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Retour sur l’affaire Khalifa

En février 2005, Akram Belkaïd a publié aux Editions du Seuil, « Un regard calme sur l’Algérie ». L’un des chapitres est consacré à l’affaire Khalifa, du nom de cet homme d’affaires algérien dont l’ascension fulgurante a défrayé la chronique à la fin des années 1990 avant qu’elle ne se transforme en banqueroute. Cette affaire, dont le procès, très controversé, vient de débuter à Blida en l’absence du principal intéressé, est considérée comme le plus grand scandale financier de l’Algérie depuis son indépendance. Voici, avec l’accord de l’auteur, un extrait de ce chapitre.

Retour sur l’affaire Khalifa

(Extrait de l’ouvrage d’Akram Belkaïd : « Un regard calme sur l’Algérie », Editions du Seuil, février 2005).

La jeunesse dorée s’amuse

« How can we dance when our earth is turning ?… …How do we sleep while our beds are burning ! »

Août 1992. Le riff lourd des Midnight Oil s’échappe d’une villa du Club des pins, la station balnéaire de la nomenklatura, à l’ouest d’Alger. La tchitchi s’amuse et festoie. ., un membre de la jeunesse dorée algéroise – bac moins cinq mais « beaucoup flouss » -, régale, car la police vient de retrouver sa berline allemande, volée quelques jours plus tôt. Trois méchouis d’agneaux nourris aux plantes aromatiques des Hauts Plateaux sont déchirés à pleines griffes. Sur de petites tables à tréteaux disposées aux quatre coins de la pelouse roussie par le plomb de l’été, les assoiffés ont droit à de la bière d’importation, du vin rouge de Médéa, du whisky et même de la vodka suédoise. Les filles rient bruyamment, les jeunes mâles rivalisent d’anecdotes.

On parle un mélange de darja [arabe algérien] et de français. On évoque avec nostalgie d’autres soirées tout aussi arrosées, comme ce fameux réveillon du nouvel an où le fils de tel ministre a sorti son « gueflin » pour mettre un peu plus d’ambiance. On épilogue sans fin sur la ligne de la dernière Porsche ou le cuir de la nouvelle Golf. Le « tchitchouite » aime parler de sa voiture. Il est persuadé que c’est la meilleure manière d’ impressionner sa belle, laquelle fait mine de frémir lorsque lui et ses comparses se lancent défi sur défi en se promettant que le retour sur Alger au petit matin sera le prétexte à une course-poursuite le long des lacets boisés du domaine Bouchaoui. La « tchiheu » se sent bien car l’été et les plaisirs du bronzage à la Crique, la portion la plus courue de la plage, sont loin d’être terminés.

Quelques heures plus tôt, un attentat à l’explosif , le premier du genre depuis l’indépendance, a fait huit morts et plus d’une centaine de blessés à l’aéroport Houari Boumediene d’Alger. Deux mois après l’assassinat du président Mohamed Boudiaf, c’est un nouveau signe que le pays est entré dans la nuit. La soirée n’a pas été annulée. La tchitchi n’a que faire de cette Algérie qui commence à souffrir dans sa chair, même si quelques invités sont bien déterminés à se saouler, réalisant sans peut-être vouloir se l’avouer, la gravité de la situation.

Parmi les fêtards, un jeune homme au visage rond se tient un peu en retrait. Ce n’est pas vraiment un tchitchouite, du moins il ne fait pas partie des figures les plus connues de ce cercle très fermé, haï et jalousé par une grosse partie de la jeunesse algérienne désoeuvrée. En fait, nombre d’invités ne le connaissent pas. D’autres, l’appellent, non sans mépris, « le Pharmacien », ce qui n’est pas faux puisque Rafik Khalifa – qui n’est pas encore devenu le Moumen adulé par la bonne société algéroise – a repris l’officine de son père, un ancien ministre de Ben Bella et surtout un ancien du Ministère de l’Armement et des Liaisons générales (MALG), l’ancêtre de la Sécurité militaire.

Seuls ses proches savent que ce jeune homme à l’apparence timide s’est lancé dans les affaires et qu’il tisse patiemment sa toile en choisissant ses associés et en faisant une cour pressante à ses futurs protecteurs – les seconds étant souvent les pères des premiers. Ceux qui, ce soir-là, se moquent ouvertement de lui, et plus encore de l’ami qui l’accompagne, un chaâbi – un gars du peuple -, qui deviendra par la suite, pour le meilleur puis le pire, son bras droit, n’imaginent pas un instant qu’ils ont devant eux un aventurier qui va bâtir en moins de six ans le premier groupe privé du pays – qui possédera une banque, une compagnie aérienne et de multiples autres sociétés. Un homme qui va incarner pendant quelques années un bien sulfureux rêve algérien avant que la faillite de son groupe ne provoque le plus important scandale politico-financier de l’Algérie indépendante, avec son cortège de petits épargnants ruinés, d’entreprises publiques grugées, d’employés licenciés et de personnalités politiques éclaboussées.

De la majorité des coqs oisifs de la tchitchi algéroise qui, au début d’années 1990, dépensaient l’argent de papa, – et pour certains l’argent de l’Etat pris par papa -, Moumen « le millionnaire » a rapidement fait par la suite ses employés, ses hommes de main et même ses coursiers-larbins. Ils l’ont servi, admiré, parfois même vénéré. Il a pris leur conscience et plus encore, pour certains, leur honneur et leur dignité ; sans oublier, bien entendu, le cœur bien intéressé des jeunes filles, habillées à la dernière mode de Paris, qui, en cette soirée où les gravats de l’aéroport d’Alger fumaient encore, n’avaient aucun regard pour lui.

Retour sur le scandale Khalifa

La fulgurante ascension de Khalifa puis sa chute toute aussi rapide mais surtout brutale demeurent largement inexpliquées. Il n’est pas sûr que cette saga bien particulière révèle un jour tous ses secrets même si plusieurs de mes confrères enquêtent pour tenter de comprendre, au-delà des théories et des rumeurs les plus fantaisistes, comment un « pharmacien » a pu créer une banque et une compagnie aérienne dans un pays, certes en « mutation » vers l’économie de marché, mais où des milliers d’entrepreneurs ont été forcés d’abandonner leurs projets, écœurés par la bureaucratie, les tentatives de racket ou tout simplement par l’impossibilité d’obtenir le moindre financement bancaire, faute de piston et de protections solides. C’est en ayant conscience du gâchis et de l’énorme déperdition de talents que l’on peut appréhender l’aspect ahurissant de la « réussite » de Khalifa.

En Algérie, pays miné par les pénuries, les idées d’affaires ne manquaient pas. Plusieurs de mes camarades diplômés de l’Enita avaient des projets solides en matière de création d’entreprise – et donc d’emplois. La plupart n’ont jamais réussi à faire entendre leur voix et encore moins à être reçus par un banquier. D’autres, écoeurés par les taux usuriers que voulaient leur imposer les banques, ont préféré renoncer, acceptant de végéter dans des entreprises publiques avant de partir offrir leur savoir et leur créativité à des entreprises occidentales.

Il ne faut pas croire non plus que les pistonnés étaient mieux lotis. Même après l’ouverture de 1988, un entrepreneur fortuné, protégé par un général voire soutenu par un grand groupe étranger mettait, dans le meilleur des cas, des années à finaliser le moindre projet de business, à l’exception notable de la restauration, créneau rentable et facile dans lequel se sont engouffrés des centaines « d’hommes d’affaires ». Si le projet concernait le secteur industriel, il n’était pas rare que ses promoteurs soient inquiétés par une kyrielle d’administrations, sans oublier la justice et les services secrets, au nom de la protection des monopoles publics et de la sacro-sainte gestion socialiste des entreprises.

On comprend alors combien a pu paraître étonnante, voire suspecte, la réussite du groupe de Rafik Khalifa, qui reposait tout de même sur deux activités – la banque et le transport aérien – dont il était impensable, jusqu’au début des années 1990, qu’elles puissent être permises un jour à un opérateur privé.

Au-delà de l’incontournable question sur les moyens financiers de Khalifa, il faut donc d’abord constater que la naissance de son « empire » s’est jouée de trente années de dogme socialiste qui ont fait que les mentalités de l’administration et du personnel politique ont toujours été suspicieuses à l’égard d’un secteur privé longtemps qualifié, y compris dans les textes officiels et pas simplement dans les éditoriaux du quotidien El-Moudjahid, de « parasite ».

L’absurdité de la thèse du blanchiment

Cela étant précisé, il est évident que c’est la question de l’origine des fonds de Khalifa qui concentre le principal des interrogations. Dans l’Algérie de Chadli, un pharmacien, fils d’un ancien ministre, faisait logiquement partie des milieux aisés, mais pas au point de disposer de la mise de départ nécessaire pour élaborer le plan de financement d’une banque et d’une compagnie aérienne aux appareils flambants neufs. Où donc le pharmacien a-t-il trouvé ses premiers milliers de dollars qui lui ont permis de devenir millionnaire ?

Dès le début de son aventure, avant même que la presse occidentale ne commence à s’intéresser à lui, a circulé la thèse d’un blanchiment d’argent organisé par les grandes têtes de la nomenklatura algérienne. Une thèse qui faisait de Khalifa un vulgaire homme de paille dont le culot et l’ambition auraient servis à donner une respectabilité à l’argent de la corruption, des pots-de-vin et des détournements.

Cette thèse, disons-le sans hésitation, est stupide car elle ne tient guère compte de la mentalité des hommes du pouvoir . Quand l’un d’entre eux avance un dollar, il exige toujours de récupérer au moins sa mise. Comment peut-on imaginer que ces hommes, qui ont volé, qui ont parfois tué ou fait tuer, et qui ont placé leur argent à Genève, à Londres ou aux îles Caïman, acceptent de voir leurs dollars jetés par les fenêtres, pour payer, à l’occasion d’un dîner de gala, le déplacement à Alger d’acteurs et d’actrices français âpres au gain ou pour financer à fonds perdus l’organisation d’une fête sur les hauteurs de Cannes où toute la jet-set parisienne était présent, tous frais payés ? Comment auraient-ils pu accepter de mettre de l’argent dans des affaires dont n’importe quel élève de première année dans un institut de comptabilité aurait immédiatement détecté le manque évident de rentabilité ?

Surtout, la nécessité de blanchir de l’argent ne se comprend, et ne se justifie pour les principaux intéressés, que s’il existe un Etat de droit et une justice indépendante, ce qui est loin d’être le cas en Algérie. Pourquoi la mafia politico-financière algérienne se sentirait-elle obligée de faire passer son argent sale via une lessiveuse quand rien ne la menace et qu’aucune juridiction, nationale ou même internationale, n’est capable de lui demander des comptes ? Depuis des décennies, en France comme dans les places off-shore, l’argent de la corruption en Algérie dort tranquillement, à l’abri de toute investigation et l’unique personne à avoir tenté de dresser l’inventaire des biens à l’étranger des principaux dirigeants algériens est morte assassinée à Annaba un matin de juin 1992.

Mohammed Boudiaf – c’est de lui dont il s’agit – s’est attaqué, et l’a payé de sa vie, au tabou des tabous : l’identification des détenteurs des quelques 20 milliards de dollars – évaluation minimaliste – volés, d’une façon ou une autre au peuple algérien . Depuis sa disparition, aucune personnalité politique n’a pris le risque de remettre au goût du jour un slogan pourtant fort célèbre dans les années 1980, notamment dans la mouvance islamiste : « D’où tiens-tu cela ? » Il ne faut pas rêver ni être naïf : en Algérie, blanchir de l’argent mal acquis n’est absolument pas une urgence pour ses détenteurs.

Une gigantesque opération de cavalerie

Ecarter la thèse du blanchiment ne signifie pas que Khalifa n’a pas bénéficié de soutiens normalement indus dans n’importe quel Etat de droit. Toute son ascension n’a pu se faire sans protecteurs, mais leur principale intervention n’a pas été financière. A chacune des étapes de la construction de son groupe, Khalifa a surtout bénéficié de passe-droits, comme en témoigne la rapidité avec laquelle lui a été délivré un agrément pour sa compagnie aérienne alors que tant d’autres demandes antérieures dormaient dans des tiroirs de bureaux poussiéreux. En s’entourant de fils à papa, en faisant une cour assidue à des décideurs de premier rang, Khalifa s’est doté de moyens d’influence efficaces pour arriver à ses fins.

Quant au financement, il a vraisemblablement résulté de plusieurs apports : celui de l’activité pharmaceutique de Khalifa, mais surtout et avant tout des prêts bancaires obtenus, là encore, grâce à de puissantes interventions auprès d’établissements financiers, rappelons-le, tous étatiques. Les Algériens ont une formule toute prête : ils appellent cela un « financement par coup de fil » ou encore « par injonction ». L’argent appelant l’argent, surtout après la création de la banque et avec la possibilité – légale – de transformer en devises fortes les dépôts en dinars, le groupe Khalifa a pu se développer en travaillant avec l’argent des autres, ce qui est normal pour une banque, tout en oubliant, ce qui l’est moins, qu’il s’agissait dans le même temps de l’argent des déposants.

En somme, le miracle Khalifa n’est rien d’autre qu’une immense opération de cavalerie, l’argent de la banque servant à financer les autres activités du groupe, au mépris de toute règle prudentielle et surtout, à en croire des fonctionnaires de la Banque d’Algérie, dans un désordre comptable indescriptible,. Un système de pyramides d’autant plus faciles à construire que les déposants, séduits par des taux de rémunération alléchants proposés par la Khalifa Bank, se sont précipités pour effectuer leurs dépôts, abandonnant leur bon vieux livret de Caisse d’épargne et ses intérêts dérisoires.

« L’injonction » émise par les protecteurs de Khalifa a aussi servi à alimenter d’une autre manière les caisses de sa banque puisque de nombreuses entreprises publiques, et non des moindres, ont reçu l’ordre d’y domicilier une partie de leurs trésoreries. Cela a été aussi le cas pour les organismes sociaux, un peu comme si la Caisse d’assurance-maladie française avait confié ses cotisations à Enron ou Parmalat… Et tout cet argent, transformé en euros ou en dollars, a servi à financer des lignes aériennes déficitaires, des sponsorings inutiles, des acquisitions de sociétés occidentales en quasi-faillite ou encore des opérations de « prestige », pour le compte de Khalifa ou celui de l’Etat algérien, en mal de reconnaissance internationale.

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Il ne faut pas non plus oublier les manifestations « culturelles » où le clinquant le disputait au mauvais goût. Cet argent a aussi rémunéré une foultitude de collaborateurs, d’amis, de solliciteurs en tous genres. Khalifa n’a certes pas blanchi l’argent de la mafia-politico financière mais, au travers de la construction chaotique de son échafaudage brinqueballant, il a vraisemblablement permis à plusieurs de ses membres de s’enrichir grâce à de l’argent public ou à celui des épargnants.

Une affaire d’incompétence générale

Pour expliquer sa chute, Khalifa s’en est pris à Abdelaziz Bouteflika et à son entourage, bien que des proches du président aient longtemps été des collaborateurs directs du millionnaire. Il est vraisemblable que le refus de ce dernier d’offrir un soutien sans équivoque à Bouteflika lors des grandes manœuvres qui ont précédé les présidentielles de 2004 lui a coûté cher, même si les inquiétudes des capitales européennes, à commencer par Paris, sur les relations du groupe Khalifa avec plusieurs milieux d’affaires interlopes du Proche-Orient et d’Amérique latine ont poussé les autorités algériennes à en finir avec un groupe de toutes les façons moribond.

Il reste que le vrai intérêt, à mon sens, dans cette affaire n’est pas de savoir pourquoi le pouvoir a décidé de précipiter la chute du millionnaire en paralysant sa banque et en le forçant, lui et ses collaborateurs à s’exiler. Il faut d’abord se demander pourquoi le navire Moumen a pris l’eau aussi vite, et la seule explication qui s’impose à ce sujet est l’incompétence. Avec des moyens financiers considérables, un soutien politique sans faille jusqu’au moins en 2002, la sympathie des milieux d’affaires occidentaux, Khalifa avait la possibilité de bâtir un groupe puissant et crédible, comparable à ceux des oligarques russes. C’est cette chance qu’il n’a pas su saisir. En s’entourant, le plus souvent, de personnes incapables d’appréhender le b-a-ba de la gestion d’une entreprise, et à plus forte raison d’un groupe international, Moumen a d’autant plus préparé sa déchéance que la folie des grandeurs, la soif de reconnaissance et une attirance malheureuse pour le monde des paillettes ont rapidement eu raison de sa lucidité.

Les oligarques russes ne sont pas des modèles de probité ni même de bon goût. Eux aussi ont bâti leurs fortunes grâce à des « injonctions » politiques – celles du clan Eltsine – mais ils ont eu très vite l’intelligence de comprendre qu’il leur fallait structurer leurs sociétés, les normaliser en faisant appel à de l’expertise confirmée – y compris américaine . Khalifa, quant à lui, a préféré se reposer sur des gens qui, en déplacement en Occident, faisaient mine de lire le Financial Times ou le Wall Street Journal, mais qui en réalité étaient, pour la plupart, incapables de faire la différence entre une action et une obligation. La vérité, implacable, est que l’on ne gère pas un groupe international, fut-il bâti avec facilité, comme on revend des cigarettes à la sauvette.

Mais l’incompétence dans cette triste affaire concerne aussi les autorités algériennes. Dès sa création, la Khalifa Bank a posé des problèmes, et les mises en garde de plusieurs fonctionnaires ont été ignorées par les autorités politiques, à commencer par la Présidence. Dans ce scandale, toutes les autorités de régulation et de supervision ont aussi failli à leur mission, et leur capacité à s’adapter à la mutation de l’économie algérienne reste posée. Le pouvoir a bien entendu sa responsabilité. D’abord, ses soutiens « injonctifs » ont empêché toute véritable enquête de ces autorités de régulations. Ensuite, il a pêché par désinvolture dès lors qu’il est devenu évident que les jours du groupe Khalifa étaient comptés. Il est symptomatique de noter que l’organisme public destiné à rembourser les déposants en cas de faillite bancaire n’a été créé que quelques jours avant la banqueroute de la Khalifa Bank alors qu’elle était annoncée depuis au moins six mois !

La fascination pour le passe-droit : clé de l’ascension de Khalifa

L’affaire Khalifa ne doit pas non plus se résumer à un simple scandale politico-financier. La naissance de ce groupe, ses errements et sa chute controversée sont aussi le reflet d’une Algérie gagnée par le cynisme, où la morale et les repères éthiques les plus simples ont disparu, balayés par la crise économique et la peur du lendemain. Une Algérie dominée par les voyous devenus soudain des exemples à suivre notamment pour une jeunesse déboussolée.

Dans l’océan de médiocrité qui entourait le millionnaire, il y avait tout de même quelques personnes compétentes dont la trajectoire laisse pantois. Ainsi, à la lecture de la liste de ses proches collaborateurs, dont plusieurs sont désormais réfugiés en France car en délicatesse avec la justice algérienne, j’ai été surpris de trouver le nom de jeunes personnes éduquées, fils et filles « de bonne famille », pour reprendre une expression typiquement algéroise. Comment ces diplômés, qui avaient toutes les chances de leur côté en matière de carrière professionnelle – en Algérie comme ailleurs -, ont-ils pu se laisser embarquer dans cette aventure nauséabonde ?

En admettant que leur bonne foi soit réelle au départ, pourquoi n’ont-ils pas quitté le navire dès les premières alertes ? L’un de mes anciens camarades, perdu de vue depuis le début des années 1990, a été l’un d’eux. Brillant, nationaliste et issu d’une famille très aisée, il s’est retrouvé parmi les « Khalifa Boys ». Pourquoi ? Je n’en sais rien. Des amis communs me parlent de l’inévitable fascination que Khalifa a engendrée au sein de la jeunesse algéroise. L’ambition, la puissance – au demeurant éphémère – procurée par l’argent et surtout la sensation de planer au dessus du lot commun sont des explications plausibles.

L’attraction de ce que je qualifierais de « forces négatives », qu’il s’agisse de millionnaires à la réputation sulfureuse mais aussi de militaires, de miliciens ou d’agents de sécurité imbus de leur pouvoir – en un mot, tout ce qui est susceptible d’exercer un pouvoir, voire une violence, à l’encontre d’autrui –, est l’un des problèmes de la société algérienne. C’est ce que l’on pourrait traduire par le « fantasme de la carte ».

Plusieurs récits, mille fois entendus dans de multiples circonstances et dans toutes les versions possibles, illustrent bien cette envie féroce de pouvoir absolu, qui se conjugue paradoxalement avec une exigence romantique de justice totale, voire de revanche. Le scénario est presque toujours le même : un homme – ou une femme – est le témoin d’une injustice, peut-être même la subit-il. Face aux « méchant », il sort sa carte de policier ou, encore mieux, d’agent de la Sécurité militaire : le « méchant » est confondu. La justice triomphe.

C’est ce qui est par exemple arrivé à une amie, militaire, qui, alors qu’elle était au volant de sa voiture – elle ne portait pas d’uniforme –, fut arrêtée à un barrage à l’entrée d’Alger. Avant même de lui demander ses papiers, un gendarme égréna un chapelet d’obscénités, puis il se figea devant la carte d’officier que mon amie lui colla sous le nez. Racontée avec force détails, cette histoire fera du bien à n’importe quel algérien, islamiste compris. Mais la carte, c’est d’abord le pouvoir, et il arrive qu’elle serve à commettre des injustices, du moins à violer la loi. A 20 ans, avec ma carte d’élève-officier, – qui, légalement, ne me donnait aucun avantage –, j’ai ainsi pu « griller des chaînes », pénétrer dans des ministères où le planton s’inclinait devant le liseré vert et rouge, bref, passer outre la majorité des obstacles qui se dressaient sur le chemin quotidien de mes concitoyens.

A Alger, dans mon quartier, un simple d’esprit se promenait toujours avec, dans la poche de son veston crasseux, une fausse carte de sourti (agent de sûreté) qui, lorsqu’il l’exhibait nous obligeait à faire mine d’être effrayés et de le supplier de ne pas nous embarquer…

L’idée que la réussite signifie que l’on peut bénéficier de passe-droits par rapport à la majorité est profondément ancrée dans la société algérienne. Les gens qui travaillent à l’aéroport d’Alger ont longtemps utilisé leur badge pour accompagner parents et amis jusqu’à la salle d’embarquement, voire jusqu’au pied de la passerelle. L’attentat d’août 1992, le détournement de l’Airbus d’Air France en décembre 1994 ont forcé les autorités à être plus vigilantes et intransigeantes, mais, au moindre relâchement, les mauvaises habitudes reprennent très vite. Se sentir, au moins une fois, mieux servi que les autres, est peut-être une manière de mieux accepter la dureté d’être algérien. On comprendra alors pourquoi rejoindre le groupe Khalifa, du moins faire partie de l’entourage du millionnaire, a pu paraître si important à de jeunes élites algériennes.

Le temps de la curée

Je pense aussi aux parents des Khalifa Boys. Parmi ces derniers, de véritables commis de l’Etat, ont servi toute leur vie le pays sans jamais se laisser prendre dans les rets de la mafia politico-financière. Le fait qu’ils aient fermé les yeux – peut-être même ont-ils encouragé leur progéniture à s’acoquiner avec Khalifa – est la meilleure preuve des dégâts infligés à la société algérienne, y compris au sein de ses élites. La dévastation semée par la guerre civile et la forte certitude selon laquelle l’avenir de l’Algérie ne peut qu’être pire poussent des pères et des mères à faire fi de leurs réticences et à accepter de leurs enfants des actes et des décisions qu’ils n’auraient jamais toléré auparavant. Khalifa a cassé les dernières digues, de la soutra, la retenue.

Sa « réussite », l’étalage insolent de sa richesse, ont généralisé le « Pourquoi pas moi ? » ou encore le « Ouèche fiha ? Dir kifou ! » (Et alors ? Fais comme lui !), et balayé tout scrupule à l’idée de verser des pots-de-vin, encourager le dépeçage d’entreprises publiques ou se servir largement dans la caisse « pour sortir une bonne fois pour toute du sous-développement ». Deux expressions résument bien cette frénésie à s’en sortir par tous les moyens : « tag ala man tag » (pas de quartiers) et « sans pitié ». Et la chute de Khalifa n’a rien réglé car, en fait, ce scandale n’est qu’un arbre qui a caché une forêt qui ne cesse de s’étendre.

Ayant compris que rien de bon ne sortirait d’une trop grande médiatisation – surtout à l’étranger –, une vingtaine de nouveaux millionnaires installent tranquillement leurs filets. Ils ont envié Khalifa. Ils entendent désormais faire mieux que lui et refusent avec force que l’Etat algérien ou les syndicats se mettent sur leur route. L’autre grande violence du bazar évoqué dans le chapitre 9, c’est en effet celle de l’Algérie post-socialiste, à qui le FMI rend régulièrement hommage en appelant le pouvoir à aller encore plus loin dans la privatisation. Une Algérie où le contrat social a été déchiré en mille morceaux emportés par le vent du laisser-faire.

Une Algérie « d’entrepreneurs » sans foi ni loi, qui ne déclarent pas leurs employés et qui n’hésitent pas à corrompre tous ceux qui se dressent devant eux, arrosant de pots-de-vin tous leurs interlocuteurs, semant une corruption dépassant en ampleur celle, pourtant féroce, des années les plus noires de la présidence de Chadli Bendjedid.

Dans le business algérien, le maître mot, celui que les expatriés occidentaux qui se réinstallent dans le pays apprennent en premier, c’est « tchippa » – pot-de-vin. Pas de contrat sans tchippa, ni de terrain ni de quelconque autorisation administrative. Dans le passé, la « juste » rétribution de celui qui savait se montrer compréhensif s’appellait el-kahwa, le café. La tchippa, elle, doit être importante, et petit à petit, à l’image du bakchich égyptien, elle gangrène toute la société. « Je suis devenu tchippiste », me dit un ancien de l’Enita pour me résumer son métier de délégué commercial pour un grand groupe international. « J’ouvre les portes en offrant des cadeaux, des dollars ou des euros. Quand quelqu’un résiste, je monte plus haut. La fois d’après, s’il y en a une, il ne résiste plus. »

Mais le bazar, c’est aussi l’argent facile, la vulgarité, l’arrivisme. Ce sont les nouveaux riches aux voitures de luxe qui roulent déjà à Alger alors qu’elles n’existent pas encore en France. Ce sont les beggars – littéralement, les vachers-, qui flambent en une soirée dans un restaurant de la capitale, l’équivalent d’un an de salaire d’un smicard. C’est une jeunesse qui rêve de Dubaï, de Londres ou de l’avenue Foch à Paris. A nombre d’entre eux, l’Algérie n’a offert que violences et absence de justice. Alors, à leur tour, ils violentent la société et se lancent avec avidité dans la curée.

Une classe politique et une presse éclaboussées par le scandale

Le personnel politique algérien est loin de sortir indemne du scandale Khalifa. Dans sa grande majorité, il a été incapable de prendre la mesure des nombreuses interrogations qui entouraient l’émergence du groupe Khalifa. Rien dans cette affaire ne l’a étonné, et son incapacité à comprendre rapidement le caractère factice de cette réussite en dit long sur l’absence de culture économique et financière évoquée dans le chapitre sur le bazar.

En 2002, des élus, sénateurs et députés, ont même octroyé à Khalifa le titre de « manager de l’année » ! Il est vrai que ce dernier a su être généreux avec tous ceux qui le sollicitaient, parfois simplement pour pallier le manque de moyens de leurs administrations. Ce fut le cas de Khalida Messaoudi, militante anti-islamiste très connue en France, qui, en tant que ministre de la Culture, durant la première présidence de Bouteflika, fut obligée de se fendre d’un courrier officiel suppliant le millionnaire d’accepter de payer le cachet – en dollars – d’un chanteur égyptien qui exigeait ses sous avant de se produire à Alger pour le quarantième de l’anniversaire de l’indépendance. Un ministre obligé de quémander de l’argent issu principalement de dépôts d’organismes publics ! Voilà l’exemple même de la confusion des genres qui a entouré cette affaire.

Enfin – et j’ai conscience de remuer le couteau dans la plaie -, la presse algérienne indépendante, si brave et méritante soit-elle, a tout autant pêché par indulgence, sinon par intérêt, vis-à-vis de Khalifa. Avec ses largesses (publicité, voyages de presse, recrutement de parents), le groupe a su se concilier la majorité des titres, qui ont longtemps attendu avant d’émettre la moindre réserve, certains le défendant même avec passion lorsque les premiers articles critiques ont commencé à être publiés en France. Mais le pire, c’est que les plus laudateurs ont été, comme c’est souvent le cas, les plus féroces dans le déchaînement médiatique qui a suivi la chute du groupe. On ne brûle que ce que l’on a aimé…

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