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Sortir de l’impasse

*A la mémoire de Hassan Guerrab et Azzedine Houacine

2004, 2005, 2006, et à présent 2007 s’en sont allés. Le temps est donc venu de nous poser cette question : qu’est-il resté, au juste, de toutes ces années ? Pour ma part, je crois qu’il en restera au moins deux choses : une nouvelle loi et une nouvelle étape franchie.

A bien y réfléchir, les choses se sont en fait, terminées plus tôt. Très précisément le 15 mars 2004. Ce fameux jour où le parlement décidait quasi-unanimement, après deux ans de matraquage médiatique, de médiatisation à outrance, jusqu’à la nausée, sur le thème de l’islamisation galopante et menaçante de notre société, de faire voter une loi interdisant le port de signes religieux à l’école.

Deux années au cours desquelles, la France en émoi, avait cessé d’être le pays de Descartes, pour endosser le costume d’une dramaturgie digne de Racine. La communauté musulmane, elle-même sous pression, venait de vivre un temps fort de son histoire.

Une brève période, durant laquelle, les observateurs extérieurs qu’ils soient européens, africains, asiatiques ou américains, nous ont regardés, les yeuxécarquillées, pleins de stupeur et d’incompréhension face à ce déferlement et ce déchaînement de passions humaines, qui a du leur semblé bien étrange et incompréhensible, pour un morceau de tissu, une simple étoffe de pudeur.

La génération du 15 mars

Une période néanmoins majeure dans les traces profondes qu’elle a gravée dans la mémoire des cadres associatifs, des militants, des imams, des fidèles, et plus largement, des citoyens français. Face à une communauté nationale artificiellement unie autour du combat contre le « démon » islamique, la communauté musulmane fut en proie à un autre démon, celui de la division. Musulmans pratiquants, unanimement contre la loi, vécue comme une législation d’exception, une loi islamophobe, face à des musulmans sociologiques, indifférents et lassés que tant de bruit se fasse pour si peu de chose, lorsqu’ils n’ont pas été favorables à la loi.

L’UOIF, convaincue que la loi ne serait pas votée, mais soutenant discrètement une des quatre manifestations qui furent organisées, face à une constellation d’autres associations (CMF, PSM, EMF), avec un Tariq Ramadan à sa tête, opposées à la mention et à l’évocation spécifique de l’islamophobie, et favorable à l’établissement d’une plate-forme générale anti-loi, regroupant des structures politiques (Verts, extrême gauche) féministes et humanistes, qui s’appellera Une école pour tous, et qui, une fois la loi votée, disparaîtra aussi vite dans les oubliettes de l’histoire.

Bref, faut-il le rappeler, une période où jamais la cristallisation de la question religieuse, de la foi, des fondements de la laïcité et de l’islam ne fut si intense. Nombre d’associations, de collectifs et d’engagements associatifs ont vu le jour à cette période. Sous-estimer le poids et l’influence que ces évènements ont pu avoir sur la conscience collective de l’islam français, serait donc commettre une grave erreur, car de cette période, est née une nouvelle générations de citoyens musulmans, la génération du 15 mars.

Avec l’avènement de cette loi, une autre étape a été franchie. Celle de la maturité. C’est en quelque sorte, le passage de l’adolescence à l’âge adulte qui se sera produit, avec toute les pertes que cela signifie. La perte de l’innocence « piétiste » de nombreux musulmans qui pensaient pouvoir pratiquer leur religion de manière débridée, dé-contextualisée, sans limites. La perte du cortège d’illusions qui baignait encore certains responsables associatifs sur la possibilité de construire un islam européen solide, équilibré et progressiste, sur une base fragmentaire, partielle et isolé, autant d’illusions qui ont vraisemblablement vécues.

L’UOIF, qui avait misé sur une politique de rapprochement et de dialogue avec l’ex-ministre de l’intérieur et actuel président de la République, pour consolider son influence intérieure et la consacrer à l’extérieur, a échoué. La volonté de construire un partenariat extra-communautaire consensuel et citoyen sur la question laïque, stratégie adoptée par les associations musulmanes progressistes précédemment citées, n’a pas davantage réussie. La principale leçon que l’on peut tirer de ces évènements est claire : aucune réforme nationale des pratiques religieuses et culturelles musulmanes ne pourra s’établir tant que le processus de fragmentation et d’éclatement associatif qui s’est intensifiée ces quinze dernières années en France, se poursuivra.

L’enjeu est grand. Les défis à relever, nombreux.

Le tabou du radicalisme religieux

Le premier défi à relever pour les responsables communautaires, est l’émergence, l’effervescence et la consolidation d’un radicalisme intra-communautaire, qui se développe lentement et progressivement, radicalisme incarné comme tout le monde sait, par les courants traditionalistes et littéralistes, que sont les mouvements salafistes et tabligh. Ce défi devrait être la priorité absolue des cadres associatifs musulmans et de l’ensemble de la communauté, qui n’adhèrent pas à ces visions traditionalistes.

Avant d’aller plus loin, je tiens à préciser certaines choses. L’auteur de ces lignes ne souhaite pas et ne milite pas pour la suppression définitive de toute forme de traditionalisme, quel qu’il soit. Il me semble que la communauté musulmane a besoin, en son sein, d’un courant et d’une sensibilité traditionaliste qui puisse faire contre-poids aux autres sensibilités réformistes, mystiques ou libérales, afin qu’un véritable et authentique équilibre, puisse exister. Voilà la seule manière de faire se neutraliser ensemble la propension et la tendance naturelle de toute idée, de tout mouvement, à tendre vers sa propre suprématie.

Mais si courant traditionaliste il doit y avoir, en particulier en Europe, il doit être réduit et régulé. Une condition indispensable pour qu’un équilibre communautaire soit viable.

Ce sujet, d’un caractère essentiel, reste pourtant, chez beaucoup encore, tabou. De nombreux musulmans, plutôt séduit et en affinité avec l’approche réformiste, se refuse ainsi, au nom de l’unité ou de la fraternité islamique, à dénoncer certaines dérives, pratiques ou rhétoriques, caractéristiques des mouvements littéralistes. Ils refusent ces dérives, mais refusent de les condamner clairement, au nom d’une certaine conception de la liberté de choix et de pratique.

Cette tolérance et cette réserve ont été préjudiciable pour les musulmans européens, selon la règle bien connue de ce vieux proverbe africain, « qui n’empêche pas le mal, le favorise ». Elles ont favorisé le développement du discours salafiste chez de nombreux fidèles, avec toutes ses conséquences catastrophiques en terme de vision de la société, de marginalisation socio-économique, de l’absence d’une approche éducative et pédagogique du dogme musulman (al ‘aquida) ou du refus de la contextualisation de la pratique religieuse.

Pour relever ce défi, une étape est préalablement nécessaire. Créer les conditions d’un débat intra-communautaire entre les courants progressistes et réformistes de l’islam hexagonal. Ce débat n’existe pas encore, pas suffisamment. Seul un consensus et une approche commune de ce problème, permettra sa résolution. Avec, sur la question du radicalisme, le mot d’ordre suivant : ni stigmatisation, ni démission.

Ce qu’il manque aujourd’hui, c’est une plate-forme qui réunirait les intellectuels, les prédicateurs, les imams et les cadres associatifs musulmane, une plate-forme qui pourrait s’intituler Al Wassat. Le but de cette plate-forme serait de permettre à l’ensemble des responsables communautaires de l’islam hexagonale de se créer un espace de rencontre, de dialogue, d’échanges et de propositions de travail sur l’ensemble des thématiques et des problématiques concernant la oumma (radicalisme religieux, islamophobie, relations inter-religieuses, offensive évangéliste…).

Les 5 piliers de la réforme

Il convient, par ailleurs, de définir préalablement le rôle et les attributions des principaux agents actifs de la réforme. Dans le monde de l’islam européen, cinq acteurs essentiels sont identifiés. Le penseur, l’intellectuel, l’imam, le cadre associatif et le fidèle/citoyen. Ces cinq acteurs sont les cinq piliers de la réforme islamique européenne, le cœur de son dispositif.

L’imam, dont de solides bases religieuses doivent être impérativement exigées, a un rôle central. Sa responsabilité ne se limite pas à la transmission du savoir religieux, à l’éducation morale et au rappel (dhikr), ce qui est déjà en soi une responsabilité considérable. Il se doit également de connaître son milieu, son environnement social et de s’informer des évolutions de la vie publique sous toutes ses formes, s’il espère pouvoir accomplir sa mission. Beaucoup d’imams sont déconnectées du réel et vivent dans une bulle spatio-temporelle, éloignée.

Cette situation a crée un décalage important entre la vision du monde véhiculée par l’imam et la vie réelle des fidèles. Ajoutée à un manque parfois patent de connaissances religieuses et de pédagogie, le tableau actuel de la gestion cultuelle, qui se dresse sous nos yeux, est assez lamentable. L’imam doit ré-apprendre à vivre dans son monde, à fréquenter et à discuter avec sa communauté, à se mêler dans la masse, à développer, enfin, une vision collective de ses problèmes et de leurs résolutions.

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La mission du cadre associatif est toute autre. Il doit s’assurer que toutes les conditions (matérielles, politiques, financières) nécessaires à la réalisation des buts visées par son association culturelle ou cultuelle, soient réunies, pour que ces buts soient atteints. Dans le cas contraire, il doit s’efforcer d’y pourvoir par différents moyens. Les qualités qui lui sont demandées sont nombreuses. Intelligence, prévoyance, patience, opiniâtreté dans la difficulté et souplesse dans l’exécution. S’il préside l’association, une expérience associative est nécessaire.

La catégorie du penseur, dans laquelle on peut, au-delà de l’acceptation courante de ce terme, inclure le théologien, le juriste et toute autre activité théorique se fondant sur l’entendement, se distingue de l’intellectuel, sur plusieurs points. Nous pouvons définir le penseur comme une personne capable de fournir et d’offrir au monde une nouvelle vision théorique, une vision idéologique au sens littéral de ce mot (idée), grâce à de nouveaux concepts pertinents. Au minimum, la moindre des contributions qu’un penseur puisse apporter devrait être une lecture analytique de notre monde, qui soit originale et innovante.

L’intellectuel, pour sa part, a une autre mission. Défendre des idées, les exprimer, les diffuser et les expliciter le mieux possible. L’intellectuel est une sorte de courroie de transmission entre le monde des idées et celui de l’opinion, pour reprendre la distinction platonicienne. Il a vocation à incarner une idée, un discours. Pas nécessairement à le produire. L’intellectuel peut développer une réflexion, commenter une option idéologique, religieuse ou philosophique. Son travail prend forme et évolue dans un cadre bien défini, une tradition religieuse ou un courant de pensée, qu’il ne transforme pas, qu’il ne remets pas en cause, mais qu’il perpétue.

Le dernier pilier de la réforme islamique européenne, est le croyant lui-même, avec son double statut de fidèle/citoyen. Sans son implication profonde et sa participation active dans la vie communautaire, la vie associative et les multiples débats, tous les autres piliers de la réforme religieuse perdent leurs sens. Le fidèle/citoyen est responsable et garant au même titre que les autres, de ce qui se passe dans la oumma, de ce qui s’y fait, s’y dit et s’y pense.

Il est souvent l’arbitre de ses divergences et doit être le témoin de ses dysfonctionnements. C’est à lui qu’incombe la lourde responsabilité d’interpeller ses responsables, de leur signifier ses réserves ou de leur témoigner son soutien. Trop peu de fidèles assument ces responsabilités, se contentant d’accomplir leurs prières rituelles sans prendre part aux actions, ni veiller aux bonnes décisions, de leurs associations. Le fidèle/citoyen, comme tout homme, a le droit à l’erreur, mais pas à l’indifférence.

Il est essentiel que chacun de ces acteurs joue pleinement son rôle, remplisse sa fonction et qu’une articulation solide soit établie entre eux. Pour l’heure, dans le monde de l’islam hexagonal, les insuffisances concernant ces cinq piliers, sont criantes. A l’heure d’aujourd’hui, très peu d’imams remplissent les conditions d’une bonne et harmonieuse gestion du culte.

Aucun véritable penseur musulman, contemporain, au sens où nous l’avons défini, n’a émergé dans la sphère culturelle de l’islam francophone.

Les cadres associatifs, de plus en plus âgés, se réduisent comme peau de chagrin, conséquence de la crise du militantisme associatif qui touche la communauté musulmane depuis 5 ou 10 ans. Une crise qui se traduit par un non-renouvellement et un essoufflement des cadres religieux.

Une nouvelle figure intellectuelle

Seule véritable catégorie type à s’être développé ou a tout le moins stabilisé, la notion d’intellectuel musulman est, semble t’il, la seule a avoir été épargné par cette faillite morale. Le développement d’Internet, avec la création de nombreux sites et de forums, a permis à plusieurs écrivains, sociologues et intellectuels musulmans, de prendre la parole et de pouvoir exprimer des idées. Cette révolution technologique apportée par Internet a largement profité à la production et à la diffusion de contributions intellectuelles sur les problématiques de l’islam européen. Elle a rendu possible les conditions d’un débat et l’émergence d’une opinion musulmane, certes diverse, mais néanmoins réelle.

Sur ce plan précis, le modèle de la figure intellectuelle musulmane européenne aura incontestablement, à ce jour, été incarné par Tariq Ramadan. Les causes du succès de son émergence, sur les scènes communautaires et publiques, sont nombreuses. Pour commencer, des qualités et des compétences intellectuelles incontestables, associées à un important travail et engagement personnel de l’homme. A cela, s’ajoute des origines familiales charismatiques (petit-fils de Hassan Al Banna, dont la portée symbolique est toujours perceptible).

Sans oublier l’encadrement matériel, organisationnel et associatif du Collectif des musulmans de France, qui a joué un rôle indispensable dans l’émergence nationale de Ramadan. Toutes ces conditions expliquent le succès et l’attrait exercé par l’intellectuel suisse sur son public composé de femmes, d’étudiants, de quadragénaires, des classes moyennes et plus généralement, de tous ceux qui n’adhèrent pas à la vulgate littéraliste.

Ramadan a su incarner un modèle d’intellectuel sachant concilier, sur le plan méthodologique, la foi et la raison. Une approche qui a permis la construction d’un discours réformiste basé sur la nécessité de contextualiser les problématiques qui sont celles de la communauté musulmane.

En ce sens, il a comblé un vide intellectuel abyssal sur le plan intra-communautaire autant que sur la scène médiatique et a, d’ores et déjà, joué un rôle historique de premier plan, dans la diffusion du réformisme religieux sur le vieux continent.

Malheureusement, en dix années, les choses n’ont pas beaucoup évolué. La difficulté de faire émerger un leader d’opinion au niveau national n’a pas permis de renouveler l’expérience.

Le résultat est une tendance certaine des musulmans à s’en remettre à une logique du tout Ramadan. Une logique néfaste qui a montré ses limites, la communauté musulmane ne pouvant se reposer sur un seul individu, quel qu’il soit.

Chez le réformateur suisse, cette écueil stratégique s’illustre par le conflit d’intérêt qui a pu se manifester entre la logique et la stratégie individuelle poursuivie par l’intellectuel, d’une part, face à une autre logique, collective et d’intérêt général, de la oumma. Conséquence : depuis quelques années, une forme d’institutionnalisation, inévitable, de l’intellectuel, avec ce que cela implique en matière de conformisme, s’est produite.

Ces évènements nous imposent de renouveler en profondeur le modèle et la diversité de la figure intellectuelle musulmane. Cette figure devrait se concevoir de plus en plus dans une perspective collective, avec une approche toute en concertation, des actions et du discours réformiste, à planifier. Sur ce plan, un authentique renouvellement du travail et de la production intellectuelle, devrait être réalisé. Les ressources en ce domaine sont importantes, le vivier intellectuel de la communauté musulmane francophone étant bien fournie . Ce vivier doit être mieux exploité qu’il ne l’est.

Les prémisses d’un renouveau

Tout nos dysfonctionnements (absence d’auto-critique, fragmentation, division et stagnation) reflète la profonde absence d’une conscience commune, chez la base autant que chez les responsables communautaires. La notion de responsabilité doit redevenir pour tous, pour reprendre une expression kantienne, un impératif catégorique. Il nous faut sortir des nombreuses impasses créées par les querelles idéologiques, les multiples conflits de pouvoir et la course pour le leadership, au sein de la communauté musulmane de France.

Nous ne pouvons plus renouveler ces erreurs. S’il existe bien des idées pathogènes, comme l’enseigne Bennabi, il existe alors des comportements pathogènes, qui en sont l’expression directe. De tels comportements finiront par nous contaminer profondément, si nous ne choisissons pas de nous engager résolument et une fois pour toutes, dans la voie curative du changement, la voie de la réforme, la seule voie possible pour que puisse émerger bientôt les prémisses d’une civilisation musulmane européenne, modèle et phare d’un Islam mondial résolument tourné vers le centre.

Plus que jamais, l’humanité nous regarde. Il serait temps de lui sourire…

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