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Regard sur le poème de Mahmoud Darwich « Etat de siège »

Mahmoud Darwich est un poète fécond, non seulement par sa production poétique régulière, mais aussi par sa capacité à faire valoir un souffle poétique intense, renouvelé et croissant.

Ce dernier recueil en est la preuve. Une pièce aussi longue que le désespoir qui le hante et qui l’habite depuis que la terre se dérobe sous son regard. La terre qui conditionne sa vie et son rêve à l’image d’une dulcinée qui s’abandonne et s’éloigne pour mieux se donner. Amour dans l’absence et la bien aimée est belle comme “la loi d’arrêt” (Lautréamont), loi qui le fige et qui paralyse son mouvement. La déclaration d’amour, par contre, est aussi franche que claire.

Ainsi le titre du poème ” état de siège”, même s’il reflète cette réalité d’absence de liberté, ouvre les portes à l’élan poétique. Et comme le poète le disait si bien ” on hérite de la terre comme on hérite de la langue », le verbe est là pour compenser et mettre sa propre griffe sur le lieu, pour déclamer son être dont l’accomplissement ne peut se réaliser que grâce à cet amour.

Ainsi tout au long du recueil l’amour de la terre prend le contre pied du siège décrété qui dresse un barrage de haine contre l’océan de l’amour.

Notre regard ne prétend pas puiser toutes les possibilités de lecture, il reste loin de faire un état des lieux de façon exhaustif pour ne traiter qu’un aspect de cet amour impossible. Amour qui met en scène le poète, la terre et le rival pour ne pas dire l’ennemi dont la prétention reste la même que celle du poète, celle d’un amour. A armes inégales le poète choisit le vers pour faire face à la déchéance et à l’amertume qui l’assiègent.

L’espace préside pour donner le timbre et la tonalité au poème ” هنا عند منحدرات التلال “, ainsi le poème commence. Il débute à la base d’une vallée dont le poète n’atteint pas les collines, encore moins l’autre versant dont les Edens sont amputés de leurs ombres…

Le poète serait il entièrement présent sur cet espace ?

Un parallélisme s’instaure dès le début du poème. Si l’espace est amputé de son ombre, le poète (armé de son moi collectif) est amputé de l’action. Là où il y a une discontinuité entre la base de la vallée et son plateau, le poète, quant à lui, est privé de sa continuité, comme en amour, entre la présence et l’acte de se réaliser dans l’espace. La métaphore nous renvoie à la bassesse de la réalité et à des hauteurs acérées :

Tels les chômeurs

لعاطلون نفعل ما يفعل عن العمل ا

Nous nous appliquons à dompter l’espoir نربي الأمل

L’espoir, le mot est lâché. Cet espoir n’est d’ailleurs pas le lot du poème et de l’humain qu’il est censé représenter, il est le lot de l’espace fuyant.

La lecture linéaire, dont nous faisons acte ici, n’a d’utilité que celle de tracer un parallèle entre l’homme et l’espace … entre le poète et l’origine de son royaume sans lequel aucune pièce de poésie n’aurait pu voir le jour.

Le parallèle est aussi fixement tracé entre, d’une part, le poète (moi collectif et l’espace) et de l’autre, l’ennemi. Cet autre sans lequel un tel espace ne pourrait être autant désiré et autant habité dans toutes ses facettes : historique, géographique, mythologique et réaliste.

Et si l’espace s’éveille et s’émancipe comme une belle au lever du jour et au début de l’aurore (lumière qui annonce l’ascension vers le haut), l’ennemi quant à lui fournit le moyen :

Nos ennemis nous fournissent l’éclairage

أعداؤنا يشعلون النور لنا

Les canons et les flammes sont une pulsion vers cet élan qui vise l’ascension vers le haut, vers le plateau de la vallée, comme la renaissance d’une ombre inséparable de son sujet. L’ennemi a la bienveillance de canaliser l’énergie nécessaire pour mettre le moi collectif en état de répondre, de comprendre, voire, de réagir contre l’effacement qu’on lui assigne, effacement de la terre devant l’homme.

Un contraste est, cependant, déclaré entre l’espace et l’homme :

Un pays au bord de l’aurore

Et nous devîmes, de moins en moins, intelligents

بلاد على أبهة الفجر

وصرنا أقل ذكاء

Comme si l’espace demeure moins corrompu que celui qui l’habite ou prétend le reconquérir, comme si l’homme est supposé dépendre d’un besoin inscrit dans l’urgence qui l’empêche de pénétrer la lumière pour escalader les hauteurs. Mais le poète en pose le cru factuel à la mesure du tragique, et le voilà s’exposant devant l’éternel :

Ici, après les poèmes de Job, Nous n’avions attendu personne

ننتظر أحدا أيوب لم بعد أشعار هنا

هنا لا ’’ أنا ’

هنا يتذكر آدم صلصاله

Ici le “moi” n’y est plus

Ici Adam se remémore son argile

Ainsi était le prophète ! Ainsi est (le poète) !

Ainsi soit il ( l’espace) !

Les deux repères (Adam et Job) renvoient à des références d’origine et au poète de souligner qu’il n’y est plus, comme si son être ne fusionne plus avec l’espace. L’expulsion d’Adam est doublée de la souffrance que Job avait endurée, le poète s’arme de l’expérience des prophètes pour mieux inscrire sa négation dans le registre biblique auquel il inscrit son appartenance.

Cette négation renforce la présence du moi et celle de l’espace dans l’imaginaire qui préside à l’alchimie du poème.

L’absence, qui tend à la présence, est renforcée par le rappel

Ici Adam se remémore son argileهنا يتذكر آدم صلصاله

Et au fils d’Adam, à sa descendance et à ses ayants droit, de se rappeler de son argile, le poète n’est il pas dans le chemin labyrinthique du retour vers le paradis ?

Le rappel à l’origine du monde est donc nécessaire mais ce point de départ, dans ce contexte, n’est il pas celui de l’arrivée ?

L’identification du poète à Adam est fort plausible, elle est d’une rigueur poétique tellement darwishienne. Le poète nous a déjà habitué à cette composante de son imaginaire et de son univers poétique, il s’en est déjà accaparé la primeur, il est le dépositaire de cette image en 1992 dans son recueil onze astres dans le poème de Grenade :

Je suis l’Adam des deux edens

الجنتين أنا آدم

Je les ai par deux fois perdu

فقدتهما مرتين

Le dénominateur commun est le suivant :

Si Adam peut se rappeler, dans le lieu, de son argile, de sa matière première, à partir de laquelle il fut animé, le poète est, à son tour et hors cet espace, à même de se rappeler de sa sortie à la vie sur cette terre, comme un acte de pure violence qui n’a cessé de le mettre hors du lieu. Ce rappel n’est que l’expression du souhait de réintégrer cette terre, la sienne qui est, avant tout, son paradis, après celui qui est commun à tous les terriens, même si, sur le plan de la réalité, ce lieu se rapproche de l’enfer. Et voilà le ton qui accentue cet appel :

Ce siège se prolongera jusqu’à ce que nous initions nos ennemies

Aux modèles de notre poésie jahilite

سيمتد هذا الحصار إلى أن نعلِّم أعداءنا

نماذج من شعرنا الجاهلي

La poésie Jahilite, La référence à l’identité culturelle est faite sans ambages et sans préalable. Cette poésie à l’architecture bédouine et tribale n’est rien d’autre que l’image de la maison ‘ البيت’ terme polysémique qui désigne aussi bien l’habitat que le vers de poésie….

Il n’est pas inutile de rappeler ce parallélisme, entre autre, architecturale de la poésie et du lieu habitable, entre les matériaux de la tente bédouine et celle du vers de poésie chez les Arabes jusqu’à la modernité poétique Abbasside. En effet, comme la demeure, le poème (la qasida) est là pour servir de rempart, pour se protéger contre les malheurs de la vie. Parmi ces malheurs Darwish avance le siège, c’est à dire une coupure entre le moi et son lieu d’habitation, entre le moi et son environnement, qui perdure jusqu’à ce que celui qui en décrète la teneur s’abreuve lui même de cette vérité incontournable, celle de l’osmose entre l’homme et le lieu. Et si le poète Jahilite pouvait revenir en pèlerinage et se remémorer la vie de la tribu dont il était porte parole, pleurer les ruines et braver les dangers à venir. Darwish, durant les temps modernes de la liberté, ne peut que s’en remettre au bon vouloir d’un destin que la géopolitique dicte sans ménagement.

En guise de réponse il en décrète une définition bien géopoétique du siège :

Le siège n’est qu’attente

attente sur une échelle bancale en pleine tempête

ا لحصار هو الانتظار

الانتظار على سلم مائل وسط العاصفة

A l’image du poète jahilite, Darwish ne manque pas de rendre hommage au lieu, de le désirer plus que tout, à en faire une bien aimée. Et il nous avait déjà habitué à cela pour le cas de Grenade, amante que nulle épouse ne peut égaler, la Palestine restera la mère par excellence que nul exil ne pourra ni déplacer ni remplacer. Le siège, comme attente sur une échelle penchée au centre de la tempête, implique que le poète reste accroché comme un funambule à cette échelle qui devient strates et étapes incontournables dans l’existence qu’il arrache à son oppresseur sans compromis préalable. Comme le poète jahilite il se donne corps et âme au lieu mais à son opposé l’unicité du lieu est faite à l’image de celle de Dieu, nulle autre terre ne peut lui convenir.

Il y a, d’une part, le choix ou le besoin de quitter le lieu pour en trouver d’autres afin de sonder la verdure et l’eau pour que le bédouin de l’époque jahilite puisse assurer la vie de la tribu et pour que le poète de cette même tribu puisse puiser le mètre convenable à son poème et, d’autre part, il y a l’état de siège décrété par l’Homme moderne. Dans les deux cas la fission est due à une séparation dont les causes diffèrent.

Darwish simule une description du lieu (p. 12) à la mesure du ” talal”, de cet hommage rendu jadis par le poète antéislamique à la mémoire du lieu, si ce n’est l’implication de cette donnée géopolitique à laquelle le poète oppose et fait valoir sa vision géopoétique :

Le ciel est couleur plomb l’après midi

Couleur orange la nuit. Quant aux cœurs

Ils demeurent neutre tel les roses de la clôture.

Durant le siège, la vie devient temporalité

Du rappel de son début

Jusqu’à l’oubli de sa fin

ألسماء رصاصية في الضحى

برتقالية في الليالي. وأما القلوب

فظلت حيادية مثل ورد السياج

في الحصار، تكون الحياة هي الوقت

بين تذكر أولها

ونسيان آخرها…

Le ciel couleur de plomb, orange est la nuit illuminée et, en dernier lieu, les coeurs sensibles qui demeurent en attente !

Qu’en est il de ce lieu qui prime ? Et qui empêche la déprime, comme c’est le cas pour les humains de ce début de ce 21ème siècle.

Qu’en est il de ce coeur ? Qui, par générosité se place en deuxième position et comme en dernier lieu, qui comporte le sentiment de l’exil après l’espace, autre lieu duquel le poète se déclame banni. Il en fait tout de même le constat pour les siens et pour l’autre ainsi que pour l’histoire à venir, il lui fournit tous les ingrédients pour une comparaison future (p 34) :

Les tribus ne s’allient pas à Chosrès

Ni à César en vue du pouvoir

La gouvernance est le fruit d’une consultation

Entre eux lors du banquet de famille

Mais la modernité les avait charmé

Dès lors elle substitua pour sa caravane

L’avion aux chameaux

ألقبائل لا تستعين بكسرى

ولا قيصر، طمعا بالخلافة،

فالحكم شورى بينهم على طبق العائلة

ولكنها أعجبت بالحداثة

فاستبدلت

بطائرة إبل القافلة

Le lieu est arraché au présent pour être inscrit au passé, comme pour tracer une continuité réelle (en opposition à celle virtuelle de l’autre) : caravane -tribus -alliances -avions de chasse- César – consultation démocratique……..

Le poète, comme son ennemi, est à la recherche du lieu pour en réaliser la fusion. Cette fusion est connotée ici par l’ample sommeil reposant et tant recherché. Et au poète de révéler le poids de l’insomnie et de s’annoncer comme le porte parole de sa tribu et du moi collectif :

Je suis le dernier poète souffrant

De la même insomnie que celle de leurs ennemis

أنا آخر الشعراء الذين

يؤرقهم ما يؤرق أعداءهم

Comme s’il revient du lointain de l’inconscient poétique arabe, Darwish loge son ennemi à la même enseigne, il en reconnaît les faiblesses. Le poète rappelle qu’il reste le dernier cri de l’Arabe (أنا صرخة العربي الأخيرة ) « Onze astres », mais dans ce poème le cri est solennellement doublé d’insomnie ce qui rend ce même cri de plus en plus authentique et véridique.

L’insomnie …ce désir de se donner au lieu confiant et paisible comme à un nuage dans les cieux, d’une part, et le poète et son ennemi, de l’autre, chacun, à la mesure de ses moyens, souffre de cette incapacité à avoir droit à la bienveillance du lieu, l’un avec son enracinement et sa géopoétique et l’autre avec une promesse divine stratégiquement politisée, à armes inégales, ils ne peuvent en découdrent… !

La référence que fournit le poète semble être de l’ordre du constat et non de la résolution :

Peut-être la terre est étroite

Pour l’humain et pour le divin

ربما كانت الأرض ضيقة

على الناس

والآلهة

L’étroitesse, en voilà un constat qui unit, sur un même dénominateur commun, l’humain et le divin. Dieu, lui même, semble souffrir de cette étroitesse de l’espace qu’il a pourtant accordé à ces créatures ! Le poète, dans ce registre poétique, rattache, me semble t-il, ce problème de la terre tant convoitée à celui de la promesse. Dieu a-t-il promis plus que l’espace en permet ?

Le poète sustente son interrogation, à la mesure de son soupçon, pour la véracité de la promesse :

Ici des dates historiques, rouges et noires,

s’assemblent en nous. Sans les péchés

l’Evangile serait moins volumineux. Sans le mirage

les pas des prophètes sur le sable seraient plus sûrs

et vers Dieu le chemin serait plus court.

هنا، تتجمع فينا التواريخ حمراء،

سوداء . لولا الخطايا لكان الكتاب

المقدس أصغر . لولا السراب لكانت

خطى الأنبياء على الرمل أقوى، وكان

الطريق إلى الله أقصر …

Des dates historiques dont les griffes et les traces font taches et au poète d’apporter son lot de verbes pour soutenir la charge des prophètes.

Le “ici” هنا marque cette géographie omniprésente dans l’esprit et la mémoire collective. Les dates sont mises en parallèle avec les Cantiques ! le Livre et ses histoires bibliques ne semblent pas être aux antipodes du poème :

. Sans les péchés

l’Evangile serait moins volumineux

لولا الخطايا لكان

الكتاب المقدس أصغر

De ce plan métaphysique, le poète, et par gradation, vient prendre le contre pied et exhiber sa blessure physique avec une noblesse toute humaine et réaliste, marquant sa présence et narguant son oppresseur auquel il accorde tout le respect et la faiblesse humaine soutenue par l’absence divine :

Ce siège se prolongera jusqu’à

Ce que l’assiégeant, tel l’assiégé, sentira

que l’ennui est caractéristique de l’humain

سيمتد هذا الحصار إلى أن

يحس المحاصِر، مثل المحاصَر

أن الضجر

صفة من صفات البشر

L’ennui, cette belle oisiveté que Darwish réclame pour son peuple, outre la terre, il en déclame sa part d’ennui pour faire partie de l’histoire humaine mais en attendant il jouit doublement du siège, celui exercé par son ennemi et un autre qu’il s’accapare et en dicte les contours :

Ce siège se prolongera, ce siège imaginaire qui est mien

jusqu’à ce que j’apprenne la contemplation mystique

avant moi, une fleur avait pleuré

après moi, une fleur avait pleuré

l’espace s’égare dans le désordre temporel

سيمتد هذا الحصار، حصاري المجازي،

حتى أعلم نفسي زهد التأمل

ما قبل نفسي- بكت سوسنة

وما بعد نفسي- بكت سوسنة

والمكان يحملق في عبث الأزمنة

Le poète semble ne centrer et inscrire son existence que dans un tout historique combinant le temps et l’espace et ne considérant son être que comme partie infime d’une nature bien plus grandiose et symbolique. Serait- ce le cas pour son oppresseur ?

Le poète ne manque pourtant pas de moyen pour décréter son propre siège, armé de vers, il donne l’ordre d’une manoeuvre tout guerrière :

à la poésie : décrètes ton siège

إلى الشعر حاصر حصارك

Armé d’un patrimoine il s’adresse à la prose :

à la prose : retires les arguments

des encyclopédies des théologiens vers une réalité

écrasée par les arguments, et tâches d’expliquer ta poussière

إلى النثر جر البراهين من

معجم الفقهاء إلى واقع دمرته

البراهين. و اشرح غبارك.

Pour qu’enfin il s’adresse aux deux variantes textuelles de la littérature arabe et faire un appel de l’ordre du prosoème :

(à la poésie et à la prose) d’un seul élan prenez votre envol

comme les ailes d’une hirondelle

chargés du printemps béni

إلى الشعر و النثر طيرا معا

كجناحي سنونوة تحملان الربيع المبارك

Il n’est pas bien compliqué de voir dans ce printemps béni le synonyme de la fin du siège mais le poète, sans en être dupe, annonce la couleur de l’utilité de l’acte d’écrire. En effet si le poème est verbe, parole dénudée d’acte, le poète affiche la prouesse des vers à faire reculer le siège, comme si l’acte d’écrire est l’antidote par excellence. Qu’en déplaise à celui qui décrète le siège, le poète est à la charge pour confesser son droit au repos, délice qu’il s’octroie à l’abri des regards et qu’il puise à partir de son imaginaire, repos que l’ennemi peut subtiliser :

J’ai écris vingt linges sur l’amour

Je me suis imaginé que ce siège

avait reculé de vingt mètres

عشرين سطرا كتبت عن الحب

فخيل لي

أن هذا الحصار

تراجع عشرين مترا !….

L’amour serait il l’antidote du siège ?

Cet amour, dans l’imaginaire poétique de Darwish, occupe une place d’excellence depuis sa tendre genèse poétique mais dans ses dernières pièces il est le pivot central.

Le poème de Grenade comportait déjà un avant goût, dans l’univers duquel l’attachement à l’Andalousie frôle le charnel, le titre “ je ne veux de l’amour que son début” en dit long sur l’importance de ce concept poétique comme composant de l’imaginaire.

L’amour dans ce recueil état de siège حالة حصار est multidirectionnel. Le poète s’arme de l’amour dans le sens propre et figuré, il le dresse pour parler d’une femme avec tout le rituel du quotidien amoureux (p 41) :

Une femme s’adressa au nuage :

Couvres mon bien aimé

Car mes habits sont imbibés de son sang

قالت امرأة للسحابة غطي حبيبي

فإن ثيابي مبللة بدمه

Devant la noblesse d’un tel sentiment, le nuage se met au service de la bien-aimée pour protéger son amour, ou encore le ciel qui héberge la nuit de noces des deux conjoints, arrachés aux festivités du mariage et subtilisés au regard de la mère :

La mère narra : au départ

Je n’ai rien compris. Ils ont dit

Il s’est, depuis peu, marié

J’ai donné libre cours à mes youyous, j’ai

dansé et j’ai chanté jusqu’à

la dernière tranche de la nuit, là où les convives étaient

déjà partis, il ne restait, autour de moi

que corbeilles de champignons. J’ai demandé :

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où sont les nouveaux mariés ? Et on m’a informé :

Là-bas, par delà le ciel, deux anges sont entrain de parfaire

Les rituels de la noce, j’ai redonné libre cours à mes youyous,

J’ai dansé et j’ai chanté jusqu’à

Ce que la paralysie m’affecte

Dis moi bien aimé à quand la fin du voyage de noces ?

قالت الأم : في بادئ الأمر لم

أفهم الأمر. قالوا تزوج منذ

قليل. فزغردت،ثم رقصت وغنيت

حتى الهزيع الأخير من الليل، حيث

مضى الساهرون ولم تبق إلا سلال

البنفسج حولي.تساءلت أين العروسان؟

قيل لي : هنالك فوق السماء ملاكان

يستكملان طقوس الزواج ، فزغردت

ثم رقصت و غنيت حتى أصبت

بداء الشلل

فمتى ينتهي، يا حبيبي شهر العسل؟

Que dire de cette fresque dans laquelle se mêle l’amour sans que l’amère ne déverse son poids. L’amour est une force que le poète dirige face à toutes les turpitudes du siège qui obligent les amoureux à sceller le pacte à temps sinon la mort peut les obliger à une alliance adultérine. La fornication est un acte qui prévaut celui de la naissance.

L’amour et la mort, l’un ne peut aller sans l’autre dans un espace temps que seul le poète peint sans peine. Et aux mots de rafraîchir les couleurs et d’en fixer les images comme si l’amour outrepasse la condition de la liberté. Dans cette fresque la terre est, sans être nommée, majestueusement présente puisque le ciel hébergeant les amants la connote avec force. Le siège quant à lui est parmi les convives, tellement présent qu’il paralyse la mère. Le symbolisme de la terre et du ciel est là pour fortifier l’amour et lui donner les ailes pour braver l’impossible. L’amour néanmoins s’accommode de la guerre, qui tout au long domine et préside le poème.

Darwish trace un parallèle entre l’amour et la guerre (p 64) :

« Moi ou lui »

ainsi commence la guerre. Mais

elle s’achève par une rencontre fatale

« Moi et lui »

« Moi et elle pour la vie »

Ainsi commence l’amour. Mais

Quand il prend fin

C’est avec un ‘au revoir’ fatal

« Moi et elle »

” أنا ، أو هو”

هكذا تبدأ الحرب. لكنها

تنتهي بلقاء حرج

أنا و هو “

ًأنا وهي حتى الأبدً

هكذا يبدأ الحب. لكنه

عندما ينتهي

ينتهي بوداع حرج

ًأنا وهيً

L’amour et la guerre, comme deux facettes d’une même monnaie, qui commencent et finissent par le même rituel à un détail près, celui du genre ou du sexe des parties prenantes. La guerre peut engager deux êtres semblables du genre masculin ou du genre féminin alors que l’amour n’est possible, dans l’imaginaire du poète, que dans le sens canonique mâle femelle( il et elle). La guerre dans ce cas de figure peut être menée au nom d’une partie tierce, au nom d’une belle qui se fait discrète et qui se donnerait au vainqueur si vaincu il y a.

Dans les deux cas de figure, le poète conclut à la même rencontre (moi et lui/moi et elle).

L’amour serait il la même Rome même si les chemins diffèrent ?

Loin de faire l’apologie idéaliste de l’amour, Darwish convoque la réalité pour démontrer les limites de la paix, cet autre corollaire de l’amour :

mon cœur est blanc, lumineux et chargé

point de temps dans mon cœur pour l’interrogation.

Non je ne vous aime pas. Et qui pouvez- vous bien être pour que je vous aimasse ?

Seriez vous une tranche de mon identité

Un rendez-vous pour boire le thé

Un son de flûte et un (air) chanté

Pour que je vous aimasse ?

Il se trouve que je déteste la détention et que je ne vous déteste pas.

Ainsi le détenu s’adressa à l’enquêteur

Mes sentiments ne vous concernent pas.

Mes sentiments sont ma nuit privée…

Ma nuit qui se déplace librement à travers les oreillers

De la métrique et de la rime.

قلبي بريء، مضيء، مليء،

ولا وقت في القلب للإمتحان. بلى،

لا أحبك. من أنت كي أحبك؟

هل أنت بعض أناي، وموعد شاي

وبحة ناي، و أغنية كي أحبك؟

لكنني أكره الإعتقال و لا أكرهك.

هكذا قال معتقل للمحقق عاطفتي

لا تخصك. عاطفتي هي ليلي الخصوصي…

ليلي الذي يتحرك بين الوسائد حرا

من الوزن و القافية !

La tonalité du rapport à l’autre prétendant dans ce combat pour l’amour est donnée, une neutralité et un respect qui ne sont statiques en rien, tout peut basculer d’un côté comme de l’autre. Mais le poète annonce la couleur, l’autre n’est pas sujet ni de son amour ni de sa haine comme le coeur du poète qui est loin d’être assujetti à aucune main mise malgré le siège. Coeur hanté par la belle et ses vallées et qui ne trouve point de temps pour la conquérir que durant la nuit et à l’abri des regards. Tel est l’amour, un contre-pied et un contrepoids à la réalité qui empêche la bienveillance de la bien aimée. Et cette réalité, dictée par la géostratégie, entraîne le doute au coeur même de la relation du poète à sa terre dans l’histoire. Le poète dénonce la manipulation qui s’infiltre jusqu’ à l’imaginaire :

Les mythes refusent d’ajuster ses trames

Il se peut qu’une erreur furtive s’y est infiltrée

Il se peut que des voiliers ont été déroutés vers une terre ferme

Vers une terre non habitée

Et l’imaginaire serait infecté du réel

Mais elles ne changent point de trame

A chaque fois qu’ elle trouve une réalité inconvenante

Elle l’ajuste à coup de bulldozer

La réalité est contextuelle, belle,

Blanche et sans peine

الأساطير ترفض تعديل حبكتها

ربما مسها خلل طارئ

ربما جنحت سفن نحو يابسة

غير مأهولة،

فأصيب الخيالي بالواقعي …

ولكنها لا تغير حبكتها.

كلما وجدت واقعا لا يلائمها

عدلته بجرافة،

فالحقيقة جارية النص، حسناء

بيضاء ، من غير سوء

L’amour, le vrai, exige la vérité et la blancheur des coeurs pour que le mythe vienne fortifier les contours et colmater les défaillances. Cet amour, que Darwish déclame à sa terre, est vérité que nul bulldozer ne peut ni maquiller ni ruiner, il est aussi brut que vrai, jaillissant d’un imaginaire que la réalité affecte sans pour autant l’effacer.

Cet amour, est pourtant ouvert à l’autre, qui est capable de le sentir dans toute sa finesse. Le poète interpelle cet autre sans le nommer, il le dirige vers son point faible qui lui voile les chemins de l’amour :

(à un autre meurtrier 🙂 si vous aviez accordé trente jours

au fœtus, le pronostic serait autre :

l’occupation aurait fini

ce bébé ne se serait pas rappelé le temps de ce siège

il grandirait vaillamment, deviendrait jeune

apprendrait sur le même banc de l’école de l’une de vos filles

l’histoire de l’ancienne Asie

se lieraient d’amour

auraient une progéniture

(et qu’elle serait fille juive)

qu’as tu fais donc ?

votre fille est veuve aujourd’hui

et votre petite fille est orpheline ?

qu’avez vous fais de votre famille exilée

comment avez vous fais d’une seule pierres trois palombes ?

[إلى قاتل آخر : ] لو تركت الجنين

ثلاثين يوما، إذا لتغيرت الإحتمالات :

قد ينتهي الإحتلال ولا يتذكر ذاك

الرضيع زمان الحصار،

فيكبر طفلا معافى، و يصبح شابا

ويدرس في معهد واحد مع إحدى بناتك

تاريخ آسيا القديم

وقد يقعان في شباك الغرام

وقد ينجبان ابنة[ وتكون يهودية بالولادة]

ماذا فعلت إذا؟

صارت ابنتك الآن أرملة

والحفيدة صارت يتيمة؟

فماذا فعلت بأسرتك الشاردة

وكيف أصبت ثلاث حمائم بالطلقة الواحدة؟

Ainsi le siège et la mort se répercutent sur l’amour durant plusieurs générations. Le poète (et ce n’est un secret pour personne) est porteur et dépositaire de l’expérience connue de ceux qui ont suivi sa biographie et sa production poétique de cet amour rendu plus impossible qu’impossible. Le poème (ريتا والبندقية Ruth et le fusil) présente la même atmosphère trente ans en arrière, un fusil qui s’interpose à l’amour.

Dans ce lot de suppositions qui défilent tout au long de ce passage, le poète reconnaît la capacité de cet autre à faire valoir et éprouver un tel sentiment. Pour la terre comme pour l’humain, comme par réflexe, il vise le devenir pour l’anéantir. L’amour et la mort telle seraient les phases de la dialectique et la contradiction constructive (ou destructive) dans laquelle Darwish inscrit son ennemi et son champ d’amour potentiel.

Le poète comme pour justifier son amour passion aux yeux de son ennemi qui ne décode pas les finesses ni les tenants ni les aboutissants, il l’interpelle dans sa logique intellectuelle même, lui qui prétend connaître l’Arabe avec science et méthode :

(à un pseudo orientaliste 🙂 qu’il soit ainsi

supposons que je suis bête en ce moment

bête, bête e bête

que je ne pratique pas le golf

que je ne comprends pas la technologie

que je ne sais pas piloter un avion

est ce pour cela que vous me privez de ma vie

pour en faire la vôtre ?

si vous étiez autre que vous même,

si vous étiez autre que moi

nous serions liés d’amitié

reconnaissants mutuellement

notre besoin d’être bête

le bête n’a t-il pas le même droit

au même titre que le juif dans

dans « le marchand de Venise »

à avoir un cœur, du pain

et des yeux qui larmoient ?

[ إلى شبه مستشرق : ] ليكن ما تظن

لنفترض الآن أني غبي، غبي، غبي

ولا ألعب الجولف،

ولا أفهم التكنولوجيا،

ولا أستطيع قيادة طيارة !

ألهذا أخذت حياتي لتصنع منها حياتك؟

لو كنت غيركَ، لو كنتَ غيري

لكنا صديقين يعترفان بحاجتنا للغباء…

أما للغبي ، كما لليهودي في

’’تاجر البندقية’’ قلب، و خبز

و عينان تغرورقان؟

Ainsi cet autre identifié en tant que tel et sans le démasquer est convié à remettre ce qui ne lui appartient pas, pour qu’enfin il partage le trait commun à tous les humains, le besoin d’être bête quand il le faut ? mais encore faut il ne plus être ce qu’il est, la condition sinéquanon est lâché :

si tu étais un autre que toi , si tu étais un autre que moi nous serions amis, reconnaissant notre besoin à être bête

Il est question dans ce passage de l’imperfection qui, me semble-t-il, et dans l’imaginaire du poète, préside et façonne le comportement de l’ennemi, cet autre tellement sûr de ses actes. Le poète quant à lui n’épargne pas son moi collectif, toujours en rapport avec la terre mère qu’il habille, au contraire, de toute l’innocence possible. Elle est ouverte à toutes les éventualités, elle est au seuil de l’aube en attente d’une entente aussi bien entre le moi et l’autre qu’entre les différents composants du moi collectif :

Pays au bord de l’aurore

nous ne serons pas en désaccord sur le nombre des martyrs

les voilà égaux

couvrant l’herbe pour nous

pour qu’on puisse s’entendre sur cette terre.

بلاد على أهبة الفجر،

لن نختلف على حصة الشهداء من الأرض،

ها هم سواسي

يفرشون لنا العشب

كي نأتلف !

Terre généreuse et accueillante comme une bien aimée qui attend le meilleur du prétendant, cette terre, comme le souligne Darwish, est :

Que cette terre soit :

bienveillante et noble

ou adultérienne et sacrée

nous nous occuperons peu de l’exègèse des atribus

il se peut que l’utrus

celui des cieux

devienne géographie !

هذه الأرض واطئة عالية

أو مقدسة زانية

لا نبالي كثيرا بفقه الصفات

فقد يصبح الفرج،

فرج السماوات،

جغرافية !

Elle est docile et récalcitrante et peu importe les qualificatifs qu’on lui prête, comme une partie dans le duel, discrète et distante, à première vue, mais qui arbitre les amants sans prendre part dans le duel. Darwish, pour sa part et comme s’il est las d’attendre, fournit toutes les raisons pour la mériter et il semble la convoquer, sans que l’autre ne soit en rien concerné, pour lui confesser et de manière aussi directe que intime qu’il lui a fallu être bien malheureux pour avoir droit à sa bienveillance. A son ennemi il semble faire la confidence qu’il est la douzième étoile absente de cette terre, un Joseph qui, tôt au tard, se remettra à la surface du mythe comme sur celui de la réalité.

En conclusion, ce poème, dont la longueur et la charge reflètent si fortement l’état du siège ininterrompu, est marqué par le désespoir et l’amour, l’un adressé à l’ennemi l’autre déclamé à la terre. Pris entre les deux feux le poète navigue entre souvenirs, références historiques, mythes et réalités, inscrivant l’alchimie de son verbe au delà de sa propre existence pour qu’elle se propage au-delà du moi et au-delà du présent. Il est, en cela, à l’image d’un prophète qui ouvrirait l’ère d’une réconciliation à venir entre le moi et l’autre, entre le moi et ceux qui prétendent en faire partie, entre le moi et un devenir encore loin de briller comme une présence sur la page blanche et innocente d’un futur bien incertain. En attendant, il aménage un espace poétique pour en faire le rempart par excellence que nul ennemi ne peut franchir, rempart de protection et d’expression que la terre, cité qui lui est interdite, perçoit de loin et qui, dans l’attente finira par renvoyer un écho de convenance faute de lui accorder un espace de liberté. N’est ce pas ce même poète qui avait déclaré récemment que si, par bonheur et honnêteté existentielle, (son) Etat

(la Palestine) voit le jour le poème serait ravi !

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