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Pour ne pas oublier…

Mon frère, ma sœur, après le ramadhan, n’oubliez pas nos frères et nos sœurs, à côté de nous et qui meurent de la drogue, de la violence et de notre indifférence

 

Une histoire, une vie… il y a dix-huit ans déjà. Alors jeune enseignant, Thierry avait croisé ma route :

 

Au fond de la classe, l’œil sombre, il n’avait pas quitté sa veste ; comme s’il s’apprêtait à sortir de la classe. Nous venions d’y entrer pourtant. Ce fut ma première rencontre avec Thierry. Celles qui suivirent donnèrent naissance à un conflit particulièrement tendu. Seul, tout à la fois fébrile et orgueilleux, il n’avait de cesse de vouloir me démontrer que mon statut de « prof » suffisait à prouver que « je ne pouvais le comprendre », que forcément « je le jugeais » … mal, comme « eux ». Toutes mes exigences « scolaires », tous mes appels au dialogue, toutes mes suggestions étaient balayés avec la froideur et la haine que l’on réserve à ses ennemis. « Occupez-vous de vos affaires… j’ai pas envie de vous parler…  ». Il avait le mépris expressif. « Asocial », disait-on.

Jusqu’à cette veille de vacances d’automne où il me remit une composition de français en m’interpellant. « Ça doit vous embêter de lire nos ’compos’ pendant les vacances ?! » me dit-il en épiant, comme pour la saisir dans l’instant, ma réaction. « Evidemment, cher Thierry…  » lui répondis-je en le fixant avec insistance. Il en fut gêné mais ce fut le premier échange, la première « chaleur », le premier signe. « A bientôt » lâcha-t-il en accompagnant sa volte-face d’un sourire crispé. Il avait l’affection tellement compliquée.

Les semaines et les mois qui suivirent m’ont permis de dessiner le paysage dans lequel se mouvait Thierry. Trop d’absences, trop de violences avaient mis à mal toutes ses protections. Fragile, tellement, et renfermé, il finit par faire de sa faiblesse une force : il ne laissa le droit à personne de l’aimer. Au mieux admettait-il qu’on le jugeât, scolairement, … et très mal. Il en avait tellement l’habitude qu’il prenait un soin particulier à conforter ce point de vue : il savait prouver sa non-valeur aux adultes, du corps enseignant à la brigade des mineurs. Avec ce paradoxe douloureux de subir ce qu’il croyait décider.

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Il avait la drogue et le vol. Les fugues et les errances. Et puis des signes toujours plus fréquents d’un lien qui se créait au détour de chaque échec. Thierry mettait à l’épreuve ma confiance, ma patience et trahissait avec une régularité déroutante, la moindre de mes exigences humaines, il avait besoin d’être aimé « hors-la-loi », hors normes, à l’extrême de toutes les transgressions. Hors cela, pas d’amour ! Sa famille éclatée, sa solitude lui avaient appris les trahisons faciles de ceux qui aiment normalement. Les horizons de ce destin avaient fait de l’ombre aux attentes scolaires : Thierry se cognait où d’autres se forment. Il se perdait où d’autres s’orientent.

Thierry m a appris la tristesse des chemins dessinés très tôt. Je prenais conscience, de la façon la plus violente, qu’il est des adolescents qui gagnent la vie au prix d’une lutte intérieure infernale. Entre la survie et l’école, le choix relève de l’évidence. Le vide tenait lieu d’identité dans la conscience de Thierry, qu’y avait-il à former ? J’ai appris, au creuset de ses doutes et des miens, à être là et à ne rien dire. Le silence était son exigence. Il avait fait de moi un prof. qui n ‘a plus rien à dire. J’aurais dû transmettre un « savoir », j’eus à vivre les ignorances d’une déroute.

Et puis il y eut l’éclair d’un voyage effectué ensemble au Mali. Nous étions trois et Thierry parmi nous. Il cessa de « fumer »… un mois durant, il s’émerveilla. « Ici ça vaut un peu la peine… », il avait cette impression troublante de s’introduire dans un paysage qui lui témoignait de la sympathie, sans compte à rendre. Sa volonté s’inonda de ressources : « Je recommence à zéro…je vais m’offrir ce que l’on ne m’a pas donné… ». Ces mots aujourd’hui résonnent dans ma mémoire. Au retour, et pendant six mois, Thierry va vivre de cet espoir. De cette force. C’était « gagné »…

Le vide enfin. Thierry gisait au pied d’un arbre quand on l’a retrouvé, sans vie, à l’automne 1983. Le piège d’une vie se refermait : une overdose, simplement. Dans ma tête, des images et des horizons. Et puis un témoignage, un hommage, un geste. Thierry a façonné mon destin d’enseignant. Il n’avait fait le choix de rien et toutes les portes s’étaient fermées. Condamné avant de naître, à naître condamné. Comme tout son entourage, je lui fus nécessaire et insuffisant. Mort à 19 ans, il a ajouté la couleur d’une exigence à mon engagement : être là d’abord, contre vents et marées. Notre métier sans cœur n’est plus un métier. Restera à surmonter les échecs. Thierry n ‘est plus. Un souvenir ; des images où il faut puiser, avec quelques doutes, la force de poursuivre.

 

Dieu, au cours de notre vie, au détour de nos échecs, nous apprend l’humilité. Douter de soi et puiser en Lui sa force, la force de poursuivre, la force de servir, la force de donner. Une éducation spirituelle, vraie, profonde et parfois douloureuse : ici, chaque situation est une école, chaque rencontre une formation, chaque revers un apprentissage. Le meilleur témoignage de notre amour de Dieu est, avec nos actes d’adoration, de servir les êtres humains et de respecter la création. Si les êtres nous déçoivent parfois, et si souvent nous nous décevons nous-mêmes, espérons, au moins, que Le Très-Rapproché ne soit point déçu de nos efforts… pour mieux être, mieux servir…pour tout donner. Puissions-nous faire de notre vie un témoignage, et un cadeau pour tous, pour chacun, musulmans ou non : Thierry n’est plus… mais combien aujourd’hui d’autres Thierry, seuls, perdus, déracinés, de cœur ou d’origine, qui voient l’histoire se répéter, inlassablement, et nos démissions. Si de telles morts ne sont pas autant d’intimes réveils, c’est que quelque chose est déjà mort en nous. La spiritualité ? Peut-être… « Consulte ton cœur », telle fut la réponse du Prophète (BSL).

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