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Présence d’Henry Corbin

La découverte des œuvres d’Henry CORBIN, au cours de mes études, a été probablement mon plus grand choc intellectuel : ayant abordé son « Histoire de la philosophie islamique[1] » un peu par hasard, je lisais enfin avec étonnement ce que j’avais toujours attendu, sans jamais le trouver ; l’initiation aux œuvres de Sohravardî, d’Haydar Amolî, de Mollâ Sadrâ Shîrâzî aura ainsi certainement déterminé, plus que toute autre lecture, mes choix professionnels futurs.

L’attitude de CORBIN, plus que le fond de sa pensée sans doute – pour autant que l’on puisse distinguer ici l’une de l’autre – me paraissait, me semble toujours, essentiellement juste : seule une sympathie pour son sujet, un partage spirituel, une initiation progressive aux concepts d’autrui sont capables de mieux permettre la compréhension de la pensée de l’autre, peuvent permettre d’établir des passerelles entre les civilisations.

C’est par cette hospitalité, demandée et acceptée, que l’on peut connaître et faire connaître ce qu’une pensée à de non contingent, d’universel : « […] dans le cas du shî’isme plus encore peut-être que pour tout autre univers religieux, la condition sine qua non pour en pénétrer et en vivre l’esprit, c’est d’en être l’hôte spirituel. Mais être l’hôte d’un univers spirituel, c’est commencer par lui faire en vous-même une demeure. »[2].

Ceci étant, j’avais beau me nourrir de ces textes, en découvrir chaque fois de nouveaux aspects, me réjouir de leur richesse, je n’en constatais pas moins l’isolement relatif dans lequel je me trouvais : CORBIN semblait inconnu, même de certains orientalistes ; les iranologues en place considéraient son œuvre avec un certain dédain, l’un d’entre eux m’ayant même déclaré un jour : « Le shi’isme de CORBIN ? Il n’y avait que lui qui y croyait ! »

Il est vrai que l’actualité semblait leur donner raison : la pensée quiétiste, la recherche intérieure de la lumière étaient effectivement loin du bruit et de la fureur que nous montraient les caméras. Quant à essayer d’expliquer que le shi’isme, l’islam, pouvaient être autre chose…. Peine perdue : devant l’un de ces échecs – alors que j’avais tenté un jour une nouvelle explication – une interlocutrice pleine de finesse et d’attention me fit cette remarque pertinente : « C’est normal qu’ils ne comprennent pas : vous leur parlez du soufisme, ils voient les immigrés… »

Les Iraniens présents en France semblaient également loin de ses préoccupations : les faits semblaient paradoxalement donner encore raison à CORBIN, qui écrivait, dans sa préface à En islam iranien[3]  : « Et pourtant cette voix iranienne est à peine parvenue à se faire entendre hors des frontières de l’Iran, si bien qu’aujourd’hui les Iraniens n’ont pas toujours conscience que leur culture traditionnelle peut recéler un message pour l’humanité actuelle, et voient encore moins comment « actualiser » ce message. »

Incompréhension d’un côté, complaisance de l’islam des bachaghas de l’autre…

Mashad, le 24 août dernier.

Je suis invité à prendre le petit-déjeuner chez l’hodjatoleslam X…. en compagnie de deux de ses collaborateurs, en vue de la préparation d’un colloque ; il est nous reçoit à 6 heures du matin.

La salle dans laquelle nous pénétrons a les murs nus, des tapis sur le sol, sur lesquels une nappe est étendue ; devant nous, qui nous asseyons tout autour, du fromage blanc crémeux, des noix, du miel, du thé… nous faisons connaissance les uns avec les autres, échangeons quelques propos, avant de passer dans la bibliothèque ; les murs sont couverts de livres en persan, en arabe, en anglais ; un bureau, net de tout papier, et son fauteuil sont placé face au mur ; au dessus, une photo.

Nous prenons place contre les coussins et commençons à travailler. Chacun parle de ses projets, de ses recherches, de ses objectifs. Comme toujours in Iran, le ton est posé, doux, les échanges d’une très grande courtoisie. Nous abordons les questions de la formation des clercs, de la nécessaire pluridisciplinarité des études religieuses, de la diaspora musulmane en Europe… Mon interlocuteur insiste sur le fait que « l’enseignant ne transmet pas : il guide vers l’autonomie »  ; il me parle de son travail en petits groupes, en ateliers de réflexion par séances de deux heures, avec la rédaction d’un texte à l’issue de la réflexion commune : « la critique est l’un des axes de travail de l’apprentissage : la question est la clé de la science ».

Je suis frappé par le mélange peu courant de fermeté et de douceur qui émane de lui.

La réunion se termine. Je pose alors la question que me brûle depuis le début : lit-on Henry CORBIN en Iran ? Comment son œuvre est-elle reçue, si elle l’est encore ?

Mon interlocuteur marque un temps d’arrêt ; il me regarde intensément en souriant : « Vous connaissez Henry CORBIN ? » Je lui en parle, lui dis l’importance qu’il a eue pour moi, l’intérêt pour le shi’isme qu’il a su susciter chez quelques uns…

« Connaissez-vous le maître d’Henry CORBIN ? Celui auprès de qui il a appris ? »

« Non. »

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« Avez-vous entendu parler de l’ayatollah TABATABAÏ ? » Oui, bien sûr… « L’avez-vous vu ? » Non, jamais.

Mon hôte se lève alors, prend la photo posée sur l’étagère au dessus du bureau, me la tend : « C’set lui. » Je prends la photo : un vieux Monsieur avec le turban noir des Seyyed[4], le visage émacié, d’une grande sérénité. Je suis très ému : le maître de CORBIN. L’ambiance a changé dans la pièce, elle est plus dense. Je n’arrive pas à détacher mon regard de la photo, même quand je l’ai reposée devant nous ; je n’écoute plus vraiment ce que l’on dit. Il est présent. Je suis bouleversé. Mes interlocuteurs le perçoivent clairement, leur attitude en témoigne, sans qu’une parole supplémentaire inutile ait été échangée.

On me parle ; je reviens à moi ; mon hôte me tend un exemplaire du célèbre « En Islam iranien » ; Il me dit que CORBIN set toujours très lu « dans certains milieux »  ; Shaykh Allâmeh Mohammad Hosayn TABÂTABÄ’Ï a eu une influence considérable en Iran chez les spirituels, il a été le maître de beaucoup ; professeur à l’université théologique de Qom, on lui doit entre autres une nouvelle édition des Afsar de Mollâ Sadrâ et un commentaire philosophique du Coran. « CORBIN a bu à la meilleure des sources » : ce qu’il écrit sur l’islam iranien est juste et pertinent ; on le lit, on partage autour de ses écrits… Non, il n’est pas le seul à croire au shi’isme tel qu’il l’a décrit…

Il me révèle, à travers ces quelques mots, la persistance en Iran d’un courant spiritualiste et quiétiste, toujours vivant malgré les soubresauts de l’histoire, vivant dans le souci d’une communion dans la lumière, cherchant à remonter vers elle, à purifier le miroir de son âme. Celle-ci peut-être comparée à l’eau d’un bassin, qui peut avoir l’apparence d’un miroir parfait si on la laisse reposer quelques jours. Si rien n’a été fait, cependant, au premier mouvement, les impuretés remonteront à la surface, pour la troubler à nouveau ; il faut donc se débarrasser de ces scories si l’on veut que le miroir soit aussi parfait que possible, que l’âme soit limpide.

Il est dix heures ; nous devons nous quitter. Avant de partir il me fait deux cadeaux : un livre qu’il me dédicace, et la proposition d’une visite au tombeau de l’Imâm Réza : « c’est en principe interdit aux non musulmans, mais il est possible de faire des exceptions dans certains cas. » J’accepte bien sûr ; je suis particulièrement touché par son offre. Sur le pas de la porte, nous nous embrassons spontanément pour nous dire au revoir.

Quelques jours plus tard, je reverrai avec lui et ses amis la coupole dorée du « haram », étincelante au soleil, se détachant sur un ciel d’Iran sans aucun nuage. Il me guidera jusqu’à la grille d’argent…

C’est là tout l’intérêt de l’œuvre de CORBIN : comme il le souhaitait dans son prologue d’En Islam iranien  : « […] notre désir et le but même de cet ouvrage sont de communiquer notre conviction que la culture spirituelle de l’Iran ne peut pas rester absente du « circuit culturel » universel. […] Nous dirons enfin au lecteur qui voudra bien nous accompagner jusqu’au terme de ces sept livres, que ce à quoi nous l’invitons, c’est à des pèlerinages iraniens qui sont autant de pèlerinages de l’âme, mais nécessitant une grande aventure de l’Esprit, – l’aventure de tous ceux qui furent conviés, parce qu’ils l’aimaient, à construire le « Demeure aux sept piliers. »[5]

Cette invitation là me paraît plus fructueuse que les idées de croisade et de jihad, qui se répondent aujourd’hui dans une violence verbale qui peine à masquer leur indigence intellectuelle réciproque. Elle appelle à une conversion du regard, qui s’exprime dans cette manière si iranienne de découper la matière pour dessiner une silhouette par le vide : avancer la main ne permettra jamais de saisir la forme ; un autre mode de perception doit être à l’œuvre. « […] la seule trace que laisse l’apparition des Invisibles – dit toujours CORBIN – est […] une incantation sonore perceptible par la seule oreille du cœur. »

Faire le pari du cœur, n’est-ce pas là le plus haut des défis ?



[1] Ed. Gallimard, coll. Folio essais, 1986, 546 p.

[2] CORBIN (Henry), En islam iranien – Aspects spirituels et philosophiques, éd. Gallimard, coll. Tel, tome 1, p. 7

[3] Idem, p. XI.

[4] Descendants du Prophète

[5] CORBIN (H.), En islam iranien, op. cit. p. XXIII.

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