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Un complot néo-mamlouk ?

11 février 1979, 11 février 2011… Le jour même de l’anniversaire de la révolution qui fit vaciller le Shah, c’est au tour de Housni Moubarak de tomber, trente-deux ans plus tard. L’Histoire repasserait-elle les plats ? L’historien du moyen-âge musulman ne peut manquer de noter continuités et différences. En 1256, la destruction de Bagdad par Hulagu réduisit au néant le califat iraqien. Avec la chute d’Acre en 1291, la présence croisée en Palestine approcha de sa fin. Deux grandes puissances restèrent alors en lice au Moyen Orient, séparée par l’Euphrate comme par un rideau de fer : l’empire des Mongols d’Iran et le sultanat d’Égypte.

En Perse, les pâdishâhs gengiskhânides régnèrent sans partage en autocrates exigeant une obéissance inconditionnelle sous peine d’extermination. Dans la vallée du Nil, le pouvoir des Mamlouks appartenait moins à un souverain qu’à une caste de militaires avec laquelle chaque nouveau sultan dut composer sous peine d’être déposé par un de ses pairs.1 En 1979, il fut d’une certaine façon plus facile au peuple d’Iran de se débarrasser des dynastes Pahlavis qu’il n’est aujourd’hui aisé pour les Egyptiens de complètement « faire tomber le régime » (isqât al-nizâm) ainsi qu’ils le réclament. A Téhéran, le Shâhinshâh était isolé de son armée par son statut impérial même, tel une altesse tatare. Il fut donc lâché par la troupe sans trop d’émoi, comme un organisme rejette un corps étranger. Au Caire, Moubarak n’était lui-même qu’un militaire. Non pas monarque mais tout au plus haut officier, le titre raïs dérivant de l’arabera’s, « tête »,comme capitaine dérive dulatin caput…Mais que serait une tête sans corps ?

Au long de ses trente ans de dictature, Moubarak fut contraint d’associer ses compagnons d’armes (khushdâsh) à son pouvoir, de manière suffisante pour que l’envie ne les prenne pas de le renverser, et sans excès pour qu’ils en soient effectivement incapables ; d’où notamment son refus de nommer un vice-président jusqu’il y a quelques jours. En somme, la rue égyptienne n’a encore réussi qu’à couper une des têtes de l’Hydre. Le Conseil Suprême des Armées intronisé par le sultan démissionnaire comporte plusieurs autres têtes et il n’y aura chute du régime que si elles tombent aussi. On pourrait parler de malédiction du Pharaon : quand le peuple d’Egypte n’est pas forcé de construire des Pyramides, il ne peut gagner sa liberté sans travail d’Hercule…

Un mot encore sur les Mamlouks, anciens et modernes. On connaît le système de succession de cette « dynastie » d’émirs d’origine servile qui gouverna l’Egypte et la Syrie de 1250 à 1516 : les fils du sultan régnant étaient a priori écartés de la succession. Le pouvoir était donc censé passer d’un compagnon de caserne à un autre. A l’encontre des règles, maints émirs essayèrent bien sûr de laisser leur trône à un de leurs rejetons. Le plus souvent, ce fut cependant en vain, ce prince héritier n’ayant de chance de survie que s’il avait lui-même été capable de se constituer une garde prétorienne (khâssakiyya) suffisamment forte pour contrer les ambitions des associés militaires de son père. Non content de multiplier à l’envi ses propres mandats, Housni Moubarak manipula lui aussi les institutions égyptiennes pour qu’un de ses fils hérite de sa présidence. Une telle succession ne devait pas lui sembler impossible puisqu’une entreprise similaire avait récemment connu le succès dans cette autre famille de néo-Mamlouks que sont les Asad de Syrie.

Ces derniers furent cependant plus fûtés. Quant à ‘Alâ’ et Gamâl Moubarak, ils auront en ce jour perdu leurs dernières illusions… On imagine les scènes de famille… La révolution du 11/2/11 fut-elle l’instrument d’un complot de type inter-mamlouk pour conserver au sultanat égyptien moderne son caractère collectif plutôt que de le laisser devenir l’apanage d’une famille, par dévolution dynastique, lors des prochaines élections présidentielles ? On n’oserait le croire alors même que l’exemplaire « neutralité » des forces armées égyptiennes durant les manifestations populaires ayant précipité la démission du Raïs invite évidemment à le penser. En tout état de cause, loin de la rue et fût-ce grâce à elle, c’est par d’autres émirs que sultan et princes héritiers furent destitués, selon un scenario fidèle à la plus pure tradition mamlouke médiévale de rivalités entre khushdâshiyya.

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Note :

(1) Voir Y. Michot, Rashîd al-Dîn et Ibn Taymiyya : regards croisés sur la royauté, in Mohaghegh Nâma. Collected papers presented to Professor Mehdi Mohaghegh on his 70th birthday and in appreciation of his 50 years academic activities. Supervised by B. KHORRAMSHÆHï and J. JAHÆNBAKHSH, 2 vols., Téhéran : Sinânegâr, 2001, vol. 2, p. 111-137. Lisible sur Muslim Philosophy.

Yahya Michot

Hartford Seminary, USA

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