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Pour l’auto-organisation

Ce texte est une réponse à l’article de Vincent Touchaleaume « Marxisme et (anti)colonialisme » publié le jeudi 28 juillet sur oumma.com

Lorsque j’ai publié le texte intitulé « La LCR veut récupérer la mémoire des “indigènes” », il était avant tout une réponse à un autre texte paru dans Libération le 6 mai appelant à la création d’un collectif intitulé « devoir de mémoire ». Le texte dans sa première version était d’ailleurs intitulé « devoir de mémoire ou volonté de récup ». Cette initiative, dont Olivier Besancenot était l’un des principaux initiateurs, visait essentiellement à décrédibiliser l’appel à la manifestation pour la commémoration du cinquantième anniversaire des massacres de Sétif et Guelma. Le texte condamnait cette initiative comme « communautariste » et « victimaire ».

Plus généralement, il refusait toutes analyses des rapports de domination selon un angle post-colonial ; c’est-à-dire de comprendre en quoi la société française actuelle est encore le produit de structures sociales héritées de la colonisation. Ce refus me parait extrêmement grave, car il cantonne le fait colonial dans le passé – d’où un simple devoir de mémoire -, ou dans un imaginaire colonial à déconstruire. Ce refus de voir en quoi la société actuelle produit un rapport colonial entre les groupes sociaux est grave et inquiétant, car en niant ce rapport de domination coloniale, il lui permet de se perpétuer.

Vincent Touchaleaume, même s’il est signataire de l’appel des indigènes, parle d’ailleurs de « la liquidation des séquelles du colonialisme » et non de la « liquidation » du rapport de domination coloniale. Voilà toute l’ambiguïté du rapport existant entre les militants des mouvements autonomes de l’immigration et des quartiers populaires qui considèrent qu’il y a un rapport de domination coloniale réel, et certains militants des organisations d’extrême gauche qui ne voient que des « séquelles du colonialisme » dans la situation actuelle. Les premiers veulent penser les rapports de domination dans une articulation entre les dominations de classe, de « race » et de genre, alors que les seconds n’envisagent le plus souvent ces rapports de domination que sous l’angle du rapport de classe. Les autres formes de domination n’étant en dernier recours que des avatars du capitalisme.

Mais Vincent Touchaleaume, dans son texte ne fait à aucun moment référence à l’appel du « collectif devoir de mémoires », ce qui est pourtant central pour une juste compréhension du texte. Notre contradicteur en tant que militant de la JCR-LCR et du collectif des indigènes se sent sûrement gêné par les contradictions qu’il y a entre ses positions et celles de son parti.

Nous ne reviendrons pas sur l’attitude de Marx et Engels sur le colonialisme puisque nous sommes complètement d’accord avec Vincent Touchaleaume lorsqu’il écrit : « Leur vision [celle de Marx et Engels] est souvent articulée autour de l’opposition entre la « civilisation » et la « sauvagerie ». Leurs textes ne sont pas des bibles, et il est bienvenu de les dépoussiérer sur cette question comme sur d’autres, comme sur l’homophobie par exemple ». Et lorsqu’il poursuit en écrivant que « Marx ne connaissait les populations des pays colonisés que par les récits des voyageurs, ethnologues…, et en reprenait certains clichés orientalistes et racistes. Alors que beaucoup de marxistes ont occulté cet aspect de sa pensée, ou, pire, s’en sont inspiré, il est indispensable de critiquer et de dépasser ce point de vue ».

Nous sommes par contre plus réservés lorsqu’il écrit que « le but de l’entreprise coloniale est l’asservissement des peuples, l’objectif de ces théoriciens est l’émancipation sociale par « les travailleurs eux-mêmes ». » En effet les partisans de la colonisation ont très souvent utilisé les arguments humanistes pour justifier leurs entreprises coloniales. Officiellement les britanniques ne voulaient pas asservir les peuples qu’ils dominaient mais répandre en leur sein les trois « C » – Commerce, Christianisme et Civilisation – devant aboutir à l’éducation de peuple « primitif ». De même, « la mission civilisatrice » de Jules Ferry ne visait pas, dans ses intentions proclamées, à asservir les colonisés mais permettre l’accès aux « Lumières » émancipatrices. De fait l’attitude de Marx sur l’Inde n’est pas très éloignée de ces positions. Mais sur le fond on ne peut être qu’en accord avec un marxiste qui veut « critiquer et dépasser ce point de vue ».

Peut-être d’ailleurs que pour l’avenir du marxisme en France, ce dépassement s’avèrera indispensable. Décentré Marx, pour lui donner un caractère universel, sera sûrement la grande tâche de ceux qui défendent sa pensée dans une société globale et multiculturelle. Dans cette perceptive lire ou relire « Histoire et conscience de classe » de Georgy Lukacs sera sûrement très utile. Le philosophe hongrois, notamment dans son article intitulé « Qu’est ce que le marxisme orthodoxe », nous dit qu’ être un marxiste orthodoxe, c’est se référer à la méthodologie de Marx et non à ses textes. Voilà une vielle idée – l’ouvrage est parue au début des années vingt – qu’il serait utile de mettre en application.

Nous ne reviendrons pas non plus sur sa longue analyse de la politique, l’anti-colonialisme des Bolcheviks puisqu’il affirme : « les « indépendances » [les territoires coloniaux russes] qui signifieraient que des nations dominées historiquement par la Russie tsariste deviennent des colonies des puissances européennes ou japonaise, ne sont évidemment pas accordées par les bolcheviks ». Voilà une veille ruse de la gauche coloniale, qui au pouvoir refusa d’accorder l’indépendance au pays colonisé parce qu’il risquerait de tomber sous le joug d’autre puissances impérialistes. Cet argument fut utilisé par le PCF après la seconde guerre mondiale. Il s’opposait ainsi à l’accession de l’Algérie à l’indépendance, car celle-ci risquait de tomber dans l’escarcelle de l’impérialisme américain.

Cela montre un évident manque de confiance en la capacité des peuples colonisés à s’auto-organiser et à se défendre. L’Algérie indépendante n’est pas tombé sous la domination américaine. Pourquoi l’Asie Centrale aurait-elle dû subir le sort de la domination européenne ou japonaise ? D’autant plus que les Bolcheviks, s’ils avaient été des anti-colonialistes conséquents, auraient dû leur fournir les moyens techniques et matériels de leur indépendance. Non l’indépendance ne fut pas accordée pour des raisons bassement matérielles comme le dira Zinoviev dans un discours au soviet de Petrograd le 17 septembre 1920 : « Nous ne pouvons pas nous passer du pétrole de l’Azerbaïdjan, ni du coton du Turkestan. Nous prenons ces produits, qui nous sont nécessaires, non comme les prenaient les anciens exploiteurs, mais comme des frères aînés qui portent le flambeau de la civilisation ». On remarquera, au passage, la fin du propos, ou comme tout les autres colonialistes, Zinoviev justifie l’entreprise coloniale des Bolcheviks au nom de la défense de la « civilisation ».

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En fait, Vincent Touchaleaume reconnaît lui-même, au travers du passage que nous avons cité, une évidence : à savoir que les Bolcheviks n’ont jamais été à la hauteur de ce qu’ils proclamaient en matière d’anti-colonialisme. La Russie Bolchevique fut un Etat colonial, et ce dès les premières années de sa fondation comme le prouve les propos de Zinoviev. Dire cela ce n’est pas faire de « l’anti-marxisme primaire », mais c’est « critiquer » et « dépasser » le point de vue qui nie le caractère colonial de l’Union soviétique. Cet état de fait colonial ne peut être uniquement attribué au « dérive » de la « bureaucratie stalinienne » mais doit être analysé dans la politique Bolchevique dès octobre 1917.

Ce jugement sur l’URSS et l’action anti-colonialiste des Bolcheviks ne remet pas en cause l’action des marxistes européens qui ont lutté sincèrement contre le colonialisme. Nous pensons à tous ces porteurs de valises qui durant la guerre d’Algérie ont risqué jusqu’à leur vie pour que ce pays recouvre sa souveraineté. Pensons aux évènements de la rue de Charonne où des gens sont morts pour les mêmes raisons. Cela ne remet pas non plus en cause l’action des individus et des mouvements marxistes qui au sud ont lutté contre le colonialisme et l’impérialisme.

Au-delà des rapports problématiques de Marx au colonialisme ou des Bolcheviks à l’ anti-colonialisme, il nous faut répondre à la question qui sous-tend l’argumentaire de Vincent Touchaleaume : « pense-t-il [Youssef Girard] que la situation en France nécessite de construire une organisation séparée des populations issues de la colonisation ? »

Premièrement, nous contestons le terme même de « populations issues de la colonisation » qui réduit l’héritage identitaire de millions d’êtres humains à la seule action des bourreaux de leurs ancêtres. L’histoire de l’Afrique, de l’Asie, des Caraïbes… n’a pas commencé avec la colonisation. Les hommes et les femmes originaires de ces territoires, même s’ils ont raison de se réclamer de l’héritage des luttes anti-coloniales, sont les héritiers d’une culture qui dépasse largement ces luttes. Par exemple, les arabo-musulmans de France sont autant les héritiers de la philosophie d’Ibn Ruch, de la science de l’histoire Ibn Khaldoun, de la mystique d’Ibn ‘Arabi que des luttes anti-coloniales de l’Etoile Nord Africaine ou de l’Istiqlal. Dire cela ce n’est pas du folklore ou du culturalisme, c’est replacer des millions d’hommes et de femmes dans une temporalité plus vaste que la simple période coloniale.

Outre ces problèmes sémantiques, répondons au fond de la question posée : a-t-on besoin d’une organisation spécifique pour les gens qui subissent un mode de domination spécifique ? Tout marxiste conviendra que l’émancipation des travailleurs doit être le fruit de l’action des travailleurs eux-mêmes. Dans ce cadre, personne ne trouvera choquant que les ouvriers s’organisent eux-mêmes en créant des mouvements susceptibles de créer un rapport de force pouvant faire aboutir leurs revendications. C’est ainsi, que s’est construit le mouvement ouvrier même si un certain nombre de ses militants ne furent pas des ouvriers. Toute féministe conviendra, de même, que l’émancipation des femmes doit être d’abord le fruit de l’action des femmes elles-mêmes, même si des hommes ont participé en apportant leur soutien aux luttes féministes. Il me semble logique dans cette perspective que les arabo-musulmans, les afro-antillais et les asiatiques qui subissent des formes d’oppressions spécifiques s’auto-organisent pour lutter contre celles-ci. Nous pourrions dire que l’émancipation des colonisés doit être le fruit des colonisés eux- mêmes.

A la suite des débats qui ont suivi l’appel des « indigènes », on a beaucoup parlé d’autonomie des luttes. Mais que signifie l’autonomie des luttes sans auto-organisation des groupes qui mènent ces luttes autonomes ? Rien si ce n’est un slogan vide et creux. Quelle crédibilité a un homme (ou une femme) qui parle d’autonomie des luttes, alors qu’il est lui-même le représentant d’une organisation non-autonome ? Un mouvement comme l’Etoile Nord Africaine ne s’est-il pas battu pour conserver jalousement son autonomie face au PCF dans les années trente ? Tous les mouvements anti-colonialistes, mêmes quand ils étaient d’inspiration marxiste, furent des mouvements auto-organisés qui décidaient eux- mêmes de leurs modes d’action.

Dans cette perspective, il est utile de faire un retour sur Malcolm X dont la position me parait des plus pertinentes. Créer une organisation autonome qui soit capable d’entretenir des relations avec des partenaires, cela permet de garder une indépendance face à des organisations qui nient ou considèrent comme secondaire certaines formes de discrimination tout en s’engageant sur des luttes communes lorsque cela nous semble nécessaire. En effet comment peut-on à la fois se dire victime d’un rapport de domination post-colonial et militer dans une organisation qui nie ou considère comme secondaire ce type de domination ? Là est toute l’ambiguïté qui existe entre les partis politiques français et les populations « issues de l’immigration ». Et Vincent Touchaleaume a absolument raison, même si nous parlerions plutôt de rapports de domination post-coloniale que de racisme post-colonial, lorsqu’il écrit : « il semble que le but de l’auteur soit plutôt, à travers la LCR, de démontrer une incompatibilité entre les mouvements contre le racisme post-colonial et les partis politiques en général ». Comment être militant de partis qui perpétuent ce type de domination ?

Là encore, il y a une différence d’analyse entre les militants de gauche et d’extrême gauche et nous. Eux pensent qu’il y a eu un rendez- vous manqué entre « la gauche et les cités » ; quant à nous, nous pensons qu’il ne peut y avoir de rendez-vous tout court tant que ces organisations continuent en leur sein à perpétuer un rapport de domination coloniale. De fait le divorce n’est pas dû à une quelconque trahison, mais à une discordance bien plus profonde. Dans ces conditions l’auto-organisation nous semble être la seule solution qui puisse permettre une émancipation de celle et ceux qui sont victimes des rapports de domination post-coloniale.

L’auto-organisation doit permettre, comme pour le mouvement noir, de fixer soi-même les objectifs des luttes et de ne pas être victimes du paternalisme « bien vaillant » de certains de nos « faux amis ». Cela passera par des luttes communes avec des organisations politiques traditionnelles, type LCR, mais aussi par des confrontations et des désaccords. La création d’un grand mouvement de l’immigration et des quartiers populaires permettra, à notre avis, d’établir un rapport de force avec ces organisations traditionnelles afin que l’on puisse faire entendre notre voix et faire aboutir nos revendications. Notre principal problème est que ce mouvement reste à construire.

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Le sabre et le droit

Marxisme et (anti)colonialisme