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Trop précieux, le Nobel !

On peut donc se prénommer Mohammed, être de nationalité égyptienne et devenir Prix Nobel de la Paix. Le 10 décembre prochain, Mohammed El-Baradei va ainsi recevoir, en même temps que l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), dont il est le directeur, une médaille d’or, un diplôme et un chèque de 10 millions de couronnes suédoises (1,1 million d’euros). Ce jour-là, ceux qui sont persuadés que l’Occident n’est rien moins que totalement islamophobe, ceux-là mêmes qui pensent que le monde est divisé entre les musulmans et leurs ennemis comprendront peut-être que leur point de vue est outrancier et qu’ils gagneraient à sortir de la paranoïa qui paralyse l’Oumma et l’empêche d’accomplir ses réformes, dont certaines passent par un dialogue plus serein avec l’Occident.

Je ne sais pas si El-Baradei et son agence étaient les mieux indiqués pour célébrer la paix soixante ans après les crimes contre l’humanité d’Hiroshima et de Nagasaki, car c’est ainsi qu’il faut les appeler n’en déplaise aux thuriféraires de l’Amérique. Mais je retiens simplement que le Comité Nobel norvégien n’a pas hésité à récompenser un Arabe, deux ans après avoir octroyé la même récompense à l’avocate iranienne Shirin Ebadi. Et le monde entier a relevé que le nouveau Prix Nobel de la Paix a été dans le collimateur des Etats-Unis au cours des dernières années pour avoir refusé d’avaliser leur théorie fumeuse sur les armes de destruction massive qui a justifié l’invasion de l’Irak en 2003. Un mensonge que Colin Powell, « l’esclave domestique », selon le chanteur engagé Harry Belafonte, vient de reconnaître sans que cela n’émeuve personne. Mais, le mal est fait, n’est-ce pas ?

Je suis toujours attentif à l’attribution des prix Nobel. Pour moi, cela reste une balise ferme dans un monde gangrené par la communication, les faux mérites et les réseaux d’influence. Je me doute bien qu’une telle récompense recèle son lot de lobbying, de plaidoiries d’alcôve et de pactes donnant-donnant – c’est, paraît-il surtout le cas pour le Nobel de littérature, ce qui ne m’étonne guère.

Il n’empêche, l’attribution d’un Nobel de la Paix est une affaire morale qui ne peut souffrir la moindre contestation ou le moindre soupçon de charlatanerie ou d’imposture. Un monde sérieux ne peut accepter que l’on accorde ce prix avec légèreté ou désinvolture. Ce n’est pas un concours de miss monde ou une élimination de la Star’ac (j’ai failli ajouter « ou un prix Goncourt » mais comme nous avons deux compatriotes encore dans la course – Nina Bouraoui, ancienne élève du lycée Descartes d’Alger, et Mohamed Moulessehoul, alias Yasmina Khadra, ancien élève de l’Ecole nationale des cadets de la révolution (ENCR) de Koléa – je préfère ne faire aucun commentaire désobligeant pour ne pas obérer la possibilité d’une autre chronique !).

Connaissant mon attachement à tout ce qui touche le Nobel de la Paix, un ami – aux fonctions pourtant très sérieuses de ce côté-ci de la Méditerranée – m’a piégé avec un « hoax », ce qui, traduit en langue française, signifie un canular sur internet. Un matin, en allumant mon ordinateur, j’ai trouvé un courriel appelant à la mobilisation contre le fait que la « short list » du Nobel, comprendre la sélection finale, était censée contenir le nom du président biélorusse Alexandre Loukachenko, un grand démocrate comme chacun le sait. Le piège était tellement gros que je ne l’ai pas vu et j’ai fait suivre avec rage le message de mobilisation à nombre d’ONG toujours vigilantes sur la question des droits de l’homme, de la liberté d’expression et du pluralisme politique et syndical. Je me suis ridiculisé… Mais avouez qu’il y avait de quoi : Loukachenko, Prix Nobel de la Paix ! Vous imaginez le scandale et la satisfaction de tous ceux qui, aux quatre coins de la planète, ne cessent de dénoncer le travail de sape des « droits de l’Hommiste », cette expression, ou plutôt ce néologisme, étant désormais sortie des milieux de l’extrême-droite pour gagner tous ceux qui souhaitent que l’on cesse de critiquer les dictatures avec lesquelles ils veulent faire des affaires.

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Cela étant, le prix Nobel de la Paix n’a pas toujours consacré des personnalités exemptes de reproches. En 1906, soit à peine cinq ans après sa création, c’est le très impérialiste président américain Théodore Roosevelt qui a été distingué. Je pense aussi à Henry Kissinger (1973) nobélisé pour sa contribution au désengagement américain du Vietnam la même année où le Chili et le reste de l’Amérique latine étaient étouffés par le garrot de militaires formés et soutenus par la CIA avec, au moins, la bienveillance du bras droit de Nixon, un autre fervent défenseur des droits de l’homme…

Il y a aussi des Prix Nobel de la Paix qui, par la suite, n’ont pas été à la hauteur de leur récompense. Ce fut le cas par exemple de l’italien Ernesto Teodoro Moneta (1907) qui a fini par soutenir la guerre entre l’Italie et l’empire ottoman en 1911. Je pense aussi à l’avocat belge Auguste Beernaert (1909) qui, tout nobélisé qu’il fut, a tout de même admis la colonisation – sanglante – du Congo. J’évoquerai enfin l’Américain Elie Wiesel (1986) qui, à mon sens, n’a pas su mettre sa notoriété au service d’une solution juste et équitable au Proche-Orient et qui me paraît souvent trop insensible au drame de la population palestinienne.

Mais il y a une grande leçon qu’il faut tirer du palmarès des Nobel de la Paix – qui malheureusement n’inclut pas le nom de Gandhi – c’est que celles et ceux qui y figurent ont souvent été très surpris d’être distingués, ou du moins ils n’ont pas fait de cette récompense le but ultime, voire l’un des buts, de leur engagement au profit de leur prochain. Henri Dunant (1901), le fondateur du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), son co-lauréat Frédéric Passy, fondateur de la Ligue internationale permanente de la paix et pourfendeur de la politique coloniale de Jules Ferry, Aristide Briand (1926) co-fondateur avec Jaurès – qui lui aussi manque au palmarès – du journal L’Humanité, Martin Luther King (1964) et Nelson Mandela (1993) font partie du panthéon de l’Humanité. C’est en se penchant sur leurs itinéraires que l’on se sent petit, très petit. Voilà pourquoi il faut rester vigilant pour défendre l’intégrité et la crédibilité de la précieuse liste qu’ils composent.

Le quotidien d’Oran, le 13 octobre 2005

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