualités d’investigateur d’un journaliste qui n’aurait d’autre but que le racolage. Il aurait ainsi mis ses talents d’acteur au service de ce dévoilement, se faisant au passage un fameux coup de publicité ! L’infiltreur infiltré ?

En guise d’acte final, citons l’appel désespéré de Mohamed Sifaoui publié sur son blog[8] adressé au…président de la République, dans lequel il s’indigne des sanctions que les deux membres des RG chargés de sa protection auraient reçues .Après avoir vu sa vie menacée par les « islamistes », Sifaoui serait à présent mis en danger par l’inconséquence des RG…pourquoi tant de haine ?

Nous avons interrogé J. Aragonès, le directeur de la rédaction de Droits de Savoir, diffusé sur TF1. Il qualifie les accusations de Lebrun de « fantaisistes » et nous invite à nous renseigner sur le personnage dont il pense qu’il n’est pas acteur. De fait, Lebrun ne fait pas mystère de ses démêlés passés avec la justice, mais il reconnaît des faits de délinquance sans lien aucun avec le grand banditisme, le blanchiment d’argent, le trafic d’armes et autres activités mafieuses. Par ailleurs, selon le journal Métro qui a interrogé le réalisateur Eric Atlan, Lebrun ferait bel et bien partie du casting du film Garuda, comme il s’en vante sur son blog.

Jean-Marie Le Guen député du 13e arrondissement parisien était l’invité de RTL en compagnie de M. Sifaoui le 4 décembre dernier. Le député a violemment interpellé Sifaoui sur ses méthodes journalistiques, mettant en doute sa probité. Selon J-M Le Guen, le reportage aurait « nourrit des clichés stigmatisants » envers les Asiatiques, s’éloignant « à 99% » de la réalité. Le député parle même de « polar de série Z » pour qualifier le document de Sifaoui. S’étonnant des séquences où Lebrun montre un stock d’armes, le député très en colère suggère même qu’il pourrait s’agir de fausses armes[9].

En effet, comment croire qu’un personnage se prétendant impliqué dans la « mafia chinoise » puisse ainsi plastronner à visage découvert devant un véritable arsenal d’armes, et faire l’aveu de blanchiment d’argent, de trafics en tous genres d’une exceptionnelle gravité sans être inquiété, tout en accordant tranquillement des interviews aux journaux, et en organisant sereinement la suite de sa carrière cinématographique ? Les problèmes que rencontre M. Sifaoui avec la direction des RG seraient-ils liés à ses méthodes controversées ?

De fait, à la mairie du 13e, on pense que Sifaoui a bel et bien été piégé par un personnage trouble et surtout mythomane. Le communiqué transmis par la mairie dénonce un « programme (qui) allie la caricature, l’amalgame et l’insinuation, en mettant en scène un individu qui n’est jamais apparu dans aucune des manifestations de la communauté asiatique du 13e ». Pour le maire « cette manière de faire jette l’opprobre sur toute la communauté chinoise alors même que les services de l’État nous indiquent régulièrement qu’elle fait de plus en plus d’efforts pour respecter les réglementations et les lois ».

On le voit, de nombres zones d’ombre demeurent dans cette obscure affaire. Au delà de son côté burlesque, ce nouvel acte des péripéties médiatiques de Sifaoui nous laisse toutefois un goût d’amertume. Si les accusations de Lebrun s’avéraient exactes, cela confirmerait les soupçons de nombre de personnes, intellectuels, journalistes et simples citoyens -pas seulement musulmans- qui déjà s’interrogent depuis longtemps sur les raisons du succès aussi soudain que phénoménal d’un journaliste soupçonné de servir un discours stigmatisant délibérément les musulmans.

On ne sait si M. Sifaoui s’est effectivement « discrédité » auprès de sa profession selon les voeux d’A. Lebrun, mais même si cela était, cela suffira t-il à une véritable prise de conscience de ses derniers ? Les plus optimistes -ou naïfs- parmi nous seront tentés de penser que ses employeurs réfléchiront peut-être aux motivations profondes qui ont justifié de porter au pinacle un journaliste si controversé sans plus s’interroger sur ses méthodes, au motif -peut être- qu’il savait leur servir un produit parfaitement adapté, idéologiquement parlant, à leurs attentes, au détriment d’une véritable recherche de la vérité censée motiver toute investigation journalistique.

Les plus pessimistes -ou réalistes- se diront sans doute que même si Sifaoui disparaissait de l’espace télévisuel, cela ne porterait finalement que peu à conséquence. Car si, comme le pense la sociologue française Véronique Nahoum-Grappe, l’anti-islamisme recycle « toutes les haines polymorphes », il resterait toujours d’autres candidats prêts à sacrifier toute déontologie journalistique et même tout sens moral au service du Dieu audimat ; d’autres Sifaoui se pressent assurément pour prendre sa place…

Sifaoui sur RMC à propos des Asiatiques, « une communauté qui globalement n’a pas envie de s’intégrer dans la société française. »

Sifaoui était l’invité de l’émission de RMC « Les Grandes gueules » le 29 novembre 2007. Le journaliste de RMC présente l’ouvrage de Sifaoui[10] comme « un livre qui se lit comme un polar, un roman policier » (sic). Dans l’introduction, la familiarité est de mise, Sifaoui est interpellé d’un « salut Mohamed » et tutoyé d’emblée. « Mohamed Sifaoui » est celui « qui avait infiltré les “fous d’Allah” et qui a décidé aujourd’hui d’infiltrer le milieu asiatique ».

Les premiers mots de l’animateur de RMC donnent le ton : « C’est vrai qu’il y a un communautarisme chinois. On accepte qu’il y ait dans Paris, le 13e arrondissement, un quartier chinois qui semble avoir ses propres règles, ses propres codes, sa propre morale, même sa propre activité économique…et c’est accepté par tout le monde » !

De fait, pour M. Sifaoui, les Asiatiques forment « une communauté qui globalement n’a pas envie de s’intégrer dans la société française ». Certes, il concède qu’ « il existe une minorité qui veut s’intégrer, qui a réussi à s’intégrer. Cela étant dit, la majorité des Asiatiques que j’ai fréquentés n’en ont absolument rien à foutre de la communauté nationale ».

Ben “ils sont là pour quoi alors ?” » feint de s’interroger le journaliste.

« Ils sont là pour gagner de l’argent » répond Sifaoui, « ils vous le disent clairement, on est là pour gagner de l’argent, on est pas là pour payer des impôts, on est pas là pour participer à la vie sociale, à la vie politique… ».

Question du journaliste : « Donc tous les discours sur l’intégration, être français etc., ils s’en foutent ? »

« Ben ils s’en foutent éperdument ! » clame Sifaoui qui ajoute « ce qui m’a frappé, c’est qu’ils ne regardent même pas la télé, ils ne veulent pas regarder, ils n’écoutent pas la radio, ils ne lisent pas les journaux, ils ne veulent pas savoir ce qui se passe autour d’eux. »

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Et le journaliste goguenard :« Si on en voit dans le métro, ils lisent les journaux…chinois ! »

Sifaoui confirme : « Chinois justement ! Et ce communautarisme là, moi effectivement ça m’énerve un petit peu parce que je ne pense pas que la France soit un pays qui puisse s’accommoder de ce genre de… »

L’animateur de RMC l’interrompt pour s’étonner que l’on n’entende pas parler des voyous asiatiques, Sifaoui estime que cela s’expliquerait par le fait que leurs victimes aussi sont asiatiques. Des victimes qui ne porteraient pas plainte parce qu’elles « considèrent que (la France) est une autorité étrangère donc on ne va pas porter plainte à cette autorité ». Quant à la mairie du 13e elle fermerait volontairement les yeux.

« On va continuer pour voir s’ils étendent leur empire (sic) effectivement comme le disent certains… » annonce le journaliste au moment d’introduire le premier auditeur. Ce dernier, habitant le Tarn se dit originaire de Lognes, ville où a été tourné en bonne partie le reportage. Il appuie le constat de Sifaoui ajoutant « c’était une ville européenne, et petit à petit la ville s’est transformée, tout est devenu asiatique, du coiffeur au boulanger et tout ce qui était européen disparaissait petit à petit ». Pour Sifaoui, ce constat n’a rien de raciste puisque les Asiatiques auraient la manie de rester « entre eux ».[11]

Sifaoui déplore l’impunité[12]qui serait à l’oeuvre, en bonne partie imputable à la « fainéantise » des fonctionnaires uniquement préoccupés par l’heure à laquelle ils quittent le travail et par leurs vacances. Une fainéantise qui serait le reflet d’une « mentalité générale dans le pays » qui « installe un laxisme à tous les niveaux ». Si on « laisse tranquille la communauté asiatique » c’est aussi pour ne pas risquer de froisser la Chine, pour des raisons bassement commerciales.

S’il concède que les sans papiers sont largement exploités, Sifaoui fait toutefois remarquer que parmi ceux qu’il a rencontrés, il n’y en avait « pas un seul au chômage », certains même « possèdent leur propres entreprises à travers des noms de paille, (ils) trafiquent et génèrent des sommes considérables en espèces ».

L’animateur de RMC, optimiste, évoque alors « la nouvelle génération » de « ces petits chinois nés en France qui fréquentent l’école de la République, apprennent le français, le savoir vivre français (sic) ». Mais pour Sifaoui, les jeunes qu’il a vus « restent dans ce communautarisme », puisque leurs aînés « leur inculquent cet esprit communautariste ».

A la fin de l’interview, Sifaoui se plaint des RG et notamment de leur directeur qui ferait « une fixation » sur lui et n’aurait de cesse de « saboter (sa) protection. » Evoquant les ennemis qu’il s’est fait, Sifaoui parle des « islamistes qui m’en veulent énormément » ; le journaliste de RMC conclut ainsi « maintenant t’as les chinois qui sont là aussi ! ».



[1] Selon le site Algeria Watch, sa candidature auprès des services de renseignements militaires algériens, où déjà il ambitionnait d’infiltrer des “islamistes” aurait été refusée pour cause…d’instabilité !

[2] Cette affaire présente de curieuses similitudes avec une autre polémique qui a suivi la diffusion d’un film que Sifaoui présentait comme un « document inquiétant, une plongée sans précédent dans l’un de ces réseaux, un voyage avec ces fous d’Allah, qui parlent pour la première fois à visage découvert ». Diffusé dans l’émission Zone interdite sur M6 le 23 mars 2003, ce reportage avait déjà fait l’objet d’une première diffusion sur France 2 dans Complément d’enquête le 27 janvier 2003. Là encore, curieuse « coïncidence », les personnages présentés comme de dangereux terroristes se disant « quand même fiers d’être terroristes » (sic) ont bel et bien été inquiétés par la police non pas pour des affaires de terrorisme mais pour des faits de petite délinquance ! Voir cette note sur l’excellent blog d’Alain Gresh

[3] Le reportage peut être vu sur Dailymotion. Il faut noter que cette émission si elle a été retirée de la grille de la programmation de France 5 existe dans sa version temporaire sur Internet : http://arretsurimages.net/

[4]S’agissant des « islamistes » qu’il pourfend, une redoutable incertitude demeure quant à leur définition. S’agit-il des musulmans conservateurs hâtivement regroupés sous le vocable généraliste et opportunément vague de « fondamentalistes », des activistes radicaux impliqués dans des projets terroristes, ou de musulmans qui, à l’exemple des Chinois aujourd’hui expriment un sentiment d’indignité du fait qu’ils sont régulièrement jetés en pâture à l’opinion publique, dans des reportages aux lourds relents islamophobes ? Plusieurs chercheurs se sont intéressés à définir différentes typologies des islamismes. Selon Jean Leca, il convient de distinguer les islamistes conservateurs des islamistes radicaux et parmi ces derniers, il oppose les « démocrates islamiques » qui sont en faveur de l’ouverture du champ politique et les « islamistes révolutionnaires » qui y sont opposés. (Jean Leca, « la Démocratisation dans le monde arabe », in Ghassan Salamé (dir.), Démocraties sans démocrates, Paris, 1994).

[5] Le droit de savoir, l’émission présentée par Charles Villeneuve et diffusée sur TF1 a proposé le mardi 27 novembre 2007 à 22 heures 45, une enquête de Mohamed Sifaoui et Jean-Pierre Boka intitulée « J’ai infiltré le milieu asiatique ».

[6] Voir ici

[7] Voir ici

[8] Sur le blog de Mohamed Sifaoui figure cet appel lancinant « Monsieur le Président de la République, au secours ! » On peut y lire ces phrases (reproduites avec les fautes) « Pour avoir réalisé cette enquête qui met à nues les pratiques du “milieu asiatique” en France, je subi un harcèlement de la part de ce service qui est censé assurer ma protection. Et pour cause, pour avoir démontrer qu’il existe – malheureusement – au sein de cette brave institution policière quelques ripoux qui bénéficient des largesses de quelques groupes mafieux, je me vois harcelé par ce services des Renseignements généraux, censé pourtant veiller à ma sécurité ». Il ajoute dans le même style au lyrisme douteux : « Je ne partage pas toutes vos idées. Je ne suis pas d’accord avec toutes vos opinions. N’empêche, je suis en France parce que j’ai – comme le disait le général De Gaulle – une certaine idée de la France. Cette idée d’universalisme, d’humanisme, de justice et de démocratie qui fait de la France, ce pays tant envié. Je vous serai (sic) donc gré de vous pencher sur les questions que je viens d’évoquer publiquement. Je compte sur votre esprit de justice afin que vous interveniez dans ce qui risque de devenir une affaire grave. Parce qu’effectivement, je tiendrai pour responsable devant vous et devant l’opinion publique nationale et internationale, les RG/PP si un malheur arrivait à moi ou à ma famille. Avec tous mes respects républicains. » Le texte entier peut être lu ici

[9] C’est ce que semble démontrer un reportage d’une télévision chinoise qui a invité Lebrun à montrer ses « armes ». Selon lui, il s’agit d’armes factices destinées à l’industrie cinématographique.

[10] Mohamed Sifaoui J’ai infiltré le milieu asiatique Editions Le Cherche Midi, 2007.

[11] Pour le directeur du cabinet de la mairie de Lognes que nous avons contacté, l’idée d’Asiatiques envahissant Lognes est bel et bien raciste. De plus, notre interlocuteur nous informe que si les Asiatiques forment une importante communauté à Lognes, les Chinois y constituent une minorité, bien moins nombreux que les Laotiens ou les Cambodgiens. Or, dans les propos de Sifaoui, il est question indifféremment de « Chinois » ou d’ « Asiatiques » comme si les deux termes renvoyaient aux mêmes personnes. Plus encore, il nous est dit que, loin de demeurer confinés « entre eux » comme le prétend Sifaoui, les Asiatiques de Lognes sont bien intégrés dans la ville et participent largement aux activités municipales. Notre interlocuteur nous donne l’exemple de l’Association des Aînés où les Asiatiques de Lognes sont particulièrement engagés, preuve de leur volonté de participer à la vie de Lognes à distance de tout « communautarisme ». Il récuse en outre totalement l’idée d’une criminalité spécifiquement asiatique. Enfin, le directeur du cabinet de la mairie de Lognes nous invite à prendre connaissance d’un article du Monde consacré aux Asiatiques de Lognes (publié le 1er octobre 2005) qui dresse un portrait réaliste de la ville, à mille lieux du récit catastrophiste de Sifaoui.

[12] On note que dans les propos de Sifaoui comme dans ceux de ses interlocuteurs, on ne sait jamais s’il est question de la « communauté asiatique » ou des « voyous » voire de la « mafia chinoise ». Quel groupe est concerné par cette intolérable impunité ? Les Chinois qui lisent sans vergogne des journaux dans leur langue natale, les sans papiers-chefs d’entreprise impliqués dans des trafics divers qui « génèrent des sommes considérables en espèces », les communautaristes de père en fils ignorants du « savoir-vivre français », les boulangers et coiffeurs asiatiques qui ont envahi Lognes et qui comble de la perversité communautariste, ne veulent pas écouter la radio ni regarder la télé ?! Si l’on en croit les dizaines de plaintes provenant d’Asiatiques ulcérés par les reportages de Sifaoui, certains ont toutefois eu le déplaisir de l’entendre/le voir dans ses oeuvres.

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Aïd El Kebir, mercredi 19 décembre 2007

L’écran de fumée d’Annapolis