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Réflexion autour de l’historicité du Coran

I/ Le concept d’historicité appliqué au Coran et ses sciences

Le concept d’historicité, caractéristique essentielle de la « pensée 68 », d’obédience Nietzchéo-marxiste et dont les héritiers les plus connus en France sont L. Althusser, M. Foucault, J. Derrida, P. Bourdieu, G. Deleuze, etc., est la marque de fabrique de cette entreprise intellectuelle qui vise à interroger systématiquement les conditions de possibilité et de production du discours en l’expliquant par un extérieur accidentel, non nécessaire et contingent.

Le résultat recherché est que la « vérité » est indissociable des circonstances qui l’ont rendue possible et donc de montrer qu’elle est « toujours l’effet d’une construction » selon l’expression de Michel Foucault (Archéologie du savoir, 1969, p.37). Ce style de pensée ne concerne pas que la philosophie, il s’est déployé dans quasiment toutes les sciences humaines et sociales, mais dont le point commun est le mépris du sujet-connaissant et l’intérêt exclusif pour les présupposées structures sociales et autres déterminants sociaux. Toute tentative d’interprétation du monde est renvoyée à l’univers de l’arbitraire et disqualifiée sous le prétexte de l’existence d’ « une infinité d’interprétations » selon l’expression de Nietzsche.

Ce « style des « sixties », c’est aussi un certain style de vie philosophique, disions-nous, caractérisé par la recherche de la marginalité et le fantasme du complot » (Luc Ferry, Alain Renaut, La pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, 1988, p.53). Plus précisément, comme le dit fort bien Gianni Vattimo en décrivant le « nihilisme actif » : « Quand il n’y a plus de fondements métaphysiques pour exercer une fonction critique, il reste la relativisation historique. En reconstituant l’histoire d’où nous provenons, on peut reconnaitre les directions qui ont été indûment refoulées, ces possibilités que l’on pourrait réutiliser. On rend mobile une situation qui se présente comme la seule possible » (Gianni Vattimo, « Eloge de la pensée faible », in Magazine littéraire-Le nihilisme, n°279 août 1990, p.21.).

On trouve ce style de pensée chez Michel Foucault quand il écrit que « c’est-ce réseau qui définit les conditions de possibilité d’un débat ou d’un problème, c’est lui qui est porteur de l’historicité du savoir » (M. Foucault, Les mots et les choses, 1966, p89), ou bien quand il écrit que « par épistémè, on entend, en fait, l’ensemble des relations pouvant unir, à une époque donnée, les pratiques discursives qui donnent lieu à des figures épistémologiques, à des sciences, éventuellement à des systèmes formalisés; le mode selon lequel, dans chacune de ces formations discursives, se situent et s’opèrent les passages à l’épistémologisation, à la scientificité, à la formalisation » (Michel Foucault, L’archéologie du savoir, 1969, p.250).

Même perspective chez Derrida quand il définit le concept heideggerien de « déconstruction » : « Déconstruire, c’est un geste à la fois structuraliste et anti structuraliste: on démonte une édification, un artefact, pour en faire apparaitre les structures, les nervures ou les squelettes […] mais aussi, simultanément la précarité ruineuse d’une structure formelle » (Jacques Derrida, in Entretiens avec Le Monde. 1-Philosophie, La Découverte-Le Monde, 1984, p.84.). On voit donc bien l’intérêt prépondérant pour les structures qui rendent possible et déterminent les idées, les « vérités », les doctrines, les métaphysiques, les « sciences », etc.

C’est dans cet héritage que s’inscrivent des penseurs musulmans comme Nasr Hâmid Abou Zayd (1943-2010) et Mohammed Arkoun (1928-2010) en s’attelant au fait islamique et à la doctrine musulmane. Cet « effet de style » propre à la French Theory des sixties est en effet très présent dans leurs littératures respectives.Cette grammaire historicisante est frappante tant ses concepts sont alignés à profusion chez les deux penseurs. Prenons une « œuvre-test » de chacun des deux auteurs pour démontrer cette filiation. Avant même de lire le contenu du livre, le titre de l’ouvrage de Nasr Hâmid Abou Zayd est prometteur (Le Texte, le Pouvoir et la Vérité. La volonté de savoir et la volonté de puissance, Al-markaz Athaqâfî Al-‘Arabî, 2006, 5ème édition). L’on reconnait aisément à travers ce titre et sous-titre les œuvres de Nietzsche et Foucault.

Le contenu du livre le confirmera. En effet, dès les premières pages, Abou Zayd annonce la perspective de sa première partie en souhaitant établir « l’historicité dans la structure du discours divin et sa signification », « l’historicité du texte religieux, philosophiquement, dogmatiquement et linguistiquement » à travers « la déconstruction de sa structure compréhensive qui s’est établie dans la conscience religieuse jusqu’à prendre la forme de « dogme » révélé. Et à travers cette déconstruction, l’analyse dévoile la nature d’un système discursif imposé par les instruments du pouvoir politique et social en tant que « vérité absolue », dont la critique et l’analyse est aussitôt considérée comme mécréance, athéisme et hérésie » (p.5-6). C’est ce style de pensée qui est, tout au long du livre, appliqué aux sciences du Coran à travers la lecture des œuvres comme celle d’Assuyûtî et aux fondements du droit musulman à travers la Risâla de l’imâm Ashâfi’î, notamment.

Il en est de même pour M. Arkoun dans son texte intitulé « Le concept de raison islamique », qui s’attaque lui aussi à la Risâla pour dévoiler, pense-t-il, les stratégies arbitraires de ces figures savantes classiques qui imposent une certaine conception du Texte religieux. Il regrette le manque d’études sur cette raison islamique et d’« analyse déconstructive et de critique épistémologique de ses principes, de ses procédures, de ses catégories, de sa thématique, de l’impensé », il s’interroge sur d’éventuelle « discontinuité » ainsi que sur « l’historicité de la raison en général et de la raison islamique en particulier ».
Dans une section intitulée « Vérité et Histoire », M. Arkoun reproche à l’imam Shâfi’î d’avoir « contribué à enfermer la raison islamique dans une méthodologie qui va fonctionner comme une stratégie d’annulation de l’historicité », évinçant les autres « raisons concurrentes ou hostiles ».

L’auteur est déterminé à mettre en évidence les rapports de pouvoir dans la représentation du Texte religieux : « C’est pourquoi j’insiste sur la contingence, ou, si l’on veut, l’historicité radicale des modalités d’exercice de la raison en islam : s’appuyant sur la raison orthodoxe, chaque école musulmane a refusé d’appliquer cette historicité à son propre cas pour mieux enfermer les autres dans l’éphémère, la singularité, l’aberration ». Bref, ce texte regorge de concepts propres à ce style de pensée que nous avons évoqué plus haut, il est question selon les termes de l’auteur de déconstruction, de champ, d’épistémè, d’historicité, de manipulation, de marginalisation, de pouvoir, de lecture historico-critique, etc.

Avant de passer à la deuxième section, ce qu’il faut reprocher à ces deux auteurs, comme bien d’autres, ce n’est pas d’historiciser le Coran et ses sciences, mais d’ignorer les outils des sciences islamiques qui permettent de tenir compte de la dimension historique, comme les versets à portée générale, à portée spécifique, les circonstances de révélation, etc.

II/ Les réponses de M. Baqir Assadr et de M. H. Fadlallah à l’équivoque

L’équivoque de l’historicité du Coran n’est pas nouvelle, elle était abordée du vivant du Prophète (ç). Le Coran nous rapporte quelques objections adressées à la révélation, objections qui convoquent parfois la grammaire de l’historicité. Une rhétorique qu’on retrouvera plus tard chez les orientalistes et néo-orientalistes à propos du Coran et ses sciences. Deux versets peuvent suffire à l’illustrer.
Ceux qui ne croyaient pas disaient du vivant du Prophète (ç) : «Pourquoi n’a-t-on pas fait descendre sur lui le Coran en une seule fois ?» (Le Discernement, 32) – au lieu des 23 années de révélation graduelle. Selon cette équivoque, le Coran, sans cohérence, serait dispersé autour d’événements et d’anecdotes propres au messager et aux gens qui l’entourent, en quelque sorte les versets seraient socialement construits puisqu’ils sont le résultat de provocations émanant des opposants à l’islam.

C’est ainsi que le messager, étant éprouvé, se verrait contraint, sous l’effet des provocations contingentes, de répondre par des versets pour se sortir de l’embarras. De ce point de vue, on déduit que le « message » n’est pas aussi absolu, ni aussi global, ni aussi achevé, ni aussi cohérent qu’on le prétend, et le messager ne serait qu’un homme ordinaire qui a des pensées échafaudées en fonction des aléas accidentels et contingents. Cette équivoque, qui consiste à discréditer le discours du locuteur par son environnement et sa subjectivité, retranscrite ainsi par l’exégète Mohammed Hussein Fadlallah, sera déconstruite par lui-même dans son exégèse.

Bien d’autres versets rapportent cet argumentaire consistant à discréditer ad hominem le messager de Dieu (ç), par exemple quand ils le renvoient à sa propre contingence humaine et à son état d’esprit qui serait biaisé par la sorcellerie : « « Et ils disent : Qu’est-ce donc que ce Messager qui mange de la nourriture et circule dans les marchés ? Que n’a-t-on fait descendre vers lui un Ange qui eût été avertisseur en sa compagnie ? (…) Vous ne suivez qu’un homme encercellé » (Le Discernement, 7-8)

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Pour M. B. Assadr (1935-1980), comme pour M. H. Fadlallah (1935-2010), le Coran ne peut être compris qu’en tant qu’il est rapporté au réel, il n’est qu’en tant qu’il est articulé au contexte. Et ce rapport fondamental du Coran au réel n’est pas, comme on pourrait le croire, une entrave à son absoluité, en ce qu’il serait circonscrit dans un périmètre donné, ou le résultat des préjugés de l’exégète. Bien au contraire. C’est en effet ce rapport ontologique au réel, et donc constitutif au Coran, qui rend la révélation universelle, valable en tout temps et en tout lieu. Les œuvres respectives de Mohammed Bâqir Assadr et Mohammed Hussein Fadlallah sont à cet égard éclairantes.

Dans son exégèse en 24 volumes, « Min Wahyi al-Qurân » (De la révélation du Coran, 1998, deuxième édition), M.H Fadlallah commente le verset 32 de sourate Le Discernement à son 17ème volume : «Pourquoi n’a-t-on pas fait descendre sur lui le Coran en une seule fois» – au lieu des 23 années de révélation graduelle ? S’interrogent les polythéistes – le Coran répond, «Nous l’avons révélé ainsi pour raffermir ton cœur».

Il dit dans une section intitulée « le Coran répond à l’équivoque » : « l’Islam n’est pas une simple pensée théorique, a priori, que les gens doivent contenir dans leur esprit comme connaissance spéculative. Mais il est plutôt une pensée qui doit s’enraciner dans l’âme, et interagir avec la réalité et la vie (…). Et c’est pourquoi le plan divin a posé l’idée dans la vie concrète, afin que les croyants vivent le problème qui interagit avec leur entendement et leurs sentiments, en englobant leurs situations sociales et leurs relations concrètes, pour que finalement la révélation d’un verset apporte la solution adéquate à la situation dans sa globalité.

C’est ainsi que les croyants voient la solution à l’aune de la dimension du problème, prenant ainsi conscience de l’idée en la voyant se mouvoir sur terre de façon réaliste. C’est ainsi qu’ils vivent le réalisme du Message qui s’enracine dans leur personnalité. Ils acquièrent par-là la connaissance, son application et, in fine, la solidité intellectuelle et spirituelle. Il y a, en effet, une différence entre le fait d’acquérir une idée dans un cadre strictement théorique, et le fait de l’acquérir à partir du réel et de l’expérience. Car le fait de partir du réel raffermit la personnalité à travers l’idée, comme cette eau qui pénètre en profondeur la terre pour lui donner vie et développement jusqu’aux graines qui y sont semées » (p.45).

A propos de l’équivoque relative aux circonstances de la révélation conditionnant le Texte coranique, M. H. Fadlallah dit que « la méthode exigée est que nous gardions le principe et nous délaissions la situation qui meurt. Autrement dit, il faut que nous gardions de la réalité [de l’époque de la révélation] ce qui demeure et se meut avec le temps, et délaisser ce qui disparait. Les versets suivants l’attestent : « Voilà une génération bel et bien révolue. A elle ce qu’elle a acquis, et à vous ce que vous avez acquis.

On ne vous demandera pas compte de ce qu’ils faisaient » (Al-Baqara, 134). « Tirez une leçon ô vous qui êtes doués de clairvoyance » (Al-Hachr, 2). Dans une section justement intitulée « arrêt sur le concept de « l’historicité du Texte » » (waqfa ma’a muçtalah « târikhiyyat annaç »), tout en soulignant le manque de précision de ce concept, il confirme dans son ouvrage (Al-Ijtihad, 2009, p. 80) qu’ « on ne peut nier l’historicité de l’action humaine » et « la parole de Dieu n’est pas née ex nihilo, mais à partir réel, sans pour autant que ce réel en soi le fondement, mais il accompagnait plutôt la parole de Dieu qui nous le représentait afin de le sortir de son périmètre temporel (…). A la lumière de cela, nous comprenons le Texte coranique à travers nos données, car chaque génération comprend le Coran à travers ses données culturelles, comme c’est le cas avec n’importe quel texte littéraire ou intellectuel, ce qui signifie que les influences historiques dans ses dimensions culturel ou politique ou psychologique jettent leur ombre sur la compréhension du Coran ; nous nions en revanche l’idée que le Coran soit un produit du réel (…) réduit aux cercles étroits du réel » (p.81).

Dans son ouvrage « L’école coranique » (Vol. 19 de l’encyclopédie de l’imam M. B. Assadr en 21 volumes), Mohammed Baqir Assadr cite ce fameux hadith attribué à l’imam ‘Ali (as) dans La Voie de l’éloquence, en lui donnant un sens qui est novateur. L’imam ‘Ali (as) dit « Tel est le Coran ; interrogez-le il ne vous répondra pas mais je vous en parlerai : Il contient la science de l’avenir, le récit du passé. Il est le remède à vos maux et le lien qui vous unit ». En citant ce hadith, Assadr commente en disant ceci : « l’expression d’interrogation (…) est la meilleure illustration de la pratique de l’exégèse thématique en ce qu’elle est un dialogue avec le Coran, lui soumettant des problèmes objectifs dans le but d’obtenir la réponse coranique » (p. 30). Il ajoute à propos de l’exégète qu’il « porte en lui le patrimoine intellectuel de son époque et de sa propre expérience pour la soumettre ensuite au Coran dans sa globalité ».

Mais qu’est-ce que l’exégèse thématique du Coran ? Rappelons-le, Mohammed Bâqir Assadr entend par cette expression (ou exégèse objectivante, si l’on veut être plus précis) que « le Coran et le réel sont en coappartenance intime, comme le Coran et la vie le sont aussi, car l’exégèse a pour point de départ le réel et achève son cheminement auprès du Coran, et non pas du Coran vers lui-même de sorte que cette opération s’isole du réel et se sépare de l’expérience de l’humanité, mais plutôt part du réel et finit par le Coran en tant que principe fondamental et en tant que source à la lumière de laquelle se déterminent les injonctions divines à l’égard de ce réel ».

Nous attirons l’attention du lecteur sur le fait que là où certains voient ce rapport essentiel au réel comme source de contingence, invalidant et rendant de ce fait illégitime toute tentative d’exégèse scientifique, M. B. Assadr y voit plutôt une qualité dynamique et consubstantielle au Coran et à son exégèse. C’est là l’heuristique de la relation entre le réel et la révélation.

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