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Qatar: le statut d’esclaves des migrants du sud-est asiatique

Seconde partie de l'entretien avec Haoues Seniguer qui revient notamment sur le statut des travailleurs au Qatar qui vivent dans des conditions d'esclavage au XXIème siècle. Spécialiste de l'islamisme et du monde arabe, Haoues Seniguer a été amené à travailler sur le Qatar. Chercheur associé au GREMMO et enseignant de science politique à l'IEP de Lyon, il prépare un livre sur l'islamisme à partir des textes originaux.

Le Qatar qui dispose de revenus colossaux réserve néanmoins un statut de quasi esclave aux travailleurs migrants qui viennent du sud-est asiatique?

Cette question est absolument fondamentale puisqu'elle touche aux droits humains, à l'intégrité et à la dignité de l'individu, quel qu'il soit; c'est-à-dire quelles que soient sa religion, son origine, sa couleur de peau et ses conceptions du monde. Aussi, traitons-la en profondeur, au-delà de notre statut d'observateur qui ne saurait nous cantonner longtemps à une distance à ce point désincarnée qu'elle nous rendrait en quelque sorte sourds à la misère humaine, et, partant, complices de l'inhumain.

Ce qui laisse d'autant plus perplexe sur le sort de ces migrants, sur lesquels on va instamment revenir, est que le Qatar regorge de richesses incommensurables, dues à ses immenses ressources naturelles, cependant qu'il investit massivement, et en toute quiétude, dans des produits de luxe, dans les infrastructures en tout genre, les clubs de football, etc.

Personne ne peut assurément contester que les États sont des organisations "froides" animées aussi par des logiques marchandes et des impératifs de développement économique, qui peuvent effectivement parfois transcender la volonté (bonne ou mauvaise) des gouvernants. Ne psychologisons pas outre mesure notre rapport au Qatar, car, après tout, il est souverain et totalement responsable de sa ligne politico-économique qu'il assume.

Toutefois, cela n'empêche pas la transparence dans l'explication critique du chercheur. Sait-on, par exemple, comme le souligne Sharan Burrow, de la confédération syndicale internationale, que les futurs constructeurs des stades de football dans la perspective de la coupe du monde qui aura lieu au Qatar en 2022, tous ces travailleurs anonymes que vous évoquez, "travailleront entre 13 et 15 heures par jour, six jours par semaine, pour un salaire quotidien de seulement 8 à 11 dollars"; celle-ci ajoute: "Il n'y pas de salaire minimum au Qatar (…)"? Ces travailleurs, en outre, "n'ont pas le droit de se syndiquer ou de faire grève contre leurs mauvaises conditions de travail, mais, en plus, on leur refuse fréquemment l'accès aux magasins et aux cafés où se rendent les Qataris ou les touristes". Ce n'est pas tout, puisqu'elle enfonce le clou: " Il y a déjà 1,2 millions de travailleurs au Qatar qui vivent dans des conditions d'esclavage au XXIème siècle", etc.

Il nous est permis par conséquent de sérieusement douter de l'image d'eldorado que certains s'appliquent quelquefois à vouloir dépeindre et diffuser en France, parce que, tout simplement, les préoccupations de ceux qui gravitent autour du riche émirat sont ailleurs: pour les uns, c'est son rigorisme religieux qui séduit, pour les autres c'est le profit économique, ou, selon les cas, les deux à la fois!

Quel est le statut de la femme au Qatar? 

Il y a une rhétorique bien rodée et désormais bien huilée de la part de ceux qui éprouvent un certain penchant pour le Qatar, laquelle consiste à démontrer, par la comparaison ou le contraste avec l'Arabie Saoudite notamment (le grand adversaire de l'émirat), que les femmes sont relativement plus libres, dans la mesure où elles peuvent conduire ou travailler…

Toutefois, si l'on retourne une fois de plus aux textes normatifs, au code de la famille ou au statut personnel très précisément, on ne peut être que saisi (ou sidéré selon le point de vue duquel on se place) par un puissant conservatisme, sinon archaïsme, à l'endroit de la femme plus particulièrement.

Au Qatar, le code de la famille puise l'essentiel de son inspiration dans l'école hanbalite réputée la plus rigoriste de l'islam, comparé aux trois autres écoles sunnites que sont le malékisme, le hanéfisme et le shafeihisme. Le code qui nous intéresse stipule par exemple que la femme ne peut pas transmettre la nationalité à ses enfants, qu'une femme qatarie ou qatarienne ne peut se marier avec un étranger, toute femme doit, au moment du mariage, être accompagnée d'un tuteur matrimonial (wâlî), la femme, dépourvue de tuteur au moment du mariage, est automatiquement placée sous la tutelle du juge, la polygamie est autorisée malgré des conditions qui sont très peu restrictives, la répudiation de l'épouse est possible sur simple déclaration réitérée du mari devant le juge, etc.

Ainsi, on peut dire que sur la question de la femme, entre autres, le Qatar est au moins aussi conservateur que bien d'autres pays du monde musulman. Ce n'est par conséquent nullement sur ce créneau qu'il faudrait rechercher quelque forme de progressisme que ce soit au sein de l'émirat.

Le Qatar applique une idéologie ultra-libérale sur le plan économique. Le libéralisme économique est-il compatible avec les valeurs de l’islam ? 

Oui, en effet, le Qatar applique une idéologie ultra-libérale sur le plan économique et ultra-conservatrice sur le plan des moeurs. Pour le second segment de votre question, à savoir si le libéralisme économique est compatible ou incompatible avec les valeurs de l'islam, ce serait à un théologien musulman qu'il faudrait sans doute poser la question; je n'en ai clairement pas les qualités et compétences objectives, du fait de mon statut de chercheur en sciences sociales qui n'a pas à entrer dans un débat casuistique.

Toutefois, on pourrait, du point de vue philosophique, formuler un certain nombre de questions générales, au-delà du cas du Qatar, sans forcément chercher à y apporter de réponses immédiates, afin d'éviter les raccourcis et autres banalités d'usage : en tout état de cause, est-ce qu'un libéralisme économique qui fait totalement fi de la préservation de l'environnement, qui détruit les emplois industriels, qui ruine les agriculteurs, qui désagrège les "solidarités chaudes", qui appauvrit une partie de la planète, etc., s'oppose-t-il à l'éthique en général, laïque ou athée, et à l'éthique religieuse en particulier?

La réponse est, à tout le moins, certainement oui! C'est donc moins le libéralisme qui serait à liquider, par exemple celui qui a permis l'avènement d'un sujet autonome et critique arrachée à toute forme de tutelle aliénante, qu'une certaine fo
rme de libéralisme économiciste qui cause le type de dégâts précédemment énumérés.

Le Qatar peut-il se targuer d’avoir formé une élite intellectuelle ? 

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À ma connaissance, non. En tous les cas, le Qatar, en matière de politique religieuse, à l'image de bien d'autres pays du Golfe, fait souvent appel à des prédicateurs, imams ou théologiens, connus ou moins connus, pour assurer le fonctionnement des mosquées, lieux de culte, séminaires, conférences, etc. Ceux-là viennent des quatre coins du monde islamique, du Maghreb et d'Orient principalement.

Pourquoi le Qatar a-t-il cherché à investir dans les banlieues?

Le régime qatarien est un acteur collectif mû par des intérêts mercantilistes et/ou idéologiques, porté, en cela, par des perspectives de "rétributions matérielles" ou "symboliques". Aussi, si le Qatar a cherché à investir dans les banlieues, c'est que de l'aveu même de certains musulmans engagés politiquement, il y a une empathie religieuse évidente à l'égard des populations maghrébines et africaines musulmanes discriminées sur le marché de l'emploi français.

Cela procède, de la part des mécènes qatariens, d'un côté, d'une volonté de tendre la main, notamment à ceux qui exprimeraient une préférence explicite ou implicite pour un islam normatif et conservateur, à l'image de celui promu par les Frères musulmans, et de l'autre, d'une volonté de diffuser une image positive de l'émirat dans le tissu social français, essentiellement auprès de ces populations paupérisées attachées peu ou prou à leur identité de musulmans. Ce qui relève d'un"clientélisme moral", doublé d'un opportunisme économique purement pragmatique.

Comment expliquez-vous l'attractivité qu'exerce le Qatar auprès de certains musulmans de France? 

Il est difficile, en effet, de quantifier la juste proportion des musulmans qui éprouvent véritablement un attrait pour le Qatar. En tout état de cause, il convient de distinguer deux types de profil: il y a le jeune habitant des quartiers populaires, de culture et/ou de religion musulmane, diplômé, qui ne trouve pas d'emploi correspondant à son niveau d'études dans notre pays, lequel décide, en conséquence, et à tort ou à raison, de se tourner vers ce riche émirat pour des motivations essentiellement économiques à défaut d'être culturelles.

Les exemples sont légion où ces concitoyens se rendent dans les pays du Golfe, pour y travailler ou y accomplir un stage, dont ils ne tardent pas généralement à dénoncer les turpitudes une fois rentrées en France; et il y a l'acteur communautaire musulman qui est doublement intéressé par le Qatar, d'une part, parce que, à ses yeux, il promeut l'idéologie conservatrice des Frères musulmans et soutient, de ce fait, et à très bon droit d'après lui, les mouvements sunnites de l'islam politique, et, d'autre part, de par sa richesse matérielle mondialement déployée et ostensiblement affichée, l'émirat serait, toujours aux yeux de ce type d'acteur, le centre du monde islamique par lequel passerait, en forçant à peine le trait, l'avenir des musulmans du monde.

 Ce qui est manifestement contradictoire tant on sait que les acteurs communautaires musulmans se situent plutôt à la gauche (voire à l'extrême gauche) de l'échiquier sans rallier pour autant toutes les positions idéologiques des partis officiels se situant sur le même segment politique. Au demeurant, je ne parviens pas à m'expliquer ce qui peut conduire certains musulmans, pourtant nés et socialisés en France, à une telle fascination pour un pays dont tout le monde ou presque sait qu'il mène la vie dure à ses travailleurs non-européens, qui n'a pas de profondeur historique à l'instar de l'Algérie, du Maroc, de la Tunisie, de la Turquie, et bien d'autres pays musulmans, qu'il développe une vision hautement restrictive, et c'est un euphémisme, de l'islam, qu'il dépense des quantités colossales d'argent aux fins de prestige international sur l'autel de la justice sociale qu'est pourtant censé promouvoir l'islam dans son versant humaniste et éthique, et avec lequel tranche la perception islamo-salafiste du régime qatarien.

Peut-on parler d’un Qatar bashing en France ? 

Alors, je ferais plusieurs sortes de réponse. Il y a un Qatar bashing – quoique l'expression recèle une dimension hautement polémique que pour ma part j'évite -, en France pour des raisons nobles et des raisons qui le sont infiniment moins. Pour les raisons nobles, certains groupes ou personnes, quels que soient leur confession ou philosophie de la vie, attachés aux droits de l'homme et soucieux de l'intégrité des droits de la personne humaine, voient d'un mauvais oeil le Qatar et les relations que peuvent entretenir avec lui certains dirigeants du monde politique français, et ce au nom des principes qu'ils défendent, comme ils le faisaient, naguère, à l'époque des dictatures de Ben Ali ou de Moubarak.

Je ne connais personnellement aucun humaniste ou philosophe français qui défende publiquement l'émirat!Parmi les raisons moins nobles, ou beaucoup plus contestables, il y a ceux qui, au prétexte légitime de dénonciation du jeu pour le moins trouble du Qatar dans certaines zones de conflit dans le monde (Mali et Syrie pour ne citer que deux des exemples les plus éloquents à l'heure actuelle), car celui-ci armerait, selon certains experts, des jihadistes, taisent ou minimisent du même coup les exactions du régime de Bachar Al-Assad à l'endroit de sa population.

Enfin, il en est qui agitent le Qatar bashing en prétendant, de façon curieuse du reste, que ceux qui critiquent l'émirat seraient peut-être des islamophobes dissimulés sous les oripeaux du vocabulaire des droits de l'homme et de la femme. J'ai relevé plusieurs contradictions de leur part. Certains, et je ne sais quel est leur nombre exact, engagés dans le tissu associatif musulman tombent à bras raccourcis sur les pourfendeurs du régime en question, en les taxant d'islamophobie.

Pourtant, ceux-là sont les premiers à regretter et à dénoncer avec virulence l'amalgame qui est quelquefois opéré entre la critique "laïque" des politiques de l'État d'Israël et l'antisémitisme! En outre, en agitant à hue et à dia le spectre de l'islamophobie, outre le fait qu'ils discréditent la lutte contre le racisme anti-musulman, oublient-ils de rappeler que notre ancien président de la République, Nicolas Sarkozy, qu'ils n'ont eu de cesse de traiter d'"islamophobe", a les meilleures relations avec le pouvoir central q
atari.

Propos recueillis par la rédaction

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