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« Journal d’un musulman allemand »: un livre pour notre temps

“Il vient du fond des pays islamiques une question très profonde à l’égard du faux universalisme occidental de ce que j’appelle l’impérialisme de l’universel.” Pierre Bourdieu

 

Un parcours passionnel

Que le professeur Mourad Wilfried Hofmann trouve ici l’expression de notre gratitude et de notre reconnaissance pour son extrême amabilité d’avoir accordé aux éditions Alem el Afkar la permission de rééditer en Algérie le « Journal d’un musulman allemand ».

Le mérite revient au Cheikh Larbi Kechat d’avoir usé de son amitié avec le professeur Hofmann. Nos vifs remerciements à cette âme à toute épreuve, infatigable stimulateur des consciences et grand promoteur du dialogue entre Musulmans et Chrétiens.

En homme de son temps, Hofmann pose les problèmes de son temps. Le Journal d’un musulman allemand, une œuvre majeure, est assurément le type de livre que beaucoup rêvent d’écrire eux-mêmes. C’est aussi le livre à faire lire, dont on recommande vivement la lecture notamment aux nombreux auteurs qui n’ont pu se frayer un chemin dans le champ de la littérature que par une écriture décadente. Courant désespérément derrière les chimériques droits d’auteur et prix littéraires, ils finissent par ressembler à Faust, que Goethe présente comme « un être troublé par la passion, qui peut obscurcir l’esprit de l’homme ».

Le pacte du diable signé avec les maisons d’édition parisiennes, non seulement les pousse à la dépossession de soi, mais les réduit à de simples « informateurs indigènes », selon la formule d’Edward Said, ils ont fini par créer un climat de morosité sans parvenir à savoir ce qu’est écrire ni à connaitre le rôle social de l’écrivain. Il est aisé de les imaginer se laisser aller dans la bouche monumentale de La Porte de l’enfer, une statue grotesque du Parco dei Mostri, le Parc des monstres, situé à 70 km à l’est de Rome, dans la commune de Bomarzo. Paraphrasant Dante dans L’Enfer, on peut lire, gravé sur la lèvre supérieure de l’ogre : « Ogni pensiero vola » (Toute pensée s’envole).

Fort heureusement pour nous, les écrivains authentiques travaillent toujours à dépasser cette écriture du dérisoire. Avec son érudition, Hofmann nous fait vivre de grands moments de la tradition de Goethe : le bildungsroman, la morphologie de la culture et le dialogue avec l’Islam.

C’est dans la narration qu’il trouve la voie royale de partager l’expérience de son cheminement personnel et passionnel, depuis les premières fascinations artistiques et philosophiques de l’Islam exercées sur lui alors qu’il était encore un jeune intellectuel allemand jusqu’à l’aboutissement de sa conversion. « Lorsque disparaît l’art du récit, ce qui est essentiel dans la communication ne passe plus » notait à juste titre le philosophe roumain Mircea Eliade.

Le bildungsroman, qu’on traduit en français par le roman initiatique ou le roman d’apprentissage, est un genre littéraire qui s’est développé en Allemagne du 18ème siècle. Il est fondé sur un thème central de l’accomplissement par le personnage principal d’une ambition. Les évènements qu’il vit le soumettent aux grandes épreuves de l’existence humaine et vont ainsi façonner sa personnalité sur le double plan moral et intellectuel.

Goethe a été le précurseur de ce genre littéraire. Il publie en 1796 un roman d’apprentissage sous le titre Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister. C’est l’histoire d’un jeune marchand en qui s’éveille la vocation d’acteur dramaturge. Engagé dans une troupe itinérante, il part donc à la découverte du monde et finit par comprendre la puissance du théâtre et de la littérature à susciter des mutations sociales. C’est ainsi qu’il entend rapprocher ce qui semblait indissociable : la réalité et l’idéal.

La publication de ce roman a été la source d’inspiration de l’universitaire allemand Karl Morgenstern de forger le terme de Bildungsroman.

Dans son journal, Hofmann relate des faits dans leur ordre chronologique. On découvre tout un cheminement relationnel d’un miraculé, sauvé d’un grave accident par on ne sait quel mystère, qui a mis un quart de siècle pour comprendre le sens de son destin. Les pieds sur terre et la tête dans les étoiles, il évolue dans le temps et dans l’espace avec la sensation d’abolir les frontières et de découvrir sans cesse de nouveaux horizons, de New York en mai 1951 à Bruxelles en janvier 1986.

Dans son parcours, Hofmann cherche des réponses aux questions fondamentales : « D’où ? Quelle destination ? Pourquoi ? » Il relate ce voyage comme « un dialogue avec lui-même » plein de sincérité. Ce voyage au cœur de l’existence humaine s’est en définitive avéré un retour à la nature originelle, el fitra, une quête de sens : signification, direction, valeur, où l’Islam a joué instinctivement le rôle de lumière directrice. « Ce besoin intérieur d’aller au-delà de l’écran de l’expérience concrète immédiate marque l’existence des intellectuels dans toute société » fait remarquer le penseur palestinien Edward W. Saïd. Hofmann se confie : « Je réalise, ainsi, non sans choc, que pas à pas, malgré moi et presque inconsciemment je me transformais, par le cœur et l’esprit, en Musulman ». La réflexion de Goethe contribue à une meilleure mise en contexte de la quête de Hofmann : « De quelque façon que nous voulions nous donner du courage, nous vivons tous en Islam »[1]. En lisant le Coran, il s’attarde au verset 30 de sourate Erroum : « Redresse ta face vers la religion en croyant originel, en suivant la prime nature selon laquelle Dieu a instauré les humains, sans qu’il y ait de substitution possible à la création de Dieu : c’est là la droite religion… »[2].

Bien de grands esprits européens n’ont pu échapper à la fascination de l’Islam. C’est une grande expérience humaine au bout de laquelle on se sent transformé. Malek Bennabi présente l’expérience du peintre Etienne Dinet[3], qui « n’est pas seulement un peintre dont la vocation puissante va se réveiller ici. Il n’est pas seulement le poète qui s’abandonne à l’envoûtement d’un mystérieux appel. Il est tout cela. Il est aussi beaucoup plus. Dans l’oasis, il y a une vie humaine qu’il découvrira en parcourant ses ruelles tortueuses. (…) Mais la vie humaine qu’il décrit a un côté pathétique que nul pinceau ne peut rendre. Il y a dans cette vie des aspects intimes, douloureux qui traduisent la tragédie d’une époque. Derrière les formes et les couleurs, la triste réalité de l’ère coloniale bouleverse la conscience d’Etienne Dinet. Cette réalité revêt à ses yeux un double aspect, une misère sans nom et une sérénité sans bornes. Il est doublement conquis : il se fait croyant et militant. Il fera sa conversion publiquement, un jour vers 1929, au Cercle du Progrès en présence d’une foule musulmane et des grandes figures de l’Islah. Il s’appellera désormais Nasr-Eddine Dinet. »

Dans son journal, Hofmann aborde de nombreux thèmes, guidé presque instinctivement par cette fitra de ne jamais opposer la foi à la raison. Sa quête de vérité commence en 1951, alors qu’il était encore jeune étudiant dans le prestigieux Union College situé à Schenectady dans l’État de New York. Il porte son attention critique sur l’enseignement de la sociologie, où il remarque une distorsion entre son objet et sa méthode. La sociologie lui paraît ainsi « le produit d’un Weltanschauung », c’est-à-dire une conception du monde devenue contestable parce qu’elle se limite, par le regard que jette une époque sur la conception du monde de l’époque qui l’a précédée, à établir superficiellement une typologie des attitudes, sans pour autant parvenir à en comprendre le sens.

Il remarque avec pertinence que l’étude des « fonctions sociales de l’homme et les structures de son comportement » n’est pas centrée sur l’homme ; elle est plutôt soumise aux méthodes implacables des chiffres et des mesures, où seul compte l’aspect pratique de l’utilité, dans le but inavoué de l’uniformisation et de l’aliénation. Ce type d’enseignement suscite en lui une grande inquiétude qu’il formule sous forme d’interrogation : « Comment allons-nous faire face à une pseudo-religion comme le marxisme “scientifique” si nous vivons également l’athéisme, et exposons les systèmes de valeurs occidentales aux effets d’un agnosticisme sans réserve et, de là, au neutralisme éthique ?».

Cette époque est marquée aux Etats-Unis par le grand succès de l’ingénierie du consentement, qui passe de la publicité à la politique. Son auteur, Edward Bernays, double neveu de Sigmund Freud, a opéré une combinaison des idées de la psychologie des foules avec les idées sur la psychanalyse freudienne. Il a été le premier à mettre au point les méthodes de la psychologie du subconscient dans le but de manipuler l’opinion publique. Il expose sa théorie dans The Engineering of Consent (l’ingénierie du consentement) qu’il définit : « L’ingénierie du consentement est l’essence même de la démocratie, la liberté de persuader et de suggérer. » Son travail a été d’une grande utilité pour les puissants à maîtriser les mécanismes de soumission.

Au terme de ses études, Hofmann est nommé attaché auprès du Consulat Général d’Allemagne à Alger. Sa conscience est heurtée par les affres du colonialisme et les horreurs de l’OAS. Il est frappé par la forte endurance du peuple algérien à affronter ces affres et ces horreurs. De son appartement à El Biar, il garde ce souvenir de l’horreur : « Quand l’autre jour les enfants de nos voisins revinrent à la maison avec des yeux écarquillés, très troublés par les actes brutaux commis contre des Algériens et dont ils furent témoins, leur mère les consola en leur disant : “C’étaient seulement des Arabes !” ». Il trouve une explication dans le verset 153 de Sourate al-Baqarah : « O vous, les croyants ! Cherchez secours dans l’endurance et la prière. Dieu est avec les patients ».

Il reste constamment contemplatif sur l’attractivité de l’Islam : « En d’autres termes, l’Islam compte sur l’effet automatique de sa simplicité, son rapport avec la nature, sa clarté et sa sobriété sur ceux qui veulent et peuvent entendre et voir. »

C’est pour lui une intense satisfaction d’avoir pu trouver ce qu’il cherchait. Une expérience que décrit brillamment le poète mystique Djalaluddine Rumi :

« Le ruisseau court à la recherche de l’océan ;
Il se perd quand il s’est noyé dans l’océan.
Tant que la recherche existe, le cherché n’est pas connu ;
Quand l’objet de la recherche est atteint, cette recherche devient vaine.
Donc, tant que la recherche existe, cette quête est imparfaite.
Quand la recherche n’est plus, elle acquiert alors la suprématie. »

Il raconte sa première expérience du jeûne de ramadhan à Belgrade en1978. « Jour après jour, notre force morale se raffermit, de même que notre confiance en nous-mêmes de pouvoir vivre selon les priorités justes. En dernière analyse, ce jeûne ne vise-t-il pas avant tout le développement de notre immunité contre la tentation du shirk : le risque de déifier ce qui est entièrement inessentiel et accessoire dans notre vie ? »

Les séjours fréquents et réguliers en Turquie lui ont permis de comprendre l’Islam dans sa dynamique sociale et dans son ambiance culturelle, qui contraste avec « l’environnement autodestructeur » de l’Occident.

Hofmann est donc fasciné par cette culture capable d’enfanter des savants de l’envergure d’Ibn Khaldoun. En s’imprégnant de cette culture, à travers ses trois dimensions éthique, esthétique et technique, il prononce la profession de foi, Chahada, au Centre Islamique de Cologne le 25 septembre 1980. Il y parvient transformé, transfiguré dans un renouvellement de soi et choisit de se faire appeler Mourad Farid.

Lors de son pèlerinage en décembre 1982, il saisit dans la ferveur toute la signification et toute l’étendue de la paix, de la fraternité et de l’humanisme. Les différences s’estompent, les frontières s’abolissent. Il eut son moment d’extase au bout des sept tours rituels autour de la Kaaba, au milieu de milliers de pèlerins tels des planètes gravitant autour d’un astre central, dans un temple ouvert à la terre et au ciel, reliant dans le temps et l’espace la cosmologie à l’anthropologie ; où le Seigneur des univers (Rabbi el Alamine) de la première sourate du Coran, El Fatiha se mêle au Dieu des hommes (Rabbi ness) de la dernière sourate Les hommes, comme l’explique avec brio Jacques Berque dans sa traduction du Coran.[4]

Hofmann évoque le pèlerinage l’explorateur anglais Richard Francis Burton en 1853. Il est devenu Musulman et soufi après avoir mené une vie tumultueuse : officier militaire, explorateur, écrivain et poète, traducteur, linguiste, ethnologue, diplomate. Il publie un livre où il raconte son voyage en Arabie et son expérience du pèlerinage.[5] Son livre commence par un vers célèbre de l’esprit chevaleresque du poète El Mutanabbi : « Je suis bien connu de la nuit, des coursiers et du désert / de l’épée et [de l’invité], du papier et de la plume ».

Hofmann fait remarquer : « D’après Burton, les Musulmans sont, en tout cas, plus éclairés, plus tolérants et plus fraternels que la plupart des Chrétiens. Il trouvait, bien sûr, impossible de démanteler les mécanismes défensifs avec lesquels les Occidentaux rejettent instinctivement toutes les vérités de l’Islam qui ne s’accordent pas avec leurs préjugés favoris. »

Burton n’a pas été le premier européen à accomplir le pèlerinage. Bien avant lui, en 1503, l’écrivain et voyageur italien Ludovico de Verthema a effectué le pèlerinage après sa conversion à l’Islam. A son retour en 1510, il publie à Rome le récit de son voyage, intitulé « Itinerario » (Itinéraire). L’ouvrage connut un succès considérable et fut traduit en une cinquante de langues. Ce succès s’explique sans doute par la description détaillée de contrées jusqu’alors inconnues des Européens. En 1909, Augustus Ralli publie à Londres Christians at Mecca (Des chrétiens à La Mecque), où il rassemble les récits de 16 voyageurs européens qui ont entrepris le voyage à la Mecque.

L’Occident déclinant

Ainsi se trouve dressé le décor du déclin de l’occident, tel qu’il a été esquissé par Oswald Spengler et dont Mohand Tazrout a offert une traduction réussie à l’électorat francophone. Comme s’il était inspiré de la pensée d’Ibn Khaldoun dans sa conception de l’histoire et l’évolution des civilisations, Spengler récuse la vision linéaire de l’histoire scolastique, qu’il trouve erronée et provinciale, imaginée à la seule gloire de l’Occident. La fragmentation de l’histoire en blocs successifs, antiquité/moyen-âge/renaissance/temps modernes lui paraît dénuée d’intérêt analytique et suscite une question essentielle : « Existe-t-il une logique de l’histoire ? »

A la notion abstraite de la civilisation, Spengler oppose les entités vivantes des cultures et leur évolution cyclique, à l’image de tout être biologique, elles naissent, croissent, déclinent et meurent. La civilisation n’est alors que l’âpre destin de la culture, sa phase ultime et décadente. Spengler s’explique : « Une culture naît au moment où une grande âme se réveille, se détache de l’état psychique primaire d’éternelle enfance humaine (…) Une culture meurt quand l’âme a réalisé la somme entière de ses possibilités sous la forme de peuples, de langues, de doctrines religieuses, d’arts, d’États, de sciences, et qu’elle retourne à l’état psychique primaire… Quand le but est atteint et l’idée achevée, que la quantité totale des possibilités intérieures s’est réalisée au-dehors, la culture se fige brusquement, elle meurt, son sang coule, ses forces se brisent : elle devient civilisation ».

En son temps, Spengler était convaincu que l’Occident était déjà presque parvenu au terme de son parcours. C’est la chute dans le monde de la matière, qui ne cesse d’être accélérée par l’extinction des forces créatrices, l’épuisement des forces conceptuelles et la perte de l’élan spirituel. Tel est le sens du déclin, la civilisation doit affronter des problèmes qu’elle ne peut résoudre, elle ira à son propre anéantissement à travers sa propension impérialiste.

L’ambassadeur singapourien Kishore Mahbubani n’a pas manqué de relever le déclin occidental qu’il résume en trois manifestations : recul démographique, récession économique, et perte de ses propres valeurs. « L’ère de la domination occidentale arrive à son terme, elle a donné le bien autant que le mal et la destruction à l’histoire humaine. Pour ceux des 12% de la population mondiale qui vivent en Occident, il est vain d’imaginer qu’ils peuvent façonner le destin des autres 88%, dont beaucoup sentent aujourd’hui renaître en eux une énergie et des forces nouvelles. Pour l’instant, la majorité désire coopérer avec l’Occident. Cependant, si l’Ouest essaie de prolonger sa domination, la confrontation sera inévitable. »[6]

Edgar Morin y voit une obscure contradiction : « Quelle époque régressive psychiquement, sociologiquement, moralement, dans un formidable progrès scientifico-technique. »

C’est dire que dans son relativisme culturel, Spengler n’avait pas tout à fait tort : « Quand nous aurons appris à peser l’exact poids des mondes qui nous entourent, nous découvrirons peut-être, outre la vraie fraternité, tout à la fois nos horizons et nos limites. Prestige du verbe, orgueil de soi, volonté de surélévation : lorsque nous avons prononcé le mot Occident, nous avons tout dit, comme si l’Occident était autre chose que la pente déclinante de l’Orient… »[7]

Un exemple très instructif, le discours tenu, en 1883, par Léopold II, roi des Belges, devant les missionnaires se rendant en Afrique : « Votre rôle essentiel est de faciliter leur tâche aux administratifs et aux industriels. C’est dire donc que vous interpréterez l’Évangile d’une façon qui serve à mieux protéger nos intérêts dans cette partie du monde. Pour ce faire, vous veillerez entre autre à désintéresser nos sauvages des richesses dont regorgent leurs sol et sous-sol, pour éviter qu’ils s’y intéressent, qu’ils ne nous fassent pas une concurrence meurtrière et rêvent un jour de nous déloger. Votre connaissance de l’Évangile vous permettra de trouver facilement des textes recommandant aux fidèles d’aimer la pauvreté, tel par exemple : “Heureux les pauvres car le royaume des cieux est à eux. Il est difficile au riche d’entrer au ciel ” ».

Cheikh Bachir Ibrahimi parlait de la sainte alliance des « 3 M », les grandes forces des conquêtes coloniales : les militaires, les marchands et les missionnaires.

A l’image du coquelicot de Omar Khayyam qui « puise sa pourpre dans le sang d’un empereur enseveli », les conquêtes coloniales, telles qu’elles ont été menées par l’Occident en déclin, ont eu un impact dégénérant. On saisit le fondement de base de cette forme d’impérialisme portée par le système capitaliste, de la destruction créatrice à la création destructrice ou bien selon la formule d’Héraclite d’Éphèse : « Vivre de mort et mourir de vie ». Une réflexion d’Adolf Hitler à ce sujet mérite d’être signalée : « (….) Les blancs ont toutefois apporté quelque chose à ces peuples (colonisés), le pire qu’ils pussent leur apporter, les plaies du monde qui est le nôtre : le matérialisme, le fanatisme, l’alcoolisme et la syphilis. Pour le reste, ce que ces peuples possédaient en propre étant supérieur à ce que nous pouvions leur donner, ils sont demeurés eux-mêmes […] Une seule réussite à l’actif des colonisateurs : ils ont partout suscité la haine. Cette haine qui pousse tous ces peuples, réveillés par nous de leur sommeil, à nous chasser ».[8]

L’écrivain français Paul Valéry a été chargé en 1937 de superviser les inscriptions qui devaient orner le nouveau Palais de Chaillot dans la capitale française, ouvert pour l’Exposition internationale Arts et Techniques dans la vie moderne. Il n’hésite pas à graver sur le fronton du palais une phrase à lui : « Le temps du monde fini commence. »[9]

Enfin, pour compléter ce tour d’horizon des grandes manifestations du déclin de l’Occident, il serait utile de mentionner les travaux sur la baisse du niveau d’intelligence dans les pays occidentaux. Le calcul des temps de réaction a démontré une perte de 15 points de quotient intellectuel (QI) en moyenne entre 1900 et 2000, ce qui représente la différence de niveau qui existe entre un enseignant d’école primaire et un professeur d’université[10]. La chaine de télévision franco-allemande Arte a diffusé en novembre 2017 un documentaire intitulé “Demain, tous crétins ?”. Le constat est sans appel : la baisse du quotient intellectuel est réelle à cause de la pollution de l’environnement. D’autres experts, moins médiatisés, dont le professeur Edward Dutton de l’Université d’Oulu (Finlande), sont allés jusqu’à expliquer ce phénomène de diminution du QI par des facteurs génétiques plutôt qu’environnementaux.

Emile Zola a été bien inspiré par le spectre de la théorie de l’hérédité-dégénérescence dans Les Rougon-Macquart. Ces idées sont particulièrement développées dans le dernier roman de la saga : Le Docteur Pascal, paru en 1893.

Spengler ajoute que le déclin est mené par des hommes importants qui travaillent à pousser la civilisation vers la pente déclinante. Ces hommes sont aujourd’hui rassemblés au sein des élites anglo-saxonnes, au sujet desquelles l’analyste géostratégique russe a exprimé un avis imagé : « Il n’y a qu’une chose qui puisse être pire que l’hostilité avec les Anglo-Saxons : c’est l’amitié avec eux ». Agissant en véritables forces démoniaques, ces polémarques d’un genre nouveau ont élaboré un nouveau modèle de domination fondé sur le système de guerre totale. Dans cette stratégie, l’essentiel du monde arabo-islamique est pris comme un point d’appui pour mener une offensive contre la région rivale des atlantistes, l’Eurasie.

Ainsi sont sapés les fondements de base de la société et de l’Etat de tous les pays de cette vaste région allant du Maghreb jusqu’au Cachemire. Le but stratégique est de maintenir tous ces pays dans un état permanent d’instabilité et même d’ingouvernementalité, prélude au chaos à provoquer en cas de retrait. Un peu partout, l’impact des politiques publiques est désastreux : des gouvernements incompétents et corrompus, l’absence de moralité et de professionnalisme dans la classe des dirigeants, le grand potentiel criminel des entrepreneurs, la collusion d’intérêts avec le néocolonialisme, la montée de l’esprit de prédation, l’éclipse des notions d’intérêt général, de justice sociale et de cohésion nationale, la crise intellectuelle et morale, la paupérisation de larges pans de la population.

L’instrumentalisation de l’Islam devient une arme stratégique, une relecture et une pratique de l’Islam vise à le vider de ses contenus. Ahmad Eqbal n’a pas manqué de fustiger cet « ordre islamique réduit à un code pénal, dépouillé de son humanisme, de son esthétique, de ses quêtes intellectuelles et de sa dévotion spirituelle ». Ce qui « entraîne l’affirmation absolue d’un seul aspect de la religion, généralement sorti de son contexte, au total mépris de l’autre. Ce phénomène dénature la religion, altère la tradition et fausse le processus politique partout où il se développe ».

L’Islam en tant qu’espace géographique perd alors son harmonie et sa viabilité ; atomisé, il devient concurrentiel où s’affrontent des courants rétrogrades, claniques, dogmatiques et agressifs, que le prêt-à-penser désigne sous différents vocables confus et mystificateurs : islamistes, fondamentalistes, intégristes, djihadistes, terroristes, radicalisés, etc. Le monde musulman devient un laboratoire grandeur nature où l’on applique les méthodes de fabrication de l’ennemi pour tester les guerres inédites : guerre non conventionnelle, guerre hybride, guerre pour la guerre, guerre préventive, guerre asymétrique, guerre biologique, guerre cybernétique, guerre monétaire, etc. Où mènent donc toutes ces guerres en Palestine, en Afghanistan, en Irak, en Libye, en Somalie, en Syrie, au Soudan, au Yémen, etc. ? Pour reprendre la pensée de Guglielmo Ferrero : « En prenant des allures extrêmes, en mobilisant en passionnant des opinions et des peuples entiers, la guerre augmente la puissance de ses moyens, mais elle perd en même temps la capacité d’atteindre son but qui est la paix ».

Le noyau dur des élites en Amérique est constitué par les chrétiens évangéliques, appelés communément « sionistes chrétiens » pour leur fanatisme sioniste et leur soutien inconditionnel à Israël. Leur doctrine exerce une très grande influence non seulement sur la religion et la politique mais aussi sur la culture et l’identité américaines. Ce qui donne la latitude à Israël de s’ingérer profondément et en toute impunité dans les centres décisionnels aux Etats-Unis, faisant peu de cas de la souveraineté américaine, volant la technologie militaire et de communication au profit de ses propres fabricants. Il est essentiel de garder présent à l’esprit cette situation de l’immense pouvoir des sionistes chrétiens et de leur soutien fanatique d’Israël, souvent au détriment des intérêts et de l’image de marque des Etats-Unis. Il est aussi essentiel de garder présent à l’esprit les relents fascistes du lobby israélien aux USA et ailleurs dans le monde.

C’est au cœur du monde arabo-musulman que les sionistes ont porté la tragédie palestinienne. Prenant exemple sur les nettoyages ethniques, les sionistes travaillent méthodiquement à vider la Palestine de ses habitants légitimes et la peupler de juifs ramenés des quatre coins du monde, où ils deviennent friands d’images de corps de bébés palestiniens déchiquetés, de destructions spectaculaires, de bombardement des maisons et des écoles. Comme si les pères fondateurs de ce syndicat du crime se sont inspirés de La divine comédie de Dante, dans son chapitre L’enfer. Dans les entrailles de Jérusalem, Lucifer finit par loger l’enfer, il creuse un entonnoir par lequel les damnés sont expédiés aux supplices éternels. A l’entrée, il est rappelé aux pauvres malheureux : « Vous qui entrez, abandonnez toute espérance ». Tel est le vécu de tous les Palestiniens depuis 1948.

Cette frénésie constante de l’horreur chez les dirigeants sionistes s’explique par un pacte avec le diable. En témoignent leur passé de bouchers, ils ont été tous et sans exception, impliqués dans de longues séries d’assassinats et de massacres des Palestiniens tout au long des années 1940, bien avant la proclamation de l’Etat d’Israël sur les territoires de la Palestine. Les fractions sionistes ont, dès leur constitution dans les années 1930, voué une grande admiration aux nazis et aux fascistes italiens. Après le déclenchement de la guerre 39-45, les sionistes ont proposé leurs services aux dirigeants allemands et italiens pour renforcer les capacités de l’Axe et affaiblir la puissance britannique en Palestine, à travers des opérations de commando et d’espionnage. Il s’agissait en fait de comportements hautement criminels : braquage de banque, assassinats ciblés (à titre d’exemple : Lord Moyne, le ministre britannique pour le Moyen-Orient, et le comte Folke Bernadotte, négociateur de paix des Nations unies), les premiers attentats à la voiture piégée et attaques explosives contre les civils palestiniens.[11]

A cette époque, Yitzhak Shamir, dans ses lettres à Mussolini fustigeait violemment les systèmes démocratiques qu’il jugeait décadents tout en s’engageant qu’il en sera tout autrement dans le futur Etat totalitaire que les sionistes travaillaient à établir en Palestine. Telle est l’origine de la tragédie palestinienne : le premier idéal des pères fondateurs d’Israël était d’être les supplétifs des nazis d’Allemagne et des fascistes d’Italie. Ce qui ne semble pas incommoder l’opinion publique israélienne, dont la culture politique ne répond à aucun standard. Tout comme le courant idéologique d’Ariel Sharon est qualifié de judéo-nazi, sans susciter la moindre gêne, car son programme préconisait le massacre par millions de tous ceux qui pourraient être considérés comme ennemis d’Israël.

Le pacte nazi-sioniste pour l’établissement d’Israël a été salutaire et déterminant. Sans le soutien d’Hitler, la colonisation juive de la Palestine n’aurait été qu’un rêve fou. Il avait comme antécédent l’agrément, à titre exclusif, du parti sioniste allemand alors que toutes les autres formations politiques ont été interdites après l’accession de Hitler au pouvoir. Si l’Allemagne nazie avait gagné la guerre, on aurait vu, tels des champignons, les statues à la gloire de Hitler orner le paysage d’Israël. La coopération entre ces deux mouvements nazi et sioniste s’explique par leur proximité idéologique. Les mêmes forces impérialistes anglo-saxonnes qui ont vaincu le nazisme en Allemagne, se sont acharnées à consolider le sionisme en Palestine, où Israël devient l’instrument de déstabilisation du monde arabo-musulman et l’initiateur de l’interventionnisme militaire des USA dans la région. Ce qui explique la mobilisation du bloc occidental au profit d’Israël et son soutien politique, diplomatique, militaire, financier, culturel.[12]

Mais c’est dans le domaine de l’environnement que le déclin de l’Occident prend des proportions d’une catastrophe. Comme l’explique un éminent scientifique néo-zélandais : « La poursuite de la dynamique de croissance actuelle, nous met face à la perspective d’une disparition de la civilisation telle que nous la connaissons, non pas dans des millions d’années, ni même dans des millénaires, mais d’ici la fin de ce siècle. »[13]

Une étude de l’administration Trump sur l’impact environnemental du mois d’août 2018 fait valoir une hypothèse désastreuse d’un réchauffement de la planète de 7 degrés Fahrenheit d’ici la fin du siècle, soit environ 4 degrés Celsius. Ce qui équivaut à une grande catastrophe. Mais le plus surprenant de cette étude est qu’aucune mesure n’est préconisée pour réduire l’émission des gaz qui provoquent un tel réchauffement. En un mot, il n’y a plus rien à faire car le destin de la planète est déjà scellé. La cupidité et la boulimie du système capitaliste entrave sérieusement la prise de conscience de ces menaces existentielles.

Aujourd’hui, les effets des dérèglements climatiques sont connus : hausse des températures, élévation du niveau de la mer, conditions météorologiques extrêmes, avancée de la désertification, recul de la biodiversité. Ces effets toucheront d’abord les populations les plus démunies et aggraveront leur vulnérabilité. Ce qui va provoquer de grands flux migratoires à une échelle encore jamais vue, indépendamment des pénuries d’eau potable et de la multiplication des conflits de grande ampleur.

Le déclin de l’Occident trouve ici toute l’étendue de sa signification, le déclin du rapport de l’homme à l’humanité, qu’aucune science ni aucune technologie ne peut en résoudre la catastrophe écologique.

C’est à juste titre que Malek Bennabi en arrive à cette conclusion : « La technique actuelle pourrait résoudre ce problème, comme celui d’amener et de condenser les nuages artificiels au point voulu en se servant de la force éolienne et d’un procédé chimique. Mais nous n’en sommes pas là : on applique la désintégration de l’atome à l’art de la mort et non à l’art de la vie. »

En 1967, le professeur d’histoire médiévale à l’université de Los Angeles Lynn Townsend White publie un article qui fera date : « The Historical Roots of Our Ecologic Crisis » (Les racines historiques de notre crise écologique). Il considère que la crise écologique trouve ses racines dans le versant occidental du christianisme, en raison de son caractère hautement anthropocentrique : arrogance humaine, prééminence de l’esprit scientifique sur celui des arts, importance de l’idée de progrès. Par conséquent, jamais la crise écologique ne se résoudra avec le seul recours à la science et à la technologie. La seule solution qui vaille est d’opérer un bouleversement dans la relation homme-nature, adopter une démarche qui respecte les équilibres naturels, en modifiant fondamentalement les modèles en cause : mode de production par la surexploitation des ressources naturelles, mode de distribution par la saturation des marchés, mode de consommation par le gaspillage, mode d’occupation des territoires par la concentration urbaine, mode de progrès fondé sur la croissance quantitative. Mais jamais l’Occident en déclin ne peut admettre de modifier le modèle dont il puise sa substance et sa puissance, ni le reste du monde qui pense parvenir à la prospérité en adoptant le modèle funeste.

Cette situation rappelle le conte africain du scorpion et de la grenouille. Le scorpion demande à la grenouille de le transporter sur l’autre rive d’une rivière. D’abord effrayée par son aiguillon venimeux, la grenouille accepte cependant, puisque la piquer les conduirait tous deux à leur perte. Au milieu de la rivière, pourtant, le scorpion la pique mortellement. La grenouille mourante a juste le temps de demander au scorpion la raison de son geste. Le scorpion qui se noie a juste le temps de répondre : « C’est dans ma nature. » La morale de l’histoire est toute simple : ne jamais être la grenouille qui suit aveuglément le scorpion, qui symbolise l’Occident. Car dans la réalité, le scorpion occidental sait parfaitement nager, même dans les eaux troubles.

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A la faveur des grandes restructurations industrielles, des rapprochements stratégiques ont été opérés entre les trois secteurs agro-alimentaire, chimique et pharmaceutique. Ce qui a permis l’émergence d’un conglomérat gigantesque plus puissant que le complexe militaro-industriel, les compagnies pétrolières ou les groupes financiers.

Grâce à son puissant lobbying, le trust pharmaco-chimique est parvenu à orienter le contenu du Codex Alimentarius vers la préservation de ses intérêts et le renforcement de sa position dominante. En 1963 fut créée une commission conjointe entre la FAO et l’OMS à l’effet :

  • d’élaborer des normes et critères de la sécurité et la santé des consommateurs et de la préservation de l’environnement
  • de définir les mécanismes de coordination des travaux de normalisation
  • de promouvoir et de faciliter les échanges internationaux.

Les travaux ont beaucoup insisté sur la nécessité de l’harmonisation à l’effet de faciliter la coordination et de promouvoir les échanges. Mais des effets pervers sont rapidement apparus. Les pays importateurs avaient peu de marge de manœuvre pour édicter leurs propres normes en matière de contrôle des aliments, des végétaux, des animaux et des médicaments. Les accords de libéralisation des échanges ont été élaborés sur la base d’instruments juridiques étrangers au droit national et international.

Le volume du commerce mondial des denrées alimentaires est considérable, sa valeur est estimée à plus de 1.200 milliards de dollars par an. De même que le chiffre d’affaires du marché pharmaceutique mondial a atteint 1.100 milliards de dollars en 2016. Ce qui a permis de rendre dépendants et vulnérables tous les pays du sud dans les domaines de l’alimentation et de la santé.

Le médecin allemand, Matthias Rath, qui produit des suppléments vitaminiques à vocation curative dénonce cette situation en ces termes : « La vraie nature de l’industrie pharmaceutique (mondiale) est de gagner de l’argent avec les maladies chroniques, et non point de s’occuper de la prévention ou de l’éradication des maladies. L’industrie pharmaceutique a un intérêt financier direct à ce que les maladies perdurent afin d’assurer la croissance du marché des médicaments. C’est pour cela que les médicaments sont conçus pour soulager les symptômes et NON pour traiter les causes des maladies. Les trusts pharmaceutiques sont responsables d’un génocide disséminé permanent, tuant des millions de personnes… »

Un rapport de l’ONU affirme d’ailleurs que sur 205.000 médicaments de ces industries, seuls 26 seraient indispensables.

Mais ce monde est en déclin, il va passer comme sont passés avant lui tous les systèmes dégénérés, emportés par la folie du pouvoir. Les tenants de la confrontation avec l’Occident au reste du monde, mènent l’Occident à se dresser contre la nature et contre lui-même, dans une sorte de “Paradis perdu” (publié en 1667), où John Milton fait dire à Satan : « J’aime mieux régner en enfer que servir au ciel ». Il y a toujours un début de la fin.

Le dialogue avec l’Islam

On comprend ainsi toute l’importance de la démarche de Hofmann : l’impérieuse nécessité du dialogue avec l’Islam pour nous amener à changer notre vision des choses qui est complètement déraisonnable par l’Occident déclinant mais toujours dominant. C’est une réponse adaptée qui invite à dépasser la problématique posée par la littérature de l’adversité des atlantistes, depuis Bernard Lewis, dont la déviation idéologique est flagrante dans le titre de son ouvrage The Roots of Muslim Rage (Les Racines de la rage musulmane) jusqu’à Zbigniew Brzezinski le semeur du désordre en passant par Samuel Huntington et son démagogique Choc des civilisations et le nihilisme de Paul Wolfowitz.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le système de l’Organisation des Nations Unis a été conçu pour garantir partout et pour tous les droits de l’Homme, la justice sociale et la sécurité collective. Ce système n’arrive plus à masquer son incapacité à remplir ses missions, malgré le volontarisme des Secrétaires généraux successifs de l’ONU. En septembre 2000, à l’occasion du troisième millénaire, Kofi Annan a convoqué une assemblée générale de chefs d’État et de gouvernement des 193 États membres de l’ONU pour la présentation des objectifs du millénaire pour le développement. Dans un document intitulé Millenium Development Goals, on avait élaboré une stratégie d’éradication, dans un délai de quinze ans, des huit plus grandes tragédies de l’humanité. En 2015, le bilan établi ne relève aucun résultat significatif.

A son tour, Ban Ki Moon élabore son « Agenda 2030 » qui propose des stratégies spécifiques à chacune des 37 tragédies identifiées. Les forces démoniaques travaillent à mettre en échec tout ce qui concourt au renforcement de la coopération multilatérale et à l’émergence d’un monde multipolaire.

Tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. Hofmann rapporte les propos de l’ancien Président Allemand Karl Carstens le 29 août 1985, à Genève : « En ce qui concerne les développements futurs, mes plus grandes appréhensions ne sont pas les armes atomiques, ni les problèmes écologiques, ni l’explosion démographique dans le Tiers-Monde. Mon plus grand souci, c’est que notre civilisation puisse perdre sa dimension religieuse. Cela pourrait, en effet, signifier notre fin : L’homme se considérant comme la mesure et le critère de tout…».

Auparavant, Nietzsche avait lancé son cri : « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! ». Il ajoute : « Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, meurtriers entre les meurtriers ? Ce que le monde a possédé de plus sacré et de plus puissant jusqu’à ce jour a saigné sous notre couteau ; (…) qui nous nettoiera de ce sang ? »[14]

Hofmann a entamé sa connaissance de l’Islam, avec cette double prise de conscience des distorsions de l’enseignement de la sociologie et les horreurs du colonialisme français en Algérie. Il est allé à l’Islam par le chemin royal, par l’art et la métaphysique, par le beau et le sublime, par ce qui séduit le cœur et appelle l’esprit, par ce qui stimule l’imagination et éveille la conscience. Par le contact avec l’Islam, il a pris conscience du déclin de l’Occident. Et le christianisme n’a pas été d’un grand secours, sans doute que l’église elle-même n’a pas pu résister au processus de déclin.

C’est en sociologue que Hofmann tente d’accéder à la vérité sur l’Islam en empruntant le versant de la culture. Car la sociologie a la particularité de ne pas privilégier la création d’un savoir mais bien plutôt à rendre intelligibles, par l’analyse, la nature et la complexité des phénomènes sociaux. Ayant pour objet une matière humaine, et donc par nature complexe et mouvante, la sociologie se donne des libertés d’intégrer la littérature à la science. Ainsi le sociologue devient à la fois l’historien, l’analyste et l’essayiste social. « Plus j’étudie les vastes recueils des hadiths, particulièrement ceux rassemblés par al-Boukhari et par, Muslim, et plus mes yeux de sociologue s’ouvrent davantage : je découvre que l’Islam est aussi une civilisation et une culture enracinées. »

Partant de cette perception, Hofmann rend un vibrant hommage à Ibn Khaldoun, qu’il qualifie de « vrai père de la sociologie et de la philosophie de l’Histoire, exigeant de l’Histoire à être plus que de la simple information ». Il ajoute : « Mais n’oublions pas : Ibn Khaldoun n’était ni un génie exceptionnel ni un égaré. Il fut le produit de la culture islamique en ce qu’il y en a de mieux ».

Avec un savoir encyclopédique et une foi simple, profonde et inébranlable, il ne rate aucune occasion d’expliquer à ses interlocuteurs européens « la spiritualité cristalline de l’Islam, reconnaissant plus tard que cette religion représente, en tant que civilisation, un sommet de l’accomplissement intellectuel et moral de l’humanité ». Il considère « l’Islam comme un antidote aux problèmes structurels de la société industrielle moderne ».

Hofmann évoque les travaux de Hans Küng, le célèbre théologien Suisse installé en Allemagne où il dirige l’institut de recherche œcuménique de Tübingen. Il publie en 1984 une étude dont les thèses s’opposent à la nouvelle orthodoxie catholique “Christentum und Weltreligionen” (Le Christianisme et les religions mondiales). Se fondant sur l’annonce par l’Evangile de l’avènement d’un futur prophète, il reconnait en Mohammed le prophète vrai et qui doit être considéré comme guide et leader de cette authentique voie du salut qu’est l’Islam. Il préconise un dialogue œcuménique incluant toutes les grandes religions au lieu d’être limité aux seuls courants chrétiens.

Après Le Judaïsme (Seuil, 1980) et Le Christianisme (Seuil, 1999), Küng consacre un ouvrage à l’Islam[15], qui intervient dans une période de trouble dans les relations internationales et notamment dans le rapport entre l’Occident et l’Islam. L’islam est étudié dans ses principales manifestations : religion, civilisation, culture et éthique. Küng s’explique : « Si j’écris ce livre, ce n’est ni en historien de la culture, de la religion, du droit ou de la politique. Je le fais pour aider les gens à entrer en dialogue dans un monde en pleine transformation, à découvrir une nouvelle forme de relations entre cultures, religions et nations, à devenir “citoyens du monde”. Qu’ils soient chrétiens ou non croyants, politiciens, gens des médias, économistes, professeurs, prêtres ou étudiants, je veux aider tous ceux qui sont en quête d’orientation à mieux juger à et mieux réagir dans une situation mondiale qui reste incompréhensible si on ne tient pas compte des religions universelles ».

C’est toute la question du renouvellement de la pensée de l’Islam qui se pose, l’effort de l’ijtihad pour le tajaddud, pour dépasser ce que Küng assimile à une certaine « autosuffisance de l’islam »

Hofmann raconte la rencontre à Lisbonne le 21 septembre 1985, avec celui qu’il considère comme « un homme de la renaissance à l’Islam « Mohammed Asad, le grand penseur austro-pakistanais (précédemment Léopold Weiss).  Ce penseur pluridisciplinaire « qui intégra pleinement pensée et action, philosophie et religion, esthétique et politique dans une manière authentiquement Islamique » et qui a laissé d’importants travaux dans l’étude de la « refonte de l’Etat dans les pays musulmans ».

Profitant de ce fructueux échange, Hofmann n’hésite pas à poser à Mohammed Asad la question fondamentale qui semble être l’aboutissement de sa quête : « Et je lui rappelle son espoir des années 30 que l’Islam occupe le vide créé, quand l’Occident et l’athéisme communiste laisseraient prochainement les lieux dans un état de faillite spirituelle. (…) Mais, contrairement à ses prévisions, l’Islam ne fut pas reconnu comme la seule alternative, car aucun pays musulman ne s’est développé de façon telle qu’il puisse être vu, en Occident, comme un modèle attirant et convaincant. Bien au contraire. (…) Asad ne se fait pas d’illusion : beaucoup devrait encore se produire afin que l’humanité ne soit globalement prête pour une avancée stratégique de l’Islam ; et il s’attend à ce que je prenne une part du fardeau. »

Hofmann rapporte l’effet suscité lors de la conférence annuelle de l’OTAN, réunissant les responsables en chef de l’information auprès des Ministères de la Défense. Il expose son analyse sur la tendance à moyen-terme de l’opinion publique.

« J’ai tenté de mettre le doigt sur les symptômes d’un changement graduel de conscience, particulièrement parmi la nouvelle génération. (…) Je décrivais, en bref, les symptômes d’une décadence structurelle rampante du monde occidental et demandais si nos mécanismes démocratiques étaient suffisamment souples pour s’accommoder et s’adapter à un tel changement ? Ou bien si l’Ouest tomberait victime de sa propre extrême souplesse ?

Il relève l’impréparation de son auditoire à établir un lien entre les questions des relations publiques et le déclin de la religion en Occident. Une question fuse pour savoir « s’il y avait une chance d’éveil religieux en Occident ? ». Hofmann développe un argumentaire qu’il conclut : « Il n’est cependant pas exclu que ce besoin urgent d’engagement et de satisfaction religieuse conduise à l’adoption d’une toute différente religion non-européenne qui attirera les jeunes grâce à sa qualité d’antidote aux maux matérialistes, en considération de l’accent qu’elle met sur la fraternité vécue, sa récusation des hiérarchies religieuses, et son affirmation toute naturelle de la vie : l’Islam. »

La réaction a été symptomatique : « Mes auditeurs prirent ceci pour une plaisanterie ».

Le dialogue entre Islam et Occident devient vital en vue de préparer l’avènement d’un nouvel ordre et empêcher le chaos qui s’annonce et qui ne relève plus de la fiction. Hofmann sait pertinemment que le déclin de l’Occident résulte d’une crise culturelle et idéologique et défend l’idée que le message de l’Islam est de nature à sauver aussi bien l’Occident de sa damnation que l’Orient de sa tentation. Comprendre l’Islam aiderait les hommes à rentrer dans une nouvelle histoire, qui mènerait l’Occident à se renouveler et l’Islam à se reconstruire.

Dans un entretien accordé au journal Islamische Zeitung en janvier 2002, Hofmann donne une image de ce message attendu de l’Islam : « offrir ­ quelque chose dont il a désespérément besoin parce qu’il est en manque ».

Nietzsche n’a pas manqué de saisir le message de l’Islam : « Le christianisme nous a frustrés de la moisson de la culture antique, et, plus tard, il nous a encore frustrés de celle de la culture islamique. La merveilleuse civilisation maure d’Espagne, au fond plus proche de nous, parlant plus à nos sens et à notre goût que Rome et la Grèce, a été foulée aux pieds (et je préfère ne pas penser par quels pieds !) – Pourquoi ? Parce qu’elle devait le jour à des instincts aristocratiques, à des instincts virils, parce qu’elle disait oui à la vie, avec en plus, les exquis raffinements de la vie maure !… Les croisés combattirent plus tard quelque chose devant quoi ils auraient mieux fait de se prosterner dans la poussière (…) Paix et amitié avec l’Islam.» [16]

En réponse, Mohammad Iqbal convie Rumi à aller au secours de ce « sage allemand » qui « se tient entre deux mondes ; le chant de sa flûte est un chant antique. Ce Hallâj sans corde et sans gibet redisait de nouveau et différemment des paroles anciennes. Ses paroles étaient audacieuses et ses pensées élevées ; les Occidentaux furent coupés en deux par le glaive de ses discours ! Il ne trouva aucun compagnon dans ses extases : il était ivre de Dieu, on le prit pour un fou ! Les intellectuels ne connaissant rien à l’amour et à l’ivresse, ils le remirent aux mains des médecins. Chez ces derniers, il n’y a que fraude et qu’hypocrisie : malheur à l’homme ivre de Dieu qui naît en Europe ! »[17]

A l’issue de la mission d’Hofmann à Alger comme ambassadeur de la République fédérale d’Allemagne, le professeur Said Chibane, alors ministre des affaires religieuses, organisa une réception en son honneur. C’est là toute une symbolique qui n’a pas échappé à l’esprit de Hofmann. Il a été reçu en ami et en frère certes, mais surtout en sage allemand. Dans toutes ces agitations qui secouent le monde, où beaucoup ne voient que signe annonciateur de chaos, lui, avec sa clairvoyance, y décèle les ingrédients d’une révolution spirituelle et culturelle où l’Islam aura à jouer un rôle décisif.

 

 

 

[1] Goethe, Lettre à J. H. Meyer : « Il nous faut persister en Islam » – 29 juillet 1816

[2] Traduction de Jacques Berque

[3] Malek Bennabi, A Boussaada…, Révolution Africaine du 17 avril 1968

 

[4] Jacques Berque, Essai de traduction du Coran – Albin Michel, 1995

[5] Richard Francis Burton  Personal Narrative of a Pilgrimage to Al Madinah and Meccah (Récit personnel d’un pèlerinage à Médine et à La Mecque) 1855

[6] (Kishore Mahbubani, Le défi asiatique – Fayard 2008

[7] Pierre Rossi, La Cité d’Isis – ENAG, Alger 1991

[8] Adolf Hitler, Testament politique d’Hitler – Fayard, 1959

[9] Paul Valéry, Regards sur le monde actuel – 1931

[10] At Our Wits’ End : Why We’re Becoming Less Intelligent and What It Means for the Future, par Edward Dutton & Michael Woodley de Menie, Imprint Academic, 2018.

 

[11] Cf. Lenni Brenner, Zionism in the Age of the Dictators (Le Sionisme à l’époque des Dictateurs) – 2009

[12] Edwin Black, The Transfer Agreement (L’accord de transfert) – Dialog Press, 1984

 

[14] Friedrich Nietzsche, Die fröhliche Wissenschaft, la gaya scienza (Gai savoir) – 1882

[15] Hans KÜNG, L’Islam (coll. Patrimoines). Traduit de l’allemand par Jean-Pierre BAGOT. Paris, Cerf, 2010

[16] Friedrich Nietzsche, Der Antichrist. Fluch auf das Christentum (L’Antéchrist) – 1896

[17] Mohamed Iqbal, Le message de l’Orient – Traduit par Eva Meyerovitch et Mohammad Achena, 1956

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