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Religion et modernité : l’Islam à la croisée des chemins (partie 2/2)

2° « REVIENS AVERROES, ILS NOUS ONT TRAHIS ! » L’ACTUALITE D’IBN RUSHD PENSEUR MUSULMAN DE L’ISLAM DES LUMIERES

 … Lui qui a fait descendre sur toi l’Ecrit, dont tels signes, sa partie-mère, sont péremptoires, et tels autres ambigus. Qui porte au cœur de la déviance, eh bien ! il s’attache à l’ambigu, par passion du trouble, passion de déchiffrer l’ambigu, alors que Dieu seul a la science de le déchiffrer, et que ceux de science bien assise se bornent à dire : « Nous y croyons : tout cela vient de notre Seigneur »

-Mais ne méditent que ceux dotés de moelles. (Coran 3, 7)

Appelle au chemin de ton Seigneur par la sagesse et l’édification belle. Discute avec les autres en leur faisant la plus belle part. Du reste ton Seigneur est seul à savoir qui de Son Chemin s’égare, et à savoir qui bien se guide. (Coran 16, 125)

Averroès, illustre penseur de l’islam occidental, adulé par certains (les réformateurs musulmans et rationalistes), détesté par d’autres (littéralistes et dogmatiques aussi bien chrétiens que musulmans), demeure une figure de proue de par le rôle qu’il a joué à l’époque médiévale en tant que juriste et philosophe de la célèbre Cité de Cordoue, et les idées absolument lumineuses développées dans son « Discours décisif[1] ».

Dans cet ouvrage, il met au cœur de sa recherche, le fait de savoir si la philosophie d’un point de vue de la Loi[2] islamique est proscrite, ou permise, soit en tant que discipline recommandée, soit comme une obligation à laquelle on ne peut par conséquent se soustraire. Il s’agirait d’une activité d’obligation collective (fard kifâya) et non pas individuelle (fard ‘ayn) car elle n’incombe qu’aux gens de démonstration, ceux à l’intelligence critique suffisamment pénétrante.

Ibn Rushd s’appuie dans son effort de justification du recours à la philosophie, sur le verset 125 de la Sourate « Les Abeilles (An Nahl) » ainsi que sur le verset 7 de la Sourate 3, autre passage coranique et véritable point d’Archimède de son argumentation. Il tente de proposer in fine une véritable pédagogie dans la transmission des savoirs religieux, particulièrement coraniques, emprunte de sagesse et de prudence, laquelle consiste précisément à adapter son discours en fonction des capacités d’abstraction des uns et des autres, mais également de la faculté critique de certains croyants capables de s’élever à un niveau intellectuel remarquable. La révélation coranique tient compte des hommes qui ont besoin de la raison critique pour croire, en quelque sorte « croire pour comprendre et comprendre pour croire ».

Il existe selon lui trois voies[3] possibles à l’assentiment : d’une part la voie de la rhétorique grâce à laquelle on sollicite l’imagination du fidèle, d’autre part la voie dialectique qui est le fait de théologiens tentant d’apporter des réponses aux différentes interrogations, et la voie démonstrative ouverte à ceux dont la raison est performante. Ces trois voies ont un même et unique but, l’adhésion au message révélé.

On mesure à cet égard que la différence est inscrite dans la Création. Ainsi, de la même manière qu’il est des esprits différents, il existe des attitudes multiples face à la croyance, au dogme ou de façon plus globale, à la religion. Dieu exige des hommes qu’ils reconnaissent la différence[4] qu’Il a voulue. Il n’est pas raisonnable et acceptable de vouloir réduire à tout prix, y compris en recourant à la force, les autres, au même. Autrement dit, faire du musulman un croyant « standardisé ».

Toutefois, l’origine de beaucoup de maux qui frappent la Communauté, et qu’Averroès a eu le mérite de clairement mettre en évidence, et qui fait en cela son actualité, c’est la tendance malheureuse et coupable de certains théologiens imprudents qui exposent leurs démonstrations, leurs interprétations à la foule, sans tenir compte de la classe des esprits.

Les imâms et autres théologiens autoproclamés, lesquels ne disposent en vérité d’aucune légitimité, instillent régulièrement l’inimitié et la discorde (Al fitna) parmi les individus alors que cette dernière est formellement réprouvée par le Coran, appelant même parfois au jihâd universel, en d’autres mots à combattre les athées où qu’ils se trouvent, mais également les mauvais musulmans et ce, en manipulant à tort et à travers le Texte (Le Prophète Muhammad nous dit que « le meilleur jihâd consiste à adresser un mot de justice à un gouvernant injuste ») .

Il n’est certainement pas question de semer la corruption sur terre et propager la violence au nom de l’islam. Ils ont d’ailleurs complètement oublié, sciemment ou non, que le plus grand des jihâd (jihâd al’akbar) est celui que le croyant mène contre ses propres inclinations sensibles, ses passions viles, ses mauvaises pulsions (jihâd an-nafs). Averroès dénonce précisément ces errements criminels, en référant au verset où il est question des gens adeptes de la « déviance ». Le commun des croyants doit être absolument préservé des polémiques théologiques en raison des contresens dans lesquels il pourrait abonder, et qui le conduiraient inévitablement à l’infidélité car facilement manipulable.

Il doit en ce qui le regarde, s’en tenir strictement aux dogmes fondamentaux, en d’autres termes aux piliers essentiels : « Les interprétations ne doivent donc pas être révélées à la foule, ni couchées par écrit dans des livres rhétoriques ou dialectiques (…) »[5] Or aujourd’hui et conformément aux craintes du philosophe-juriste, les individus, dans la confusion extrême, tentent sans aucune espèce de formation et de médiation, de découvrir les secrets et subtilités philologiques du Coran sans en être capables.

Les ouvrages de jurisprudence de toutes sortes fleurissent sur les étalages des librairies confessionnelles, à la portée de tous sans précaution et examen attentif de leur contenu. Avec Internet, les risques se sont démultipliés car la personne est bien souvent seule, trop seule face à des sites dont le contenu est parfois sujet à caution et extrêmement dur à l’égard des non-musulmans. Voilà précisément l’un des effets pervers du Web, notamment s’agissant de l’accès à des sites licencieux dans une large acception.

Si Averroès ne combat pas les théologiens dans leur ensemble, il en appelle cependant à leur entière responsabilité. Celui qui n’est pas homme apte à la démonstration ne doit pas s’approcher des ouvrages trop techniques, qui le dépassent. On réalise par là même les limites du Net et l’universalisation du savoir qu’il semble vouloir encourager.

On doit avant tout accompagner le progrès et non pas le subir. Enfin, la philosophie qu’Ibn Rushd porte en estime et qui est suspectée systématiquement par les courants radicaux, consiste au contraire à se tenir au plus près de la foi, et être la gardienne d’interprétations qu’elle aura soin de produire avec beaucoup d’attention loin de tout dogmatisme aveugle. La philosophie n’est pas une ennemie de la religion mais au service de la foi. Elle apporte ainsi un regard éclairé sur l’islam. Cet espoir est porté aujourd’hui par les nouveaux penseurs musulmans (Mohamed Talbi par exemple).

B) CONCLUSION

Finalement, l’islam comme toutes les grandes religions du Livre, n’est pas comptable des intégristes et manipulateurs en tout genre qui ont une lecture éminemment restrictive et orientée du corpus coranique. Pour tout dire, ce ne sont pas les fondements de la spiritualité monothéiste en question qui sont en cause, mais bien l’interprétation quand elle est tronquée. En effet, il est indispensable de ne point confondre l’islam avec les musulmans, car les différentes cultures qui le colorent d’une région du monde à l’autre expliquent une pratique souvent différente en certains points doctrinaux, selon l’endroit du globe où l’on se trouve.

Il y a quasi systématiquement survivance de croyances et coutumes séculaires malgré l’arrivée de l’islam. Cette diversité réside dans la pluralité des approches du dogme même si les principes fondamentaux constituent souvent un dénominateur commun entre les diverses tendances. Si l’immense majorité des musulmans aspirent à vivre leur foi dans un espace de libertés, de tolérance et dans le plus grand respect des lois de la Cité, ils n’en demeurent pas moins, pour les plus fragiles d’entre eux, exposés aux discours extrémistes.

Les courants radicaux se nourrissent de l’exclusion sociale, font appel à une idéologie de la haine pour justifier des actions violentes et entretenir un climat de suspicion généralisé. Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls responsables, les orientalistes peu scrupuleux quand ils sont relayés par les médias contribuent également pour une grande part au développement de l’islamophobie. Ils se nourrissent en quelque sorte des peurs des uns et des autres.

Il faut donner à redécouvrir la tradition musulmane sous ses plus beaux jours, notamment la Bagdad du VIIIème siècle, capitale culturelle de l’islam oriental sous le règne des ‘abbasides, avec les missions de traduction et d’explication des œuvres grecques, qu’elles soient philosophiques ou scientifiques[6]. On doit permettre aux plus jeunes, notamment aux enfants d’origine immigrée, de renouer avec ce glorieux passé musulman, où foi et raison n’étaient pas étrangères l’une de l’autre ; ensuite encourager les pédagogues musulmans à faire preuve de prudence dans l’apprentissage du dogme, en insistant davantage sur l’éthique des bons rapports humains qui promeuvent l’esprit de tolérance et de respect de la différence dans l’observation des rites et culte islamiques.

Il convient également de responsabiliser les médias dans leurs différentes missions de service public, surtout lorsqu’il s’agit de sujets aussi sensibles que l’islam, l’islamisme, ou de questions relatives à la place des musulmans dans les sociétés laïques, aux intégristes, et dans l’usage de mots qui peuvent parfois être lourds de conséquences quand ils sont employés sans éviter les écueils classiques, autrement dit les amalgames. Pour ce faire, il est indispensable de redonner la parole aux théologiens modérés et autres penseurs musulmans en quête de dialogues interreligieux qui dénoncent aussi bien l’intolérance d’où qu’elle provienne, que l’ignorance d’un certain Occident oublieux de sa propre histoire et des héritages de la civilisation arabo-musulmane.

*Une première version de ce texte a été publiée dans le cadre des Actes du Colloque international qui s’est tenu au Liban (Jounieh) les 20-22 Octobre 2005 à l’Université Saint-Esprit de Kaslik, Le titre de notre communication était alors : « Religion et modernité : Visages de l’Islam ». La version présentée ici est légèrement amendée.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

AVERROES, Discours décisif, introduction d’Alain de Libéra, traduction inédite de Marc Geoffroy, Garnier Flammarion, Paris, 1996.

 

BOURTON, W., Jean-Marc Ferry, Entretiens, Labor, Bruxelles, 2003.

 

CARATINI, R., Mahomet, Vie du Prophète, (1ère édition 1993), L’Archipel, Paris, 2002.

 

CHEBEL, M., Le Sujet en islam, Seuil, Paris, 2002.

 

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DE LIBERA, A., Penser au Moyen Âge, Seuil, Paris, 1991.

 

FERRY, J.- M., Valeurs et normes, La question de l’éthique, éditions de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 2002.

 

« Sur le potentiel critique des religions dans l’espace européen » in http// :users.sky.be/jean.marc.ferry, leçon d’ouverture des cours de la Faculté de théologie de l’Université de Lausanne donnée le 26 octobre 2001.

 

FERJANI, M.-C., Le politique et le religieux dans le champ islamique, Fayard, Paris, 2005.

 

GARDET, L., L’Islam, Religion et communauté, présentation par Malek Chebel, (1ère édition 1967), Desclée de Brouwer, Paris, 2002.

 

KAZIMIRSKI, A. DE B., Dictionnaire Arabe Français, Tomes 1 et 2, (1ère édition 1860 à Paris), Librairie du Liban, Beyrouth, 1944.

LE CORAN, Essai de traduction par Jacques Berque, édition revue et corrigée (1ère édition 1990), Albin Michel, Paris, 1995.

 

NAWAWI, Les Jardins des Vertueux, traduit par Harkat Ahmed, Dar el-Fikr, Beyrouth, 2004.

 

QARADHAWI, Y., Le licite et l’illicite en Islam, traduction par Salaheddine Kechrid, (1ère édition 1992), Al Qalam, Paris, 2002.

 

RAMADAN, T., Peut-on vivre avec l’islam ? Entretien avec Jacques Neirynck, Favre, Lausanne, 2004.

 

ROY, O., L’Islam mondialisé, Seuil, Paris, 2002 et 2004.

 

TALBI, M., Plaidoyer pour un islam moderne, éditions de l’aube, La Tour d’Aigues, 2004.

 


[1] AVERROES, Discours décisif, traduction inédite de Marc Geoffroy, introduction d’Alain de Libéra, 1996.

[2] Le professeur Ferjani met en garde contre l’habitude fâcheuse de traduire sharî‘a par Loi, car cela sert généralement les intérêts des islamophobes et partisans du langage de l’islam politique, pour appuyer des lectures juridistes des « versets normatifs » au mépris du contexte spatio-temporel et du sens originel du vocable en question. Pourtant si l’on se réfère au dictionnaire « Lisân al-‘arab (Langue des Arabes) » d’Ibn Manzhûr (1233-1311), sharî‘a signifie à l’origine non pas « Loi » ou « Droit », mais « voie », « direction », « religion ». L’orientaliste Jacques Berque dans son « Index des concepts et thèmes de son essai de traduction du Coran » précise au même titre que le premier, que le verbe shara‘a dont sharî‘a tire son origine veut dire « recommander », « montrer ».

[3] Cf. Paragraphe 55 du « Discours décisif ».

[4] Coran 18, 29.

[5] Op. cit, paragraphe 56.

[6] DE LIBERA, A., Penser au Moyen Âge, 1991, pp. 98 à 142

 

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