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Suspension d’un an sans salaire pour une fonctionnaire voilée !

Le 19 novembre prochain, la Cour administrative d’appel de Lyon doit se prononcer sur la requête déposée par Nadjet Ben Abdallah. Cette fonctionnaire avait été sanctionnée par la Commission disciplinaire de la fonction publique pour avoir porté le « foulard islamique » dans le cadre de son travail. Le 7 juillet dernier, le Tribunal administratif de Lyon confirmait les mesures prises à son encontre. Résultat : quelques jours plus tard, l’Etat français aggravait la peine : un an de suspension sans salaire.

Officiellement motivée par « le principe de laïcité de l’Etat et de neutralité de ses services  », cette sanction disciplinaire condamne clairement un agent public pour son appartenance à une religion déterminée, l’islam, comme l’attestent nombre d’incohérences dans ce dossier ainsi que les accusations outrancières portées contre la fonctionnaire par son ministère et cautionnées par la justice française.

Cette patente discrimination est inacceptable dans un pays qui se montre ces derniers temps si soucieux du respect de ses valeurs républicaines. Elle est pourtant passée inaperçue dans les médias qui ont à l’époque longuement commenté cette décision.

Les faits. Contrôleuse depuis 1999 à l’Inspection du travail, Nadjet Ben Abdallah, 33 ans, syndiquée CGT, a toujours été excellemment notée par sa hiérarchie pour la qualité et le sérieux de son travail. Le 7 octobre 2001, alors qu’elle vient d’être promue formatrice des contrôleurs nouvellement nommés dans les services de l’Inspection du travail des transports de Lyon où depuis quelques temps elle est désormais affectée, elle se présente à son travail coiffée d’un petit foulard au grand dam de sa direction.

En effet, pratiquante depuis plusieurs années, la jeune femme, discrète, n’a pourtant jusqu’alors jamais fait part de ses convictions religieuses dans l’exercice de ses fonctions. Mais, souhaitant désormais se conformer à celle qu’elle considère comme une obligation religieuse, elle décide de se couvrir les cheveux. Consternée par cette attitude, sa Direction lui demande à plusieurs reprises d’ôter son voile, invoquant à cet égard l’exigence de laïcité de l’Etat et de neutralité de ses services. Refusant d’obtempérer, la fonctionnaire se voit, en janvier 2002, exclue temporairement, dans l’attente d’une décision de la Commission disciplinaire.

Laïcité à la carte dans la fonction publique. Alors que la Direction des transports de Lyon demandait une mise à pied de deux ans sans traitement, la Commission disciplinaire de la fonction publique, réunie en avril 2002, se contente d’une suspension de quinze jours avec sursis, permettant ainsi à Nadjet de reprendre son travail. La mesure prise se base principalement sur l’avis du Conseil d’Etat du 3 mai 2000, dit aussi « avis Marteaux », qui interdit à tout agent de l’Education nationale, enseignant ou non, « de manifester dans l’exercice de ses fonctions ses croyances religieuses, notamment en portant un signe destiné à marquer son appartenance à une religion  ». Cette sanction et sa justification appellent deux remarques :

  • L’ « avis Marteaux » concerne uniquement le personnel de l’Education nationale, aucune clause ne permettant d’en étendre la portée à l’ensemble de la fonction publique. En conséquence il ne peut s’appliquer au cas de Nadjet.

  • Le foulard islamique ne saurait être incriminé comme « signe destiné à marquer son appartenance à une religion », puisque si sa cause est certes religieuse, sa fonction n’est aucunement d’indiquer à autrui que l’on appartient à une religion.

La relative modération de la sanction s’explique par des documents joints à son dossier par la fonctionnaire, qui ne laissent aucun doute sur le caractère discriminatoire adoptée à son égard par sa hiérarchie.

Peu avant la réunion de la Commission disciplinaire, l’intéressée découvre en effet qu’un de ses collègues à l’Inspection du travail de Lyon porte une kippa ainsi qu’une tenue traditionnelle juive. Fort surpris par le traitement spécifique réservé à la jeune femme, l’homme lui certifie porter sa kippa dans l’exercice de ses fonctions depuis 30 ans, sans jamais avoir été inquiété ni par sa direction ni par les usagers. Un tiers témoin de l’échange fournira à Nadjet une attestation authentifiant les propos de l’individu.

Par ailleurs, sur son lieu de travail, cette dernière se verra signifier son renvoi conservatoire par un agent public dont la propre secrétaire porte des croix et médaillons religieux. Ce même jour de janvier 2002, un sapin de Noël enjolivé de « petits anges » trône dans le hall d’entrée : un huissier sera d’ailleurs dépêché pour authentifier la présence des pieuses icônes. Me Gilles Devers, avocat de la contrôleuse, s’interroge : « Est-ce que la démocratie est menacée par ce port de foulard-là ? Y a-t-il vraiment péril ?  ». A moins de considérer que le conifère christique avec ses anges n’est pas aussi « ostentatoire » et surtout « arborescent » que la coiffe musulmane ? C’est qu’en effet l’arrêté du tribunal administratif note que Melle BEN ABDALLAH a été sanctionnée par son ministère « au motif qu’elle …persiste … à arborer une coiffe qui lui recouvre entièrement la chevelure ». Or en arboriculture, le Grand Larousse est clair : « arborer qqch » signifie « le porter de manière à ce qu’il attire l’attention ». La justice devrait alors expliquer à la fonctionnaire comment “porter” un foulard de sorte qu’il ne soit pas “arboré” ; d’autant que l’intéressée affirme avoir à de multiples reprises modifié sa façon de porter le voile afin de le rendre le plus discret possible. En vain !

En avril 2003 se tient une nouvelle réunion de la Commission disciplinaire de la fonction publique, qui aboutira à la mise à pied d’un an sans salaire. Au même moment, Nicolas Sarkosy, Ministre de l’Intérieur, remet les insignes de l’ordre national du Mérite à Sœur Bénédicte, responsable de la Congrégation des Sœurs de Marie-Joseph et de la Miséricorde, pour sa mission accomplie au Palais de Justice de Paris (1) ! Ces religieuses travaillent en effet depuis 1872 au dépôt de la Préfecture de police de Paris, où elles accueillent les femmes en transit. D’autres sœurs de la même Congrégation officient également, en tant que surveillantes et vêtues de leur tenue traditionnelle, dans les prisons de Fleury-Mérogis, de Fresnes et de Rennes. D’évidence, l’Etat français ne considère pas que ces religieuses voilées, qu’il loge et rémunère, transgressent ses principes de « laïcité » et de « neutralité » ! La justice française non plus d’ailleurs, qui – toujours durant ce mois d’avril 2003 – rejette la requête en appel d’un enseignant de Fleury-Mérogis contestant la légitimité de la présence des sœurs dans l’enceinte d’une prison ! Dans un arrêt du 26 novembre 2001 relatif à cette dernière affaire, la Cours administrative d’appel de Paris, se référant au même « avis Marteaux » au nom duquel Nadjet fut condamnée, écrit que « l’intervention des membres de la Congrégation des sœurs de Marie-Joseph et de la Miséricorde en milieu pénitentiaire – exclusive de tout prosélytisme – ne transgresse pas le principe de laïcité et de neutralité du service public » et qu’ainsi « le port de vêtements religieux par ces dernières ne relève en rien de quelconques pressions, provocations ou propagandes ». En résumé, la justice décrète clairement que le voile de la musulmane est en soi prosélytiste, contrairement à celui de la sœur catholique et, partant, que l’un enfreint la laïcité de l’Etat, l’autre non !

Le Tribunal administratif s’improvise théologien. Devant cette ostentatoire discrimination d’un Etat pratiquant une laïcité sélective, Me Devers décide de porter l’affaire devant le Tribunal administratif de Lyon, demandant l’annulation pour « excès de pouvoir » de la mise à pied conservatoire et de la suspension sursitaire de quinze jours. Le 8 juillet 2003, le Tribunal déboute la plaignante de ses deux demandes. Au grand étonnement de l’avocat, il déclare même que la sanction disciplinaire ne peut bénéficier de la loi d’amnistie du 6 août 2002, dont sont exceptés les «  faits constituant des manquements à l’honneur, à la probité ou aux bonnes mœurs ». Curieusement, c’est précisément un « manquement à l’honneur » qui est reproché à la jeune femme, dans les termes suivants : « le fait pour un fonctionnaire (…) de refuser avec opiniâtreté d’obtempérer aux injonctions de sa hiérarchie lui demandant d’adopter une tenue vestimentaire respectueuse du principe de laïcité de l’Etat et de neutralité de ses services, de persévérer à porter rituellement dans le service une coiffe destinée à manifester ostensiblement son appartenance religieuse et à exprimer sa dévotion à un culte, comportement qui dénote une transgression délibérée du principe de laïcité de l’Etat ayant valeur constitutionnelle en vertu de l’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958, constitue un manquement à l’honneur professionnel qu’implique nécessairement la déontologie du service public… »

Le verdict est clair : Nadjet aurait entravé le « principe de laïcité de l’Etat et de neutralité de ses services ». Raison invoquée : sa coiffe est « destinée à manifester ostensiblement son appartenance religieuse et à exprimer sa dévotion à un culte ». Autrement dit, les femmes voilées couvriraient leur tête dans l’unique but de faire savoir au monde entier qu’elles sont musulmanes ! N’eut été la gravité de la sanction infligée, l’argument eût pu être perçu comme un trait d’humour ! Car évidemment la fonction du voile dans l’islam n’est aucunement d’indiquer à autrui son appartenance religieuse, mais simplement de couvrir aux regards masculins une partie du corps de la femme considérée comme susceptible d’attiser le désir.

Une simple lecture des textes religieux de l’islam – Coran et Sunna – permet de lever l’équivoque. Le foulard y est présenté comme « le meilleur moyen pour elles [les croyantes] d’être reconnues et de ne pas être offensées » par « ceux qui offensent injustement les croyants et les croyantes » (Coran, 33 ; 58-59). A l’image de ce passage, il n’apparaît jamais comme un « insigne religieux » ou un « symbole » diabolisant le corps de la femme, mais seulement comme un vêtement destiné à protéger la femme de « ceux qui l’offensent injustement ». De fait, nombre de femmes musulmanes disent chercher par cette coiffe à s’affirmer comme sujet de raison en refusant d’être réduite à un objet de désir. On peut certes objecter à cet idéal féministe que le moyen choisi pour l’atteindre n’est pas le bon, que c’est aux hommes de changer leur regard et non aux femmes de se voiler ; il est en revanche malhonnête de nier son existence en prêtant à priori au voile une visée d’affirmation identitaire, communautaire, religieuse ou politique.

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Outre qu’on attend de la justice une rigueur intellectuelle irréprochable corroborant chaque jugement émis sur des faits ou informations dûment vérifiés, la méprise du Tribunal administratif est d’autant moins compréhensible que la fonctionnaire a, dès le début, pris soin d’informer par courrier son employeur que pour elle « le fait de se couvrir les cheveux (…), contrairement à des interprétations totalement erronées, n’a pas pour finalité de véhiculer un quelconque message religieux ». L’accusation d’intention ostentatoire est au demeurant démentie par l’attitude de l’intéressée, qui n’a jamais évoqué ses convictions religieuses à ses collègues ou aux usagers contrôlés.

Malheureusement, l’outrecuidance du Tribunal n’est pas un fait isolé. Le débat irrationnel de ces dernières semaines sur le voile et la laïcité nous a asséné de poncifs où hommes politiques, responsables associatifs, journalistes et « intellectuels », conjointement unis dans la même hystérie collective, proclamaient le voile « insigne religieux », « symbole identitaire », « porte-drapeau d’affirmation communautaire » voire « politique », sans que jamais les femmes incriminées ne soient requises de s’expliquer sur la signification qu’elles attribuent à leur coiffe. Un récent article du Monde relatait ainsi ce témoignage : « Quand elle découvre une élève voilée dans sa classe, Jeanine D. la prend à part « en tant que représentante d’un établissement public laïque de la République française ». Elle lui explique alors ce que le voile signifie pour elle et lui demande de l’ôter, généralement en vain (2) » ! Cette personne, qui curieusement n’a pas même l’idée de s’enquérir auprès d’elles des motivations de ses élèves voilées, estime sans rire qu’elles devraient l’enlever en raison des seuls fantasmes qu’elle, enseignante, projette sur ce vêtement ! Ce dictat se retrouve malheureusement chez la plupart des “opposants” au voile. Farhad Khosrokhavar, sociologue, auteur du livre Le foulard et la République, pointait récemment le problème : « Pourquoi la tête couverte des musulmanes ne pourrait-elle pas être perçue comme un acte strictement personnel ? (3) ».

Car en effet le discours de nombres de jeunes filles ou femmes voilées est clair : le port du foulard résulte chez elles d’une décision libre, non imposée par l’entourage, parfois pris d’ailleurs à son encontre, qu’elles ne souhaitent nullement imposer à autrui, n’exigeant rien d’autre que la liberté de pratiquer leur propre religion.

Tant que l’ambiguïté frappant l’expression « signe religieux » ne sera pas levée, le débat sur le voile restera un dialogue de sourd. Car si le voile rend visible l’appartenance religieuse de celle qui la porte, ce ne peut-être que la conséquence non intentionnelle d’une visée morale et philosophique première.

La fonctionnaire terrorisait les usagers. Poursuivons à présent le réquisitoire du Tribunal administratif de Lyon. Nous avons vu qu’il considérait le port du foulard comme un « manquement à l’honneur professionnel ». Il justifie : « manquement à l’honneur qu’implique nécessairement la déontologie du service public, dans la mesure où une telle attitude, par le trouble qu’elle génère, est de nature à instiller, tant dans le service vis-à-vis de ses collègues qu’auprès de ses usagers, un doute non seulement quant à la neutralité de l’intéressée, mais également sur son loyalisme envers les institutions et sa fidélité à une tradition de la République française destinée à préserver la liberté de conscience, y compris religieuse, dans la paix civile ».

Bien qu’imputant à Nadjet un manque de « neutralité » et de « loyalisme envers les institutions », le Tribunal reconnaît cependant que ces accusations ne sont qu’hypothétiques, son voile n’étant incriminé que comme étant « de nature à (les) instiller ». Le principe est juridiquement novateur : la jeune femme est condamnée sans preuve à l’appui, sur de simples présomptions ! Rappelons qu’aucun usagé contrôlé ne s’est jamais plaint des agissements de la fonctionnaire ; loi du silence oblige ??!!!

Concrètement, quels risques encourt la République à laisser Nadjet travailler avec son couvre-chef ? Que la contrôleuse sanctionne une chef d’entreprise pour “mini-jupe peu réglementaire” ? Qu’elle favorise certains de ses coreligionnaires contrôlés en fermant les yeux sur des pratiques douteuses ? Si telle eut été son intention, ne peut-on supposer que la jeune femme, diplômée de 3ème cycle universitaire, eût choisi de “sévir masqué”, en l’occurrence “tête nue” ?!!

Quant à son défaut de « fidélité à une tradition de la République destinée à préserver la liberté de la conscience, y compris religieuse », c’est précisément ce droit à la liberté de conscience religieuse que Nadjet invoque pour demander qu’on la laisse libre de pratiquer sa propre religion ! Au demeurant, l’accusation du Tribunal prête à sourire, puisque la liberté qu’au nom de la République il reproche à la fonctionnaire est définie par cette même République comme la « faculté de faire tout ce qui ne porte pas atteinte aux droits d’autrui ». (Déclaration des droits de l’Homme du 19 avril 1946, article 3). La ligne de démarcation entre la liberté et la loi est donc claire : tant que la jeune femme laisse chacun libre de vivre en conformité avec ses choix éthiques, philosophiques ou religieux, son voile ne saurait être accusé d’aliéner la liberté d’autrui. Est-il en effet soutenable d’affirmer que la simple vue d’une tête couverte amoindrit ma liberté de conscience ?

Au terme de cette analyse, il n’est peut-être pas inutile de rappeler, en contrepoint de la conception statique de la République souvent défendue ces dernières semaines, la vision dynamique qu’en avait Jean Jaurès : « Instituer la République, c’est proclamer que des millions d’hommes sauront tracer eux-mêmes la règle commune de leur action ; qu’ils sauront concilier la liberté et la loi, le mouvement et l’ordre ; qu’ils sauront se combattre, mais sans se déchirer. La République est à inventer, aujourd’hui comme demain. Elle est une nouveauté, perpétuelle, magnifique et émouvante ».

Notes :

(1) Voir à ce sujet l’article « Les Sœurs du « dépôt » de la Préfecture de police décorées », La Croix, 28 avril 2003

(2) Le Monde, 15 octobre 2003, p.14.

(3) Le nouvel Observateur, N° 2010, p.30.

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