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Tan Malakka : nationalisme, marxisme et Islam (1/2)

« Un peuple capable d’organiser lui-même, sa vie économique, et de produire toujours et partout des dirigeants en son sein ne pourra jamais être soumis à l’aide de tanks et d’avions ».
Tan Malakka

Militant nationaliste indonésien, musulman et marxiste, Tan Malakka fut l’une des figures les plus marquantes de ces militants révolutionnaires des Trois Continents qui cherchèrent à décentrer le marxisme et à lier lutte anti-capitaliste, anti-impérialiste et renaissance nationale-culturelle.

A l’instar du Tatare Sultan Galiev, de l’Indien Manabendra Nath Roy, du Péruvien José Carlos Mariategui ou du Vietnamien Ho Chi Minh, Tan Malakka s’attacha à adapter le marxisme, idéologie née dans un contexte européen, aux réalités nationales-culturelles d’un pays asiatique et musulman, l’Indonésie, notamment en prenant en compte sa dimension islamique contre un communisme « occidentaliste » qui ne voyait dans l’Islam qu’un résidu de traditions moyenâgeuses. Pour ces révolutionnaires non-occidentaux le marxisme était compris « en tant que ferment de la renaissance nationale, à vection socialiste »[1].

Né à Suliki à l’ouest de Sumatra en 1897 dans l’Indonésie sous domination coloniale néerlandaise, Tan Malakka étudia à l’école normale d’instituteurs hollandaise de Bukittinggi, le centre culturel et intellectuel du pays Minangkabau. En 1913, il reçut un prêt des anciens de son village pour poursuivre ses études aux Pays-Bas. Là-bas, il suivit les cours de l’école normale de Haarlem jusqu’en 1919.

Arrivant en Hollande, Tan Malakka découvrit le marxisme qu’il se mit à étudier avec le plus grand intérêt. Le marxisme lui fournissait des outils d’analyse critique pour mieux comprendre la situation politique et sociale de l’Indonésie. Ses relations, à la fois avec des étudiants marxistes Hollandais et des étudiants Indonésiens, le convinrent que l’Indonésie devait se libérer de la domination coloniale par la révolution. Dans ce contexte d’émulation intellectuelle, la révolution russe d’octobre 1917 eut une grande importance dans sa réflexion sur l’Indonésie et sur le lien entre capitalisme, impérialisme et oppression sociale.

Rentrant en Indonésie en 1919, Tan Malakka devint instituteur dans une école pour les enfants d’ouvriers de plantation près de Medan dans le nord Sumatra. Dans le même temps, il commença à coopérer avec l’Union Social-Démocrate des Indes [ISDV] qui devait devenir le futur Parti Communiste d’Indonésie [PKI]. En 1920, il quitta Sumatra pour Java où, à la demande de l’organisation nationaliste et islamique Sarekat Islam [Ligue Islamique], il créa une « école du peuple » à Semarang, dans le centre de Java. Cette ville était un centre actif du nationalisme indonésien. Créé en 1912 par Hadji Oemar Said Tjokroaminoto, l’organisation Sarekat Islam était un mouvement nationaliste et islamique défendant les thèses de la salafiyyah impulsées par Djamal ed-Din al-Afghani.

Exposant son travail avec le mouvement Sarekat Islam au quatrième congrès l’International Communiste en 1922 à Moscou, Tan Malakka expliqua : « Nous avons à Java une très grande organisation avec de nombreux paysans très pauvres, le Sarekat Islam (Ligue islamique). Entre 1912 et 1916 cette organisation avait un million de membres, peut-être jusqu’à trois ou quatre millions. C’était un très grand mouvement populaire, qui émergea spontanément et était vraiment révolutionnaire.

Jusqu’en 1921 nous avons collaboré avec lui. Notre parti [le Parti Communiste d’Indonésie], constitué de 13 000 membres, entra dans ce mouvement populaire et y mit en oeuvre sa propagande. En 1921, nous réussîmes à faire adopter notre programme par Sarekat Islam. La Ligue islamique elle aussi faisait de l’agitation dans les villages, pour le contrôle des usines et pour le slogan : « tout le pouvoir aux paysans pauvres, tout le pouvoir aux prolétaires ! » Ainsi, Sarekat Islam faisait la même propagande que notre Parti communiste, parfois seulement sous un autre nom.

Mais en 1921 une scission se produisit comme résultat de critiques maladroites de la direction de Sarekat Islam. Le gouvernement, par l’entremise de ses agents au sein de Sarekat Islam, exploita la scission et il exploita aussi la décision du second congrès de l’Internationale communiste : la lutte contre le pan-islamisme ! Que disaient-ils aux simples paysans ? Ils disaient : regardez, les communistes ne veulent pas seulement scissionner, ils veulent détruire votre religion ! C’en était trop pour un simple paysan musulman. Le paysan se disait à lui-même : j’ai presque tout perdu en ce monde, dois-je perdre aussi mon paradis ? Cà je ne le veux pas ! Voilà comment pensait le simple musulman. Les propagandistes du gouvernement l’exploitaient avec beaucoup de succès. Et donc nous avons eu une scission »[2].

Face aux membres du Congrès de l’Internationale Communiste, Tan Malakka poursuivait son argumentation en faveur d’une collaboration entre les marxistes indonésiens et l’organisation islamique Sarekat Islam : « les Sarekat-islamistes croient en notre propagande et restent avec nous avec leurs tripes, pour utiliser une expression populaire, mais dans leurs coeurs ils restent avec le Sarekat Islam, avec leur paradis. Et le paradis est quelque chose que nous ne pouvons pas leur donner. C’est pourquoi ils ont boycotté nos réunions et que nous ne pouvions plus faire de propagande du tout.

Depuis le début de l’année dernière, nous avons travaillé à ré-établir le lien avec Sarekat Islam. A notre congrès en décembre de l’année dernière, nous avons dit que les musulmans du Caucase ou d’autres pays qui coopèrent avec les Soviets et luttent contre le capitalisme international comprennent mieux leur religion ; et nous avons aussi dit que s’ils voulaient faire de la propagande pour leur religion, ils pouvaient le faire pour autant qu’ils ne le fassent pas dans des réunions mais dans les mosquées.

On nous a demandé dans des réunions publiques : êtes vous des musulmans, oui ou non ? Croyez vous en Dieu, oui ou non ? Comment pouvions nous répondre à cela ? Oui, j’ai dit, quand je suis face à Dieu je suis un musulman, mais quand je suis face à l’homme je ne suis pas un musulman. C’est ainsi que nous avons infligé une défaite à leurs chefs avec le Coran dans nos mains ; et à notre congrès l’année dernière, nous avons contraint les dirigeants de Sarekat Islam, par le biais de leurs propres membres, à collaborer avec nous.

Quand une grève générale a éclaté en mars de l’année dernière, les travailleurs musulmans avaient besoin de nous puisque nous avions les cheminots sous notre direction. Les dirigeants de Sarekat Islam disaient : si vous voulez collaborer avec nous, vous devez nous aider vous aussi. Bien sûr, nous sommes allé à leur rencontre et nous avons dit : oui, votre Dieu est puissant, mais il a dit que sur cette terre les cheminots sont plus puissants ! Les cheminots sont le comité exécutif de Dieu dans ce monde »[3].

Ce rapprochement entre le Sarekat Islam et le Parti Communiste d’Indonésie, eu lieu au moment ou Tan Malakka fut élu président du PKI. En fait, il était le premier partisan et le grand artisan du rapprochement entre le PKI et le Sarekat Islam. Toute fois, du fait de ses activités politiques, il fut arrêté par les autorités coloniales hollandaises à Bandung en 1922 et exilé aux Pays-Bas. Au cœur de la puissance coloniale, il se présenta aux élections parlementaires hollandaises de 1922 comme candidat du Parti Communiste de Hollande qu’il voulait persuader de soutenir la cause de lutte de libération nationale indonésienne.

Par la suite, Tan Malakka se rendit à Berlin puis à Moscou. Il milita au sein de l’Internationale Communiste [Komintern], où il soutint que les communistes européens devaient impérativement aider les luttes nationalistes de l’Asie et des pays colonisés. Du fait de sa connaissance de l’Asie du Sud-Est, il fut nommé agent du Komintern pour cette région.

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En 1923, l’Internationale Communiste l’envoya à Canton en Chine, avec pour mission de faire paraître un journal en langue anglaise. A la suite de cela, il se rendit à Manille aux Philippines, alors sous domination américaine. Malgré son action en faveur de l’Internationale Communiste, Tan Malakka était en désaccord avec les thèses de Lénine sur les mouvements de renaissance nationale-culturelle qu’étaient le pan-islamisme ou le pan-asiatisme.

En juillet 1920, le deuxième congrès l’Internationale Communiste traça les grandes lignes de la politique anti-colonialiste du Komintern. Dans ses « Thèses et additions sur les questions nationales et coloniales », le congrès affirmait : « Il est nécessaire de lutter contre les mouvements panislamiques et pan-asiatiques, et autres tendances similaires, qui essaient de combiner la lutte de libération contre l’impérialisme européen et américain avec le renforcement du pouvoir de l’impérialisme turc et japonais ainsi que des potentats locaux, grands propriétaires, hauts dignitaires religieux etc ; »[4].

Deux remarques s’imposent au sujet de cette affirmation du congrès qui avait suivi les orientations de Lénine[5] :

– Premièrement, Lénine, de part ses conceptions occidentalo-centriques, était incapable de comprendre en quoi les mouvements panislamiques ou pan-asiatiques étaient porteurs d’une dynamique de renaissance civilisationelle dans des sociétés en proie à la domination politique, économique et culturelle de l’occident ;

– Deuxièmement, alors que les bolcheviks avaient repris les rênes l’empire des Tsars, Lénine dénonçait des mouvements, le pan-islamisme et le pan-asiatisme, susceptible de remettre en cause la domination coloniale russe sur le Caucase, l’Asie Centrale ou l’est de la Sibérie. Derrière la dénonciation du pan-islamisme et du pan-asiatisme ce cachait la défense du projet « Grand Russe » que les bolcheviks avaient repris.

Loin de ces conceptions occidentalo-centristes, Tan Malakka fut l’un des principaux acteurs de ce qu’Anouar Abdel Malek appela une « véritable lutte idéologique  » entre « les marxistes européocentriques et les marxistes nationalitaires (« nationalistes ») des pays sous-développés »[6].

 


[1] Abdel Malek Anouar, La dialectique sociale, Ed Seuil, Paris, 1972, page 36. Anouar Abdel Malek notait que ces marxistes du Sud restaient « inconnus, mal aimés, dénigrés ».

[2] Tan Malakka, Communisme et Pan-islamisme, IVème Congrès de l’Internationale Communiste.

[3] Tan Malakka, Communisme et Pan-islamisme, IVème Congrès de l’Internationale Communiste.

[4] Résolution de l’Internationale Communiste, Thèses et additions sur les questions nationales et coloniales, IIème Congrès de l’Internationale Communiste, Juillet 1920

[5] Dans un texte de préparation du congrès Lénine affirmait « la nécessité de lutter contre le panislamisme et autres courants analogues, qui tentent de conjuguer le mouvement de libération contre l’impérialisme européen et américain avec le renforcement des positions des khans, des propriétaires fonciers, des mollahs, etc ». Cf. Lénine, Première ébauche des thèses sur les questions nationale et coloniale, L’Internationale Communiste, n°11, juillet 1920

[6] Abdel Malek Anouar, La dialectique sociale, op. cit., page 296.

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