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Qui a intérêt à saboter la transition démocratique en Egypte ?

L’opinion publique arabe et musulmane qui a tant parié sur la révolution du 25 janvier en Egypte qui a balayé le régime autoritaire et corrompu de Moubarak retient son souffle. La polarisation à laquelle ont donné lieu les manifestations des pro et des anti-Morsi n’augure rien de bon dans la mesure où les manifestations peuvent à tout moment dégénérer en affrontements violents entre partisans et adversaires du nouveau régime. Le risque de guerre civile plane sur le pays. Par la bouche de ses chefs, l’armée a déclaré qu’elle ne permettrait à aucun prix que le pays tombe dans la guerre civile, en brandissant en des termes à peine voilés la menace d’un coup d’Etat. Que se passe-t-il réellement en Egypte ? Quels sont les enjeux politiques et diplomatiques de cette nouvelle bataille qui a démarré le 30 juin ?

Comme dans toute grande crise, les éléments de politique intérieure et extérieure interfèrent de manière complexe dans cette crise égyptienne. Les médias spécialisés dans la désinformation font tout pour cacher cette interférence qui pourrait expliquer les alignements des uns et des autres et les véritables motivations qui animent les acteurs sociaux et politiques. Si on suit la version proposée par les médias occidentaux et certains médias arabes, ce qui se passe en Egypte ne serait qu’une sorte de « révolution dans la révolution », une continuation de la révolution du 25 janvier que les Frères Musulmans auraient accaparée à leur profit exclusif alors qu’ils n’en étaient même pas les initiateurs. Nous aurions donc affaire à une seconde révolution en vue de réaliser les aspirations démocratiques trahies par le régime des Frères Musulmans.

Qu’en est-il dans la réalité ? Dans un entretien accordé au quotidien britannique The Guardian, le président Morsi vient de reconnaître ses erreurs politiques et notamment l’erreur d’avoir promulgué la fameuse Déclaration constitutionnelle qui lui a donné des pouvoirs élargis et qui a contribué ainsi selon ses dires à susciter un climat d’incompréhension et de méfiance au sein de la classe politique égyptienne.

Enjeux politiques

Sans aucun doute,  par des actes politiques et institutionnels inconsidérés, le nouveau régime des Frères Musulmans a donné l’impression à ses nombreux adversaires qu’il se dirigeait vers un hégémonisme politique inquiétant. Mais cette tendance doit être analysée avec circonspection si on ne veut pas tomber dans la désinformation et les procès d’intention.

Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui en Egypte, il est important de rappeler quelques faits essentiels :

1.    Le président Morsi dont les manifestants hostiles exigent le départ immédiat n’est pas Moubarak. Contrairement à ce dernier, il a été élu dans le cadre d’une élection démocratique libre. Quand le président Morsi dit que les opposants qui exigent sa démission défient la légalité constitutionnelle et risquent de créer un précédent grave puisque la rue pourrait à l’avenir destituer n’importe quel président élu démocratiquement entraînant ainsi le pays dans une instabilité politique et institutionnelle grave, il n’a pas complètement tort.

2.    Le mouvement de contestation du président Morsi n’est pas un mouvement homogène. Loin de là. On y trouve pêle-mêle les « foulouls » de l’ancien régime, les opposants libéraux et nationalistes, les représentants de l’Administration, de la police et de la Justice qui craignent de perdre leurs privilèges à côté des manifestants révolutionnaires radicaux qui aspirent à pousser la révolution du 25 janvier jusqu’au bout de ses potentialités démocratiques et sociales.

3.    Quand on accuse les Frères Musulmans de tentatives hégémoniques, il y a sans doute du vrai mais le tableau est contrasté. Si certaines conduites laissent penser que les Frères Musulmans ont essayé de profiter de leur arrivée au pouvoir- comme l’aurait fait n’importe quel courant politique dans la même situation- d’autres indices montrent paradoxalement que les Frères Musulmans ont été victimes de leur manque de radicalisme puisque le nouveau président a hésité à nettoyer en profondeur les administrations, la Justice, la police et les médias publics des anciens fonctionnaires qui sont aujourd’hui dans les premières loges de la contestation « révolutionnaire » ! Si le président Morsi  avait tenté de nettoyer l’Administration des fonctionnaires de l’ancien régime comme le demandent les jeunes manifestants radicaux, d’autres lui auraient sans doute reproché une violation du  principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs. La difficulté de répondre en même temps à des demandes aussi contradictoires explique l’impasse dans laquelle s’est retrouvé le nouveau régime de Morsi.

4.    Mais le plus important à rappeler est que la transition démocratique en Egypte n’est pas chose aisée en raison de facteurs structurels autrement plus déterminants que la couleur politique de la force appelée à la mener à bon port. Le Président Morsi a été élu il y a un an. Il est pour le moins hâtif d’émettre un jugement définitif sur les performances économiques, sociales et politiques d’un nouveau président obligé de gérer une transition démocratique dans un contexte aussi défavorable marqué par le lourd héritage de trente années d’autoritarisme, de corruption et d’infiltration d’intérêts étrangers puissants. Cet héritage est à mettre en rapport avec cette autre contrainte structurelle qui continuera à hypothéquer la prise en charge de l’épineuse question sociale et à plomber toute transition démocratique dans ce pays qu’est la dépendance du pays à l’égard des recettes extérieures en provenance des exportations du pétrole, du tourisme, du canal de Suez, des investissements étrangers et de l’émigration, recettes vulnérables par définition parce que liées aux fluctuations de l’économie internationale.

Enjeux diplomatiques

S’il était prévisible que les forces internes qui redoutent le changement allaient tout faire pour torpiller cette transition démocratique, il fallait aussi compter avec les forces externes qui n’ont pas intérêt à voir l’Egypte se relever pour reconquérir son statut géopolitique perdu. Si les médias mainstream mettent tant d’efforts dans le
ur œuvre de désinformation en cherchant à faire passer la « rébellion » civile du 30 juin pour une nouvelle « révolution » démocratique, c’est qu’ils y trouvent un intérêt géopolitique inavoué. Quel est cet intérêt caché qui fait baver journalistes et ONG du « monde libre » accourus en Egypte pour prêter main forte aux « démocrates » de ce pays mobilisés pour se libérer de la nouvelle « dictature islamiste » ?

Pour comprendre la levée de boucliers des médias mainstream contre les Frères Musulmans en Egypte, il faut rappeler les principes qui guident la politique des puissances occidentales dans la région :

1.     Contrairement aux slogans servis ici et là, les puissances occidentales ne se soucient que de deux choses essentielles : 1) Leurs intérêts stratégiques- au premier rang desquels il faut compter la sécurité énergétique- 2) La sécurité et la suprématie régionale de l’Etat d’Israël. C’est dans ce cadre que ces puissances chercheront à adapter leur politique de soutien à la « transition démocratique ». Si la stabilité et la démocratie ne contrarient pas leurs intérêts, elles seront prêtes à les soutenir. Le cas contraire, elles seront prêtes à payer le prix de l’instabilité et même de la guerre comme cela se passe en Syrie.

2.    Si les Frères Musulmans égyptiens sont devenus subitement affreux et méchants aux yeux des médias occidentaux, ce n’est pas tant à cause de leurs violations des libertés individuelles qu’à cause des desseins géopolitiques qu’on leur prête et des velléités d’indépendance nationale qu’ils n’ont cessé de montrer depuis leur arrivée au pouvoir. A cet égard, le nouveau régime égyptien paie le prix de ses nouvelles orientations diplomatiques : 1) Soutien à la cause palestinienne et au Hamas même si le régime égyptien ne le crie pas sur tous les toits pour ne pas s’attirer les foudres de ses adversaires. 2) Rapprochement avec l’Iran. 3) Rapprochement avec les pays membres du BRICS en vue de diminuer la dépendance à l’égard des Etats-Unis héritée de l’ancien régime.

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3.    Le nouveau régime du président Morsi paie également les frais de l’atavisme idéologique qui habite les appareils académiques et médiatiques occidentaux suivant lesquels il ne saurait y avoir d’autre modèle de démocratie que celui que l’occident a produit dans son aventure de sécularisation en partant de son noyau théologico-politique judéo-chrétien. L’occident peut à la rigueur utiliser les islamistes dans ses opérations stratégiques soft pour balayer les régimes nationalistes qui lui posent problème mais il a du mal à admettre qu’une modernité endogène puisse émerger dans les pays d’islam à partir des valeurs propres à cette civilisation. L’acharnement des médias occidentaux contre la Turquie d’Erdogan et  l’Egypte de Morsi dénote un ethnocentrisme des plus aveugles et qui pourrait avoir des conséquences diplomatiques graves sur la paix et la sécurité régionales. A cet égard, il faut rappeler l’amalgame systématique fait par les médias occidentaux quand ils rapportent les dépassements commis par des groupes salafistes radicaux au demeurant minoritaires mais qu’ils cherchent à confondre sciemment sous le vocable « islamistes » pour mieux les diaboliser.

4.    Mais le plus grave est que le nouveau régime égyptien a également échoué sur un autre front diplomatique sensible. Les Frères Musulmans n’ont pas réussi à mobiliser auprès de leurs riches voisins arabes les investissements nécessaires au lancement d’une nouvelle politique économique et sociale. Les aides de l’Arabie saoudite et du Qatar n’ont pas été à la hauteur des attentes. Pire, aussi incroyable que cela puisse paraître, il est désormais acquis que le front anti-Morsi bénéficie du soutien actif de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis. Il suffit de voir comment la télévision satellitaire à capitaux saoudiens Al Arabiya est devenue le vecteur numéro 1 de la nouvelle « révolution » du 30 juin pour s’en convaincre. Israël et ses alliés occidentaux se frottent les mains. Outre les ONG « démocratiques » acquises à leur cause qui activent en Egypte, ils peuvent compter sur la capacité de nuisance autrement plus efficace de ces deux pétromonarchies du Golfe qui mettent leurs milliards de dollars au service de la subversion du régime de Morsi.

Ce faisant, ces pétromonarchies font payer au régime de Morsi le prix de son rapprochement avec l’Iran et de sa volonté de renouer avec le leadership régional arabe qui leur fait de l’ombre. Mais plus que tout, ces pétromonarchies redoutent la contamination de la révolution du 25 janvier et le fait que les Frères Musulmans puissent être appelés dans un avenir proche à jouer les premiers rôles dans les processus de changement dont les prémisses commencent à apparaître dans ces sociétés conservatrices qui doivent au robinet de la rente pétrolière le fait d’avoir été jusqu’ici épargnées par le « printemps arabe ».

Quelles perspectives ?

Il est triste de voir l’argent arabe servir à saboter la transition démocratique dans un pays arabe dont le redressement donnerait le signal à une renaissance arabe prometteuse aussi bien pour la prospérité des nations que pour la liberté et la dignité des citoyens. Mais le peuple égyptien n’a pas encore dit son dernier mot. De la même manière qu’il a réussi hier à se débarrasser du régime autoritaire et vendu de Moubarak, il saura éviter les pièges de ceux qui voudraient le voir succomber aux démons de la division et de la guerre civile. Comme l’ont rappelé à juste titre les éditorialistes du célèbre quotidien Al Ahram, des deux côtés, du côté des pro comme du côté des anti-Morsi, il y a un élan patriotique que nulle puissance intéressée ne saurait dévier vers l’autodestruction de l’Egypte.

Le président Morsi a reconnu ses erreurs et a appelé ses adversaires à une concertation en vue d’une sortie consensuelle de la crise. On aurait souhaité qu’il le fasse plus tôt pour épargner à son pays les risques d’un déchirement préjudiciable à la paix civile. Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire. Dans un contexte politique où la volonté populaire est si divisée p
uisque les deux camps sont presque à égalité, les élites politiques devraient faire preuve d’une grande sagesse et accepter volontairement de faire des concessions pour éviter le pire.

Dans ce contexte, l’armée égyptienne dont le commandement s’est honoré en refusant d’intervenir contre la volonté du peuple durant la révolution du 25 janvier 2011 sera appelée à jouer un rôle décisif. Mais elle serait mal avisée d’intervenir aujourd’hui contre un président démocratiquement élu tant que ce dernier ne s’est pas rendu coupable de violation flagrante de la légalité constitutionnelle sous peine d’apparaître comme une armée qui aura pris la défense d’une partie de la société contre l’autre, ou pire encore, comme une armée qui aura succombé aux pressions des puissances régionales et internationales qui redoutent par-dessus tout le retour de la grande Egypte sur la scène géopolitique du Moyen Orient.

Les puissances internationales qui suivent aveuglément les conseils mal avisés de leur rejeton israélien dans la région dont le pathos stratégique ne saurait s’accommoder de voisins arabes stables et forts risquent de le regretter amèrement. A force de faire aujourd’hui la fine bouche devant l’islamisme modéré des Frères Musulmans, ils risquent de se retrouver demain face à des alternatives plus radicales. Les peuples arabes qui se sont réveillés ne retourneront pas à leurs dortoirs avant d’avoir arraché les trois revendications principales de la révolution du 25 janvier « le pain, la liberté et la justice sociale ».

Les manœuvres politiques et diplomatiques en cours réussiront tout au plus à retarder la mise en oeuvre de ce programme par la division des forces sociales appelées à le réaliser mais elles ne sauront l’annihiler tant il plonge ses racines dans des contradictions sociales irréductibles et une volonté de vivre irrésistible qui ont mis en mouvement des millions de personnes contre lesquelles les appareils conjugués de l’Empire, des pétromonarchies réactionnaires et de l’Etat-gendarme d’Israël ne pourront rien. 

 

 

 

 

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