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Quelle liberté de conscience ?

La religion musulmane, deuxième confession en France par le nombre de ses fidèles, est peut-être en passe de surmonter l’éclatement qui nuisait à la normalisation de l’exercice de son culte dans le cadre des lois de la République. Le coup d’accélérateur a été fourni par Jean-Pierre Chevènement qui a lancé, en novembre 1999, une consultation officielle des principaux organismes islamiques en France. Il a soumis à ses interlocuteurs un texte qui ne pouvait « faire l’objet d’une négociation », mais qui a cependant été amendé et signé le 28 janvier dernier.

Aujourd’hui, un point de ce texte retient notre attention. Celui qui stipule que les groupements et associations de musulmans reconnaissent « sans restriction » les dispositions, dont celles relatives à la liberté de pensée, de conscience ou de religion, confirmées par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 décembre 1950 (ratifiée par la France le 31 décembre 1973).

Or il y a bien une restriction, puisque le texte initial ajoutait que cette convention « consacre notamment le droit de toute personne à changer de religion ou de conviction ». Assimilée à un acte d’apostasie, cette précision sur le droit à changer de religion ou de conviction a été retirée à la demande des musulmans.

Rappelons que si le Coran réprouve l’incroyance et l’apostasie, il n’accompagne cette condamnation d’aucune peine particulière, en vertu du principe selon lequel la foi, comme tout ce qui concerne le for intérieur, est du domaine exclusif de Dieu. Mais le droit musulman prévoit la peine de mort pour l’apostat en s’appuyant sur un dire controversé du Prophète. Le retrait de cette phrase est donc lourd de conséquences.

La modification laisse entendre que les musulmans déclarent adhérer au principe de la liberté de pensée et de conscience, alors qu’il n’en est rien puisqu’il est amputé ; ou qu’ils y acquiescent pour les non-musulmans, mais pas pour eux. Faut-il rappeler que ce principe s’adresse à tous les citoyens ? Qu’en l’adoptant, les musulmans ne sont pas tenus de considérer apostats et libres-penseurs comme des musulmans, mais de reconnaître que, dans le principe, ils ont ce droit ?

Cette ambiguïté place les concepteurs et les signataires de ce document en situation de porte-à-faux à l’égard des droits de l’homme, au nom d’un implicite droit musulman plus que contestable :

– les pouvoirs publics, en acceptant d’altérer un texte présenté comme « non négociable », introduisent un état d’exception qui pourrait se révéler préjudiciable pour l’intégration de l’islam dans le cadre du droit.

Le ministère a même arabisé la consultation, la nommant al-’istishâra, se justifiant par la portée et la signification de ce terme en islam, référence au concept coranique de shûra (consultation). Cette « islamisation » sous-tend, sans mobile juridique sérieux, que le principe de consultation avait besoin d’une légitimation spécifiquement islamique pour être accepté. Le consentement à la restriction sur « l’apostasie » confirme bien l’idée que l’Etat admet des ajustements au nom d’une sensibilité propre à ses interlocuteurs ;

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– les musulmans, en introduisant explicitement des réticences à ce principe, rejettent clairement une composante fondamentale de la liberté de conscience, rappelant que des questions aussi cruciales que celle de l’apostasie sont loin d’être résolues par ceux qui affirment depuis des années la compatibilité de leurs convictions religieuses avec les lois dea la République. Faut-il préciser que cette sensibilité est loin de représenter l’ensemble des musulmans de notre pays ?

Il ne s’agit pas de faire entrer, dans ce rappel de la loi, des débats sur le statut de l’apostasie, mais de séparer les deux registres. En opérant cette rectification, ces musulmans et, à leur suite, la puissance publique – garante du respect plénier des libertés fondamentales – légitiment l’éventualité d’une interprétation « islamique » du cadre de droit commun.

Le ministère disait pourtant : « Chaque organisation sera ainsi placée devant ses responsabilités. En effet, le refus de celles-ci – qu’il soit individuel ou collectif – de ratifier ce document signifierait clairement l’impossibilité au stade actuel de voir naître un islam intégré selon les principes de la laïcité. Les pouvoirs publics auraient à le faire savoir publiquement et à dégager leur responsabilité. » Admettons que les musulmans, peu préparés à réfléchir aux bases juridiques d’un tel projet d’organisation, aient eu besoin de temps pour mener une large consultation, ne convenait-il pas d’attendre que la discussion soit étendue à d’autres voix et sensibilités ?

Comme citoyens et musulmans, nous affirmons que le principe de liberté de pensée et de conscience est trop précieux pour être sacrifié sur l’autel de « l’organisation du culte ». L’adhésion à la loi ne peut être conditionnée à son interprétation sélective : « Si vous ne faites tout pour la liberté, vous n’avez rien fait » (Robespierre). Cet incident augure mal du devenir de l’islam dans ce pays. Quel sort serait réservé à ceux, apostats (nous disons bien apostats) ou musulmans, qui exercent leur droit à la libre-pensée, ou dont les convictions sur l’observance religieuse, les normes juridiques ou toute autre question peuvent être jugées condamnables ? Combien de penseurs musulmans ont été accusés d’apostasie pour avoir seulement défendu les droits de l’homme ou une analyse différente ?

Si les représentants des organisations musulmanes considèrent le droit à changer de religion ou de conviction comme un acte d’apostasie, donc passible de la peine de mort, qu’arriverait-il concrètement si des musulmans déclaraient leur sortie de la religion ou simplement exprimaient une opinion différente ?

Convaincus que l’islam de France peut s’intégrer dans la République, nous souhaitons que toute ambiguïté soit levée et que le principe du droit à changer de religion ou de conviction soit réaffirmé, par une claire adhésion à la suprématie du droit commun sur tout droit communautaire.

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