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Que penser de l’entrée en vigueur de la charia à Brunei ?

D’habitude, nous n’entendons parler de lui que lorsqu’est évoquée sa colossale fortune, l’une des plus importantes au monde. C’est toutefois dans le cadre d’une toute autre actualité que le sultan du Brunei, régnant de droit divin dans son Etat, a fait son entrée dans le flot continu des informations qui nous atteignent de toute part.
Les châtiments corporels prévus par la charia, qu’il a réintroduite dans son pays en 2013, sont entrés en vigueur le 3 avril. Contrairement à ce que laisse entendre une partie de la presse, ce n’est pas tant la pratique homosexuelle en elle-même que l’adultère pris dans son ensemble qui est ciblé (et qui concerne tout acte sexuel, même entre gens de même sexe, lorsqu’il est accompli en dehors du mariage). Le « crime » d’adultère est ainsi puni de lapidation. De même, les vols sont dorénavant sanctionnés par l’amputation d’une main ou d’un pied, y compris, paroxysme d’inhumanité, lorsque des coupables seront mineurs d’après Amnesty International.
La sortie médiatique de George Clooney, qui s’est fendu d’une tribune appelant au boycott des quelques hôtels de luxe détenus dans le monde par l’Agence d’investissement de Brunei (le fonds souverain du pays), a eu le mérite insigne d’attirer l’attention mondiale sur cette révolution juridique d’un autre âge. Alors que nous bénéficions tous, malgré les controverses régulières qui risquent de porter atteinte au vivre-ensemble, d’un cadre de lois avantageux élaboré selon des principes laïcs et mettant à l’honneur l’individu, comment peut-on, vu de France, considérer cette affaire ?
Un moratoire ?
En 2003, lors d’un fameux débat télévisé l’ayant vu se confronter à Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, Tariq Ramadan avait annoncé qu’il appelait, pour le monde musulman, à un moratoire sur les châtiments corporels.
Souvenons-nous ! Cette sortie avait suscité les plus vives polémiques, reprochant à l’intellectuel suisse de ne pas s’être clairement prononcé pour un arrêt immédiat de pratiques barbares qu’il ne condamnait d’ailleurs pas de manière explicite. Il faut reconnaître que l’intelligence oratoire de Nicolas Sarkozy déployée lors de l’échange avait aidé à implémenter, dans toutes les têtes, le jugement péjoratif qui se développera par la suite à l’encontre de Tariq Ramadan, par beaucoup de « double discours ».
Il n’empêche que la stratégie « ramadanesque » du moratoire, si elle avait porté ses fruits, aurait ouvert le champ à l’éclosion, sur cette question, d’un débat constructif et profond entre des personnalités religieuses du monde musulman. Car il est impossible d’oublier que, dans une partie de celui-ci, les châtiments corporels sont appliqués selon des interprétations coraniques. Que cela soit en Iran, en Arabie Saoudite, dans certaines parties du Nigéria, ou depuis le 3 avril à Brunei, nombre de ceux qui défendent ce système punitif, qui nous parait à juste titre cruel et sadique pour notre lieu et notre époque, cherchent par leur action à obéir à Dieu.
Alors qu’un simple appel à un arrêt définitif s’apparenterait à un coup d’épée dans l’eau, l’idée de se mobiliser pour un moratoire est la bonne parce qu’elle possède des vertus pédagogiques et l’espace disponible, dans le cadre de l’Organisation de la Coopération Islamique, pour être portée. Cependant, afin de nous rendre audibles, nous devons produire des actes en accord avec nos situations. Vivant sous le régime d’une législation libérale, laquelle est grandement influencée par les Lumières, nous sommes protégés contre les tortures (ce à quoi s’assimilent les châtiments corporels). Nous ne pouvons donc faire autrement, si nous visons l’honnêteté intellectuelle, que d’en être les défenseurs vigilants dans notre pays et les ambassadeurs bienveillants dans le monde, notamment dans la zone islamique. Ainsi, si nous appelons à un moratoire, cette position doit d’emblée être assortie d’une volonté affichée d’assister, in fine, à l’interdiction des châtiments corporels, parce que ceux-ci nient la sacralité de l’Homme sanctifiée par les Lumières.
Le boycott dans le contexte français
Tentons, dans le deuxième axe de cet article, une rapide comparaison entre l’appel au boycott lancé par George Clooney et d’autres actions similaires s’étant produites dans le temps.
L’une des armes les plus efficaces pour mettre fin au système raciste de l’apartheid, qui avait cours en Afrique du Sud entre la fin des années 1940 et le début des années 1990, résidait dans l’organisation à l’échelle planétaire, France comprise, d’un boycott visant les intérêts économiques et culturels de ce pays. Même si c’est la reconfiguration géopolitique née de la fin de la Guerre Froide qui administra en définitive le coup de grâce à ce conflit, ce mouvement fut exemplaire. Il vit en effet l’émergence d’une société civile mondiale apte à se mobiliser contre ce qu’elle percevait comme relevant de l’injustice (comme nous l’avait montré l’organisation en 1988 du concert géant de Wembley appelant à la libération de Nelson Mandela, qui fut regardé par 600 millions de personnes).
C’est dans cette logique que la tribune de George Clooney parait porteuse, même si la star américaine reconnaît que cette action ne débouchera sur aucune contrainte pour un pays gorgé de milliards de dollars grâce à ses immenses réserves en hydrocarbures. Sa notoriété a en effet le potentiel, comme lors de la mobilisation contre l’apartheid, de réunir, autour d’un même combat contre la barbarie d’Etat, des citoyens provenant de multiples régions du monde.
Pour compléter notre réflexion, arrêtons-nous sur un dernier exemple d’utilisation de cette arme du boycott. Il s’agit du mouvement « Boycott, Désinvestissement et Sanctions » (BDS). Celui-ci prône, entre autres, de ne plus acheter de produits israéliens pour contribuer à mettre fin à l’occupation et à la colonisation par l’Etat hébreu des territoires palestiniens. En France, il est considéré comme relevant d’une pratique illégale par une partie de l’élite politique. Des cours de justice ont également émis des jugements en ce sens. La raison en est qu’il s’assimilerait à une discrimination visant l’appartenance à une nation ou une ethnie, ce qui est interdit par la loi. Cependant, tout comme lors de la lutte contre l’apartheid, le mouvement BDS a l’avantage de mobiliser depuis des dizaines d’années des populations nombreuses, aussi diverses que résolues à mettre fin à cette situation d’injustice.
Dans une perspective de comparaison, nous devons considérer que toute posture en faveur d’un boycott visant les intérêts de Brunei ne peut être intellectuellement acceptable si, en même temps, est développé un argumentaire légitimant l’illégalité du mouvement BDS qui, rappelons-le, s’érige contre des actions contrevenant au droit international. L’intégrité nous le commande. L’appel au boycott des hôtels prestigieux possédés par le fonds souverain de ce sultanat doit donc, en fonction du contexte particulier de notre pays, s’accompagner d’une réclamation demandant que la justice ne considère plus comme contraire à la loi toute action similaire visant des produits de consommation israéliens. La non-équivalence des positions entre ces deux appels au boycott constituerait un paradoxe et donnerait raison à ceux qui pointent l’existence d’un « deux poids, deux mesures ».
Conclusion
L’affaire des châtiments corporels de Brunei et la tribune de George Clooney pourraient trouver une résonance particulière en France. Comme on l’a vu, l’agitation médiatico-intellectuelle causée par le concept du moratoire pendant les années 2000, et l’illégalité du mouvement BDS affirmée par la justice du pays ces dernières années, sont deux champs de liaisons possibles avec cette affaire.
Il reste que, d’un point de vue moral, nous sommes mis en présence d’une application obscurantiste, au regard de nos canons culturels, de la charia dans ce sultanat. Il est donc primordial que nous la dénoncions, en espérant que les Lumières finiront par éblouir ce petit bout de terre pas plus grand que nombre de nos départements.
 
 

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