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Quand France 2 recycle les rebuts de la télévision suisse

Le 24 septembre 2004, la Télévision suisse romande (TSR) décidait de déprogrammer un reportage de Mohamed Sifaoui consacré à l’islamologue Tariq Ramadan. La principale raison invoquée par le chaîne publique helvétique est le caractère « partial » du documentaire et son absence totale d’objectivité. Or, quelques semaines plus tard, surfant sur la vague du sensationnalisme de la « menace islamique », l’émission phare de France 2, Envoyé spécial, récupère ce « procès-reportage » à la charge de T. Ramadan qui devrait, en principe, être diffusé le 2 décembre prochain. Au regard de cette décision de la rédaction de France 2, deux interrogations nous viennent immédiatement à l’esprit. La déontologie journalistique n’aurait-elle pas la même signification de part et d’autre des Alpes ? France 2 se serait-elle spécialisée dans le recyclage médiatique des reportages sécuritaires, dignes des « services policiers » des régimes autoritaires du Monde arabe et d’ailleurs ? Le médiateur de la chaîne publique nous apportera t-il des réponses ?.

Que Mohamed Sifaoui, ce journaliste « très spécial », se lance aujourd’hui dans un « procès-reportage » contre l’islamologue Tariq Ramadan, n’étonnera personne. Depuis quelques années, tant dans les médias audiovisuels que dans la presse écrite, ce registre sécuritaire s’est largement banalisé, devenant même un genre dominant. Dans une précédente étude, nous avions ainsi mis en évidence l’émergence dans le paysage médiatique français d’une « expertise de la peur » qui, sous couvert de scientificité et de rigueur journalistique, véhicule les pires clichés et fantasmes sur les associations et personnalités musulmanes de l’Hexagone. Jouant très largement sur le registre émotionnel, ces nouveaux apprentis sorciers du journalisme contribuent à légitimer une lecture caricaturale de l’islam européen, directement importée du bled et largement influencée par les régimes autoritaires : « au-delà des registres émotionnel et victimaire, c’est une véritable idéologie de combat qui transparaît dans leurs propos : les essayistes algériens sont des ‘éradicateurs’ qui s’assument sans complexe : en janvier 1992, ils avaient justifié l’arrêt brutal du processus électoral en Algérie au nom de la préservation de la ‘démocratie’. Aujourd’hui, ils s’attaquent systématiquement à tous ceux qui osent critiquer les très graves violations des droits de l’homme commises par l’armée algérienne pendant la guerre civile. La virulence de leur discours rejoint parfois celle de leurs ennemis, les islamistes radicaux […]. Plus grave encore, ces auteurs ont en commun d’observer un silence complet sur la manipulation de la violence islamiste par les services secrets algériens, pourtant aujourd’hui largement établie, qu’il s’agisse des massacres commis par le GIA contrôlés par la Sécurité militaire ou des attentats de 1995 en France »1.

Mais ne nous y trompons pas : cette relation entre les régimes autoritaires du Monde arabe et les « nouveaux journalistes sécuritaires » n’est pas simplement théorique. Nombreux parmi eux entretiennent des rapports très étroits avec les services de sécurité du Maghreb, travaillant ainsi à la commande. De ce point de vue, Mohamed Sifaoui, auteur du reportage sur Tariq Ramadan, est un « cas d’école » (on devrait plutôt dire un « cas de service ») : ancien pigiste dans des quotidiens algériens (Horizons, Le Soir d’Algérie, L’Authentique…), totalement inconnu des milieux journalistiques algérois, il fait sa « percée médiatique » à la faveur d’un rapprochement avec les services de sécurité et de certains généraux. Bien qu’il n’ait jamais appartenu directement au Département algérien des Renseignements et de la Sécurité (DRS), il s’en serait progressivement rapproché pour des raisons du pur opportunisme professionnel. Dans un article relativement récent, Hichem Aboud, auteur de La Mafia des généraux, lève d’ailleurs certaines zones d’ombre sur les méthodes sécuritaires de ce journaliste « très spécial » : « Comment un réfugié politique [Mohamed Sifaoui] publie un livre2 qui encense le pouvoir et s’érige en défenseur zélé de ces généraux qu’il pourfendait dans ses discussions en privé et dans la version initiale de La Sale Guerre ? Comment un réfugié politique, opposant au régime par définition, jouit-il des largesses de la télévision algérienne connue pour être un instrument entre les mains des généraux mafieux ? Le peu de doute qui restait pour ceux qui hésitaient à voir en Mohamed Sifaoui le parfait agent envoyé par le Département des Renseignements et de la Sécurité (DRS) du général Tewfik, pour infiltrer les milieux de l’opposition en exil est levé pour beaucoup d’observateurs […]. Et pourtant, Mohamed Sifaoui n’a jamais été un agent du DRS. On ne lui a jamais fait signer un dossier d’agent […]. Sifaoui, comme beaucoup d’autres journalistes, était fasciné par ce monde mystérieux du renseignement et de l’espionnage. Pour connaître de près cet univers, il se lia d’amitié avec un journaliste dont le frère était capitaine au DRS. A la faveur de ses activités journalistiques il pensait trouver la brèche pour se rapprocher des services de renseignements militaires »3.

Pour ceux qui doutaient encore de cette collusion entre l’ancien pigiste anonyme d’Alger et les services sécuritaires, Mohamed Sifaoui lèvera définitivement le voile en venant témoigner, en juillet 2002, en faveur du Général Khaled Nezzar, ancien ministre de la Défense, et surtout directement responsable du « carnage du 5 octobre 1988 », où plusieurs centaines de jeunes manifestants algérois trouvèrent la mort. Sans état d’âme et en pleine connaissance du passé sanguinaire du Général Nezzar, Mohamed Sifaoui lui apportera un soutien total, lors du procès de Paris, en été 2002 : « Sifaoui a rendu hommage à Nezzar “pour avoir arrêté le processus électoral de 1991 (et ainsi évité) à l’Algérie (de devenir) un autre Afghanistan” »4.

Ce qui est le plus étonnant au regard de cette collusion évidente et affichée avec les services sécuritaires algériens, c’est que, non seulement Mohamed Sifaoui ne sera jamais freiné dans sa carrière journalistique en France, mais qu’en plus, il jouera très largement sur ce registre du « renseignement » pour se faire une place médiatique dans l’Hexagone. Il sera recruté par l’hebdomadaire Marianne de Jean-François Kahn, écrira quatre ouvrages « grand public », tous fondés sur des enquêtes à forte dose de sensationnalisme dans les milieux islamistes5, et réalisera plusieurs reportages qui seront achetés par des chaînes publiques et privés françaises (M6 et France 2). Dans son dernier livre, L’islam, la République et le monde, Alain Gresh dénonce sur un mode ironique les méthodes douteuses de ce journaliste « très spécial » : « Enfin un journaliste d’investigation ! Enfin une enquête qui nous plonge dans les réseaux du djihad ! Tintin a trouvé un rival en la personne de Mohammed Sifaoui, qui nous entraîne au pays des islamistes, comme son courageux prédécesseur nous faisait découvrir le Congo et ses grands enfants d’habitants […]. C’est Zone Interdite, l’émission de M6 qui, le 23 mars 2003, diffuse ce reportage, quelques jours après le début de l’attaque des Etats-Unis contre l’Irak. Le journaliste présente ce ‘document inquiétant’, une plongée sans précédent dans l’un de ces réseaux, un voyage avec ces fous d’Allah, qui parlent pour la première fois à visage découvert’. Nous avons pourtant déjà vu ces images dans l’émission Complément d’enquête, sur France 2, le 27 janvier 2003. Mais peut-être que le journaliste de M6 ne considère pas France 2 comme une chaîne de télévision…  »6.

Porté par son nouveau succès à la fois médiatique, mercantile et « littéraire », notre ancien pigiste d’Alger, n’a donc aucun scrupule à proposer, en septembre dernier, un « procès-reportage » sur Tariq Ramadan (l’homme à abattre) à la Télévision suisse romande (TSR). Il pense, sans doute, que logiquement, un média helvétique ne peut qu’être intéressé par un documentaire sensationnel sur l’un de ses plus célèbres concitoyens (T. Ramadan vit, en effet, à Genève et possède la nationalité suisse). Au départ, sa proposition a d’ailleurs été très bien accueillie par les rédacteurs du magazine Temps Présent (TSR) qui reconnaissent leur souhait initial d’acheter le documentaire : « quand nous avons appris qu’une société française s’apprêtait à faire un reportage pour élucider le fait de savoir si Tariq Ramadan est sincère ou non, ça nous a intéressé, puisqu’il s’agissait d’un citoyen helvétique […]. Il faut aussi préciser que ce n’est pas la première fois que la TSR faisait un sujet sur Tariq ou Hanni Ramadan. A de nombreuses reprises, nous avons abordé ce sujet »7.

Seul problème pour Mohamed Sifaoui, c’est qu’il n’avait pas prévu qu’en Suisse, il existait encore une certaine déontologie professionnelle dans les médias, et notamment sur les chaînes publiques de télévision. Le magazine Temps Présent a donc émis de sérieux doutes sur la rigueur du traitement du sujet, d’autant plus que son auteur, M. Sifaoui, avait témoigné à charge, quelques semaines auparavant, contre Tariq Ramadan, dans le procès Lyon Mag : « quand nous avons visionné le sujet terminé, nous avons été obligés de constater qu’il s’agissait d’un reportage qui partait d’un a priori partial. Tariq Ramadan était coupable pour l’auteur et il ne le cache pas d’ailleurs. Et, en plus, il n’avait pas obtenu la participation de Tariq Ramadan ce qui aurait pu rééquilibrer le sujet  »8, déclare le producteur de l’émission.

L’affaire aurait pu s’en arrêter là. Mais, voilà que recalé par la « rigueur déontologique » de la télévision suisse, Mohamed Sifaoui s’en est allé proposer son « sujet sensationnel » dans un pays, « la France des libertés et des droits de l’homme », où la déontologie médiatique apparaît désormais comme une valeur en chute libre, ou, pire, comme une « non-valeur ». C’est donc chaleureusement accueilli dans l’émission Envoyé Spécial de Françoise Joly et Guilaine Chenu, que Mohmad Sifaoui, l’ancien pigiste algérois, nous proposera, le 2 décembre, son « procès-reportage » sur Tariq Ramadan.

France 2, promue « recycleuse médiatique » des rebuts sécuritaires de la télévision suisse ? Ce n’est sûrement pas « la plus noble » des missions que l’on pouvait rêver pour notre service public de télévision.

Pour saisir le médiateur de France 2 :

 

[email protected]

 

Fax : 01-56-22-58-43
Tel : 0-890-71-02-02

 

Notes :

 

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1 Vincent GEISSER, La Nouvelle Islamophobie, Paris, La Découverte, 2003, p. 108-109.

 

2 Mohamed SIFAOUI, Histoire d’une imposture, Alger, éditions Chihab, 2002. Ce livre légitime totalement la dérive sécuritaire du régime algérien.

 

3 Hichem ABOUD, « Mohamed Sifaoui est-il un agent des services secrets algériens ? », http://www.agirpourlalgerie.com./sifaoui.htm, 31 janvier 2003. Voir aussi http://www.algeria-watch.org/farticle/nezzar_souaidia/sifaoui_agent.htm – 18KB – 31 Jan 2003.

 

4 COMMISSION SOCIALISTE DE SOLIDARITE INTERNATIONALE, « Le procès Nezza-Souida », Bulletin d’information sur l’Algérie, 5 juillet 2002.

 

5 Mohamed SIFAOUI, La France malade de l’islamisme. Menaces terroristes sur l’Hexagone, Paris, Le Cherche Midi éditeur, 2002 ; Mes frères assassins. Comment j’ai infiltré une cellule d’Al-Qaida, Le Cherche Midi éditeur, 2003 ; Sur les traces de Ben Laden. Le jeu trouble des Américains, Le Cherche Midi éditeur, 2004 ; Lettre ouverte aux islamistes de France et de Navarre, Le Cherche Midi éditeur, 2004.

 

6 Alain GRESH, L’islam, la République et le Monde, Paris, Fayard, 2004, p. 397-398.

 

7 « Daniel MONNAT explique pourquoi le reportage consacré à Tariq Ramadan a été annulé ». Cette vidéo (extrait d’émission) est consultable sur le site de la TSR : http://www.tsr.ch/tsr/index.html ?siteSect=200001&sid=5282896

 

8 « Daniel MONNAT explique pourquoi le reportage consacré à Tariq Ramadan a été annulé », ibid, http://www.tsr.ch/tsr/index.html ?siteSect=200001&sid=5282896

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