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Un calendrier unique pour tous les pays musulmans?

Dernière partie du texte sur la réforme du calendrier islamique 

L’unité de la charia dans la diversité des rites

Contrairement à ce que beaucoup de musulmans pensent, la charia n’est pas la même dans l’ensemble des pays musulmans. Elle varie même de manière considérable d’un pays à l’autre, et d’une époque à l’autre. Il ne s’agit pas d’une dérive, mais d’un choix délibéré effectué par les fondateurs des grandes écoles juridiques, et entériné par les califes et leurs successeurs, dès les premiers siècles de l’Islam.

Ainsi, lorsque Malik ibn Anas eut préparé, à la demande du calife Abu Jaafar al Mansur, sa compilation de règles de droit intitulée « al-Muatta », le calife lui proposa de faire adopter cet ouvrage dans l’ensemble des territoires du califat pour servir de code de droit musulman de référence. La justice y serait ainsi rendue de manière uniforme, en appliquant partout les mêmes règles. Mais, Malik s’y opposa, semble-t-il, expliquant que les différentes communautés musulmanes avaient déjà adopté chacune ses propres règles et sa méthodologie d’élaboration du fiqh. Il estimait qu’il valait mieux les laisser libres de leurs choix.

Les fondateurs des quatre grandes écoles de pensée juridique sunnite qui ont survécu jusqu’à nos jours (Abu Hanifa, Malik ibn Anas, Chafi’i, Ibn Hanbal) ont, d’ailleurs, chacun emphatiquement souligné, dans ses enseignements à ses disciples, qu’il n’était en aucun cas le détenteur d’une Vérité absolue en matière d’interprétation des règles du droit musulman. Ses interprétations des dispositions de la charia ne devaient en aucun cas être considérées comme des données définitives, qui lieraient les musulmans en tous lieux et en tous temps. Si une école de pensée juridique différente présentait une meilleure interprétation d’une règle, il fallait en tenir compte. C’est ce qui explique l’ouverture d’esprit et la richesse des travaux des juristes musulmans, pendant des siècles, jusqu’à ce que les autorités politiques décrètent la « clôture de l’ijtihad » au 10è siècle.

Nul ne s’étonne donc, de nos jours, de l’existence en droit musulman de différents rites (Abou Hanifa, Malik ibn Anas, Shafi’i, Ibn Hanbal, Shi’a…) dont chacun s’applique en exclusivité dans des pays et communautés déterminés. Les juristes musulmans s’enorgueillissent de la diversité des règles développées par les différentes écoles juridiques islamiques, la décrivant comme une bénédiction du Ciel. D’après eux, toutes ces règles sont conformes aux prescriptions coraniques et à la Sunnah, malgré leurs différences. Elles témoignent, d’après eux, de la vitalité de la charia et de sa capacité de traiter les cas les plus divers, en tous lieux et en tous temps.

Mais, au fil des siècles, les interprétations locales des règles de la charia se sont de plus en plus imprégnées de la culture, des traditions  et des coutumes de chaque région, creusant un fossé grandissant entre les règles appliquées aux mêmes questions de droit, dans différents Etats musulmans.

Les origines de la stratégie des « meilleures pratiques » : le statut de la femme en Islam 

Dans tous les pays musulmans, à l’exception de la Turquie, le statut de la femme est régi par les règles du droit musulman. Mais, il existe un vaste éventail d’interprétations dans les règles appliquées dans les différents pays. Les organisations de défense des droits des femmes, confrontées à ces différences d’interprétations sur des points importants, ont vite compris la vanité d’essayer de les remettre en cause. Car, les autorités nationales de chaque pays sont convaincues que les dispositions juridiques appliquées au statut de la femme sur leur territoire sont parfaitement conformes aux prescriptions de la charia.

Les ONG féminines ont cependant noté que, parmi la panoplie de règles juridiques qui définissent ce statut, il est possible d’identifier, pour chaque rubrique, des règles spécifiques, appliquées dans un pays donné, qui octroient plus de droits aux femmes ou qui protègent mieux leurs intérêts. D’après ces organisations, l’application de ces règles (dénommées par elles « meilleures pratiques » du droit musulman de la famille) contribuerait à réformer le droit de la famille “de l’intérieur”, dans le cadre de la charia, et à le rapprocher de manière significative des normes internationales contemporaines.

Les ONG féminines telles que « Collectif 95 Maghreb-Egalité » ou « Sisters in Islam » de Malaisie, qui ont étudié ces questions de manière approfondie, ont donc proposé une nouvelle stratégie pour faire progresser la cause des droits des femmes musulmanes :

« Si toutes ces règles sont également valables dans la charia, et si certaines d’entre elles accordent plus de droits aux femmes ou protègent mieux leurs intérêts, n’est-ce pas ces règles (dénommées les “meilleures pratiques” du droit musulman) qui devraient s’appliquer en droit de la famille, en ce début du 21è siècle, de préférence aux règles qui sont moins favorables aux droits des femmes ? Pourquoi les femmes devraient-elles faire les frais de ces différences d’interprétation, qui sont clairement le fait des hommes ? »

A l’appui de ce dernier point, les ONG féminines rappellent que les Codes de Statut Personnel des différents pays musulmans font périodiquement l’objet de révision (Egypte 2000, Mauritanie 2001, Maroc 2004, Algérie 2005…), alors qu’ils se basent sur les prescriptions coraniques et la Sunnah. Si les règles présentées dans ces codes ont été périodiquement changées, n’est-ce pas là la preuve que beaucoup de dispositions contenues dans les codes de droit de la famille relèvent du choix des hommes, et non de prescriptions religieuses ?

Application de la stratégie des « meilleures pratiques » au cas du calendrier musulman  

Depuis plus de 14 siècles, les musulmans du monde entier procèdent à l’observation mensuelle de la nouvelle lune pour connaître le début des mois lunaires, en pensant qu’il s’agit là d’une méthode incontournable et immuable qui fait partie intégrante de la charia. Mais, des voix isolées se sont périodiquement élevées pour remettre en cause cette méthode, à cause des faiblesses importantes dont elle témoigne, et ont proposé de lui substituer le calendrier lunaire basé sur le calcul, qui répond beaucoup mieux aux besoins des populations musulmanes.

Comme il a été noté, un juriste aussi prestigieux que Muhammad Abduh, Grand Mufti d’Egypte, s’est fait le défenseur de la méthode d’observation visuelle de la nouvelle lune, alors qu’un autre juriste aussi prestigieux que le cadi Ahmad Muhammad Shakir, Président de la Cour Suprême de la Charia d’Egypte, s’est exprimé en faveur de l’utilisation du calendrier astronomique basé sur le calcul, qu’il considère comme une alternative parfaitement licite.

Après un examen détaillé des différents aspects de cette problématique, il est difficile d’affirmer aujourd’hui, basé sur la charia, que l’une de ces options seulement est licite,  alors que le recours à l’autre option serait illicite. Il serait peut-être plus juste de reformuler la situation de la manière suivante :

– la méthode d’observation est conforme à la charia et fut entérinée par les générations successives d’utilisateurs pendant plus de 14 siècles pour des raisons bien définies : c’était la méthode traditionnellement utilisée par les Arabes depuis des temps immémoriaux, elle était facile à utiliser, à la portée de tous et donnait des résultats qui satisfaisaient les besoins de ses utilisateurs. Elle fut adoptée sans discussion par les générations successives parce qu’elle avait été indiquée par le Prophète dans le célèbre hadith sur cette question. Mais, ce hadith ne lui donne aucune exclusivité et n’impose pas son usage comme obligatoire et immuable pour toutes les générations à venir ;

– la méthode du calcul est également conforme à la charia, puisqu’il n’existe rien, ni dans le Coran ni dans le hadith du Prophète, qui puisse être considéré comme l’interdisant. Cette méthode est donc d’un usage parfaitement licite, et de plus, elle répond mieux, aujourd’hui, aux besoins des communautés musulmanes, qui ont considérablement évolué au fil des siècles, au point de ne plus rien avoir de commun avec les besoins des communautés musulmanes du temps de la Révélation.

Si cette formulation des données de la situation est correcte, les populations musulmanes contemporaines sont libres de choisir d’utiliser l’une ou l’autre méthode, en fonction de leurs besoins et de leurs préférences. Mais, comme la deuxième méthode jouit d’atouts considérables par rapport à la première, on peut considérer que c’est elle la « meilleure pratique » dont il faut promouvoir l’utilisation dans le cadre de la charia.

Obstacles à l’adoption des « meilleures pratiques »       

La stratégie des « meilleures pratiques » bouscule de nombreux intérêts établis, dans les pays où elle cherche à s’appliquer. Ses défenseurs se heurtent, donc, à l’opposition de nombreuses institutions et corps constitués.

a) Les autorités politiques de nombreux pays ne souhaitent guère perdre une partie de leur emprise sur la population, en modernisant le fonctionnement des institutions et en « désacralisant » certaines pratiques qui ont été étroitement associées pendant des siècles à la culture religieuse du pays, réduisant ainsi la dépendance des populations concernées vis-à-vis des pouvoirs établis.

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b) Les oulémas ont du mal à accepter l’idée d’une intrusion dans leur législation de nouvelles règles de droit musulman, basées sur d’autres raisonnements que les leurs, alors que toute leur éducation a été basée sur une tradition de respect rigoureux des enseignements de leurs maîtres, lesquels sont devenus partis intégrante de la culture du pays depuis des siècles.

c) Les partis politiques, sachant qu’ils opèrent dans une société traditionnelle, rejettent par réflexe toute innovation touchant au domaine du sacré, avec la conviction qu’ils reflètent fidèlement les désirs de leurs électeurs.

d) Les partis fondamentalistes, pour leur part, ont fait de la religion, et en particulier du slogan « application de la charia », leur cheval de bataille pour accéder au pouvoir. Ils voient donc d’un mauvais œil toute innovation en matière de droit musulman, et la qualifient de « bid’a » à rejeter, pour éviter toute concurrence sur leur fief.

e) Les populations elles-mêmes ont été conditionnées, dans les sociétés traditionnelles, à penser que le droit musulman (qu’elles confondent à tort avec les prescriptions coraniques) est immuable. Elles sont convaincues, dans leur grande majorité, que tout changement en matière de droit musulman doit être rejeté, parce que de tels changements ont pour seul objectif de greffer en terre musulmane les idées et pratiques de l’Occident.

f) Enfin, sur le plan international, les Etats musulmans auraient beaucoup de mal à se mettre d’accord sur l’adoption des « meilleures pratiques », à appliquer de manière conjointe et cohérente dans l’ensemble des pays musulmans, même au niveau d’une question en apparence aussi simple que celle du calendrier. Pour ne pas être débordés sur leurs flancs par les pays plus conservateurs et par les partis fondamentalistes, ils préfèrent maintenir le statu quo.

Application de la stratégie des « meilleures pratiques »           

Sur la base de leur expérience vécue en ce domaine, les ONG qui défendent les droits des femmes musulmanes savent que la stratégie des « meilleures pratiques » du droit musulman de la famille n’a de chances de déboucher sur des résultats tangibles que si les associations féminines parviennent à persuader une majorité des acteurs politiques, économiques et sociaux du pays de l’intérêt, pour l’ensemble de la société, de l’adoption de ces « meilleures pratiques. » Les mêmes termes s’appliquent à toute action visant à promouvoir l’utilisation du calendrier musulman basé sur le calcul.

Cette action doit, nécessairement, englober tout l’éventail des composantes de la société, qu’il s’agisse des pouvoirs publics, de la société civile, des organisations syndicales, ou des corps constitués à caractère religieux comme le Conseil des Oulémas. A l’évidence, elle doit également pouvoir s’appuyer sur les vrais détenteurs du pouvoir, au sommet de l’Etat, si elle veut avoir la moindre chance de succès.

Résumé et conclusions :

Autant que l’on puisse en juger, la méthode de détermination du début des mois lunaires basée sur l’observation visuelle de la nouvelle lune n’est imposée ni par le Coran, ni par le Prophète. 

Elle souffre de faiblesses et de limites considérables, puisque l’observation de la nouvelle lune doit être refaite chaque mois, dans des conditions difficiles et entourées d’incertitudes. Une telle méthode ne permet pas d’établir un « calendrier » au sens strict du terme et est, de ce fait, incapable de répondre aux besoins des sociétés musulmanes modernes. 

A l’inverse, la méthode basée sur le calcul jouit d’atouts considérables. Autant que l’on puisse en juger, elle est parfaitement licite, puisque ni le Coran ni le Prophète n’interdisent son utilisation. De plus, aussi bien les Etats que les individus musulmans (y compris les oulémas) utilisent depuis des siècles des calendriers basés sur le calcul sans la moindre peur d’enfreindre les règles de la charia.

Le calendrier basé sur le calcul étant préparé par des astronomes professionnels, toutes ses données sont établies avec la plus grande précision des années à l’avance et sont valables dans le monde entier. Il peut répondre à tous les besoins des sociétés musulmanes modernes, avec la même efficacité que le calendrier grégorien, par exemple.

Mais, les communautés musulmanes doivent d’abord être convaincues qu’il est d’un usage parfaitement licite. Comme il a été indiqué, Muhammad Abduh, Grand Mufti d’Egypte, et Ahmad Muhammad Shakir, Président de la Cour Suprême de la Charia en Egypte, ont des points de vue opposés sur la question, bien qu’étant tous deux des réformistes convaincus.

Il appartient donc aux autorités politiques et religieuses des différents Etats et communautés musulmanes à travers le monde de prendre une position claire sur cette question, et d’entreprendre les efforts d’explication requis auprès des populations concernées, dans chaque communauté prise séparément.

A cet effet, la stratégie des « meilleures pratiques » de la charia peut jouer un rôle explicatif important dans la communication sur cette question, en démontrant qu’il s’agit simplement de faire un choix entre deux méthodes qui sont toutes les deux parfaitement licites, dans le cadre de la charia. Plus il y aura de pays et de communautés musulmanes qui opteront pour l’utilisation du calendrier basé sur le calcul, plus il sera facile d’en convaincre d’autres de franchir le pas à leur tour, en leur expliquant qu’ils ne feront qu’adopter une « meilleure pratique » de la charia déjà largement utilisée dans d’autres pays musulmans représentatifs.

Une fois qu’une communauté a décidé d’utiliser le calendrier lunaire basé sur le calcul, le choix du modèle à retenir sera effectué par les autorités politiques et religieuses, parmi la panoplie étudiée ci-dessus ou des modèles similaires, sur la base des spécificités politiques, économiques, sociales et culturelles de la communauté. Le modèle choisi importe peu, en vérité, l’essentiel étant que chaque communauté puisse s’habituer à disposer de calendriers élaborés des années à l’avance, de manière stable, répondant à tous ses besoins et lui permettant de gérer toutes ses activités dans la plus grande sérénité.

Remerciements

Je remercie Mme Rachida Benchemsi et MM. Said Branine, Mark Huband, Daniel Martin Varisco et Khalid Shaukat, ainsi que les sites Oumma.com, SaudiDebate.org, Tabsir.com et Moonsighting.com. Le présent texte reprend, là où elles s’intègrent dans l’analyse, des sections précédemment développées dans sept articles sur le calendrier musulman publiés par le site Oumma.com entre 2006 et 2014 (http://oumma.com/Khalid-Chraibi).

 
Ouvrages et documents utilisés  

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