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Pour la guérison du Rwanda

Enseignements de l’islam à l’occasion de la 23ème Commémoration du Génocide au Rwanda

Le 7 avril 1994 marqua le début de l’effroyable génocide qui endeuilla lourdement le Rwanda. En l’espace de 100 jours sanglants, jusqu’à juillet 1994, ces massacres de masse à grande échelle, planifiés soigneusement par l’administration rwandaise, entraînèrent la mort de près d’un million de Tutsis.
A l’occasion de la 23ème Commémoration de cette épuration ethnique abominable, nous vous invitons à lire le discours de l’imam M. Ahmadou Kante, récemment remanié par ses soins, qu’il prononça à Dakar, le 21 juillet 2015.
En 2015, j’ai été invité à prononcer un discours lors de la 21ème Commémoration du Génocide perpétré contre les Tutsis au Rwanda (Kwibuka 21), célébrée à Dakar. A la veille de Kwikuba 23, j’ai pensé utile de revoir le texte et de lui apporter quelques nouveautés.

En tant qu’Imam, j’ai été à ce titre honoré de répondre favorablement à l’invitation des organisateurs de cette rencontre, notamment Monsieur Ngarambé et Madame Athéna Rubayi. Mais je m’exprime aussi en tant qu’être humain et africain partageant le même continent que mes sœurs et frères du Rwanda, toutes composantes sociales confondues.
Quelqu’un dans l’assemblée pourrait dire : « Qu’est-ce qu’un imam peut dire de réconfortant au regard des drames qui sont en train d’endeuiller les pays musulmans ? ». Question légitime, à laquelle je répondrais rapidement en disant que de telles tragédies ont eu lieu partout et en tout temps chez ces êtres vivants qu’on appelle « êtres humains ». Oui, la bêtise sous toutes ses formes, à n’importe quelle époque et quels que soient ses auteurs, peut s’exprimer dans ce qu’il y a de plus abominable et de façon inqualifiable, lorsque cet être humain se laisse conduire par le penchant bestial qui est en lui.
Le tueur est un être humain qui, en un moment donné et dans certaines circonstances, est passé à l’acte après s’être laissé vaincre par l’ignorance, la manipulation, la peur et toutes sortes de sentiments auxquels chacun de nous est exposé toute sa vie durant. En vérité, le tueur est lui-même sujet au doute, à la perte de repère et à l’égarement, étant entendu que nous ne parlons pas d’une situation de légitime défense. D’ailleurs, tout le monde se rend compte des apories, contradictions, incohérences, et j’en passe, qu’on décèle chez les tueurs fous qui sont soumis à la justice et à qui on laisse la liberté de s’exprimer.
Dans le récit du Coran relatif à l’épisode fratricide entre les deux fils d’Adam, il apparaît que la suffisance, l’enfermement, l’infatuation de sa personne et le refus du succès de l’autre ont été les postures les plus décisives qui ont conduit le meurtrier à passer à l’acte. C’est suite à ce drame que le Coran a énoncé le crime contre l’humanité :
           « C’est pourquoi Nous avons prescrit aux enfants d’Israël que quiconque tuerait une personne non coupable d’un meurtre ou d’une corruption sur la terre, c’est comme s’il avait tué tous les hommes. Et quiconque sauve un seul homme, c’est comme s’il avait sauvé tous les hommes (…) » (Coran, 5 : 32). 
C’est dire que ce verset nous enseigne que l’auteur d’homicide volontaire ou de massacres, ou encore de génocide pour utiliser une terminologie contemporaine avec toutes les précautions d’usage, s’est égaré en un moment donné ou s’est laissé égaré en refusant à l’autre la dignité d’humain et le droit de vivre.
Pourtant, ce même meurtrier ne souffre pas qu’on lui refuse cette dignité humaine qu’il partage avec tous les autres et qu’il ne peut et ne pourra jamais s’approprier à lui seul ou attribuer exclusivement au groupe auquel il s’identifie. Quand cet être humain se laisse aller à l’abominable jusqu’à massacrer l’autre, ce peut être parce qu’il croit que l’autre, parce qu’il est autre, ne mérite pas de continuer à vivre ou aussi parce qu’il croit que l’autre menace sa propre existence ou celle du groupe auquel il considère appartenir. Mais quand il passe à l’acte, pour lui s’ouvrent, non pas les portes de la victoire, mais celles de la solitude et de la ruine de l’âme.
Toujours dans le récit des origines que relate le Coran, Satan qui occupait une position privilégiée au ciel, avant sa déchéance, provoque sa séparation d’avec Dieu en motivant son refus de se prosterner devant le premier homme par l’orgueil :
          « Nous vous avons créés, puis Nous vous avons donné une forme, ensuite Nous avons dit aux Anges : “Prosternez-vous devant Adam.” Ils se prosternèrent, à l’exception d’Iblîs qui ne fut point de ceux qui se prosternèrent. Il (Allah) dit : “Qu’est-ce qui t’empêche de te prosterner alors que je te l’ai ordonné ?” Il (Satan) répondit : “Je suis meilleur que lui : Tu m’as créé de feu, alors que Tu l’as créé d’argile”. Il (Allah) dit : “Descends d’ici, Tu n’as pas à t’enfler d’orgueil ici. Sors, te voilà parmi les bannis” » (Coran, 7 : 11-13)
Ce récit révèle que Satan refuse à Adam (l’autre) la dignité que Dieu lui a donnée tout en oubliant que sa propre dignité pouvait aller de pair avec la sienne. Dès que Satan allume dans le tréfonds de son être, le feu de la suffisance et de l’orgueil, il s’attèle de toutes ses forces à ne pas laisser Adam vivre sa vie. C’est ainsi qu’il dit à Dieu, sous le mode de la défiance, qu’il aura pour seul projet la ruine d’Adam et de sa descendance. En mettant toute son énergie dans la réalisation de son projet maléfique contre un vrai faux ennemi, Satan perd sa propre dignité et dévoie sa vocation originelle d’être au service de Dieu en posant des actes injustes contre Adam, le pauvre innocent dont le seul tort est d’être l’autre.
Le tueur est donc celui-là qui ne veut pas faire de la place à l’autre et ne sait pas qu’en le tuant, c’est une partie de lui-même qui s’en va. Le tueur ne se rend pas compte qu’il est en train d’éliminer ce qui fait de lui un être humain authentique qui s’accomplit dans la capacité à parler avec l’autre et à le respecter indépendamment de ses propres préférences. C’est en cela que le Coran énonce une vérité salvatrice en faisant de la diversité humaine une valeur inhérente parce qu’étant le fait de Dieu et de cette même diversité, une richesse au-delà de la tolérance :
                « Ô hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. Le plus noble d’entre vous, auprès d’Allah, est le plus pieux. Allah est certes Omniscient et Grand-Connaisseur » (Coran, 49 : 13).
Ce qui montre que chacun de nous veut qu’on lui fasse de la place, c’est que personne ne souhaite être traité de façon inhumaine quel qu’en soit le motif. Imaginez un Rwandais qui se dit que l’autre Rwandais ne mérite pas sa place à côté de lui et qu’il se rende quelque part dans le monde où on le traite mal parce que justement il est Rwandais ! Il se rendrait aussitôt compte de son erreur de jugement et de sa faute morale et devrait en tirer toutes les conséquences qui s’imposent. De même, la victime d’injustice ne cherche qu’une chose : quelqu’un qui peut la secourir et un endroit où elle sera en sécurité, sans se soucier du nom de la personne secourable ou du pays ou du village hôte. On peut être bien accueilli et bien traité par d’autres personnes, d’autres pays et appartenances sociales, preuve que cette humanité est une et que la dignité qu’elle porte est indivisible.
De nos jours, toutes les découvertes de l’anthropologie, de la génétique, de l’histoire et autres disciplines connexes montrent, tous les jours que Dieu fait, la beauté de l’humanité une et diverse. Tout le monde sait que le partage, le respect, la fraternité, la justice, l’amour, la reconnaissance, la vérité, la beauté, le bien sont des biens moraux pour toute l’humanité et comme disait l’autre, si ces vertus sont trop chères et trop compliquées à atteindre, alors essayez leur contraire.
Ce qu’il s’est passé en 1994 au Rwanda, où une majorité de Tutsis a été victime d’actes insoutenables, mais aussi des Hutus et même des non Rwandais, pour tragique qu’il a été, doit servir maintenant à préparer le ciment qui doit lier les différentes composantes sociales, culturelles, politiques et religieuses du Rwanda. C’est tout à fait possible, car autant la bête sommeille en tout être humain, autant celui-ci est capable de pardon, de repentir, de reconstruction et se nourrit d’espérance. Nous sommes tous capables de choisir le meilleur à la place du pire, même s’il est vrai que nombre de facteurs peuvent et ont mené au premier choix.
Parmi ces facteurs figurent en bonne place les efforts de réconciliation que les autorités actuelles sont en train de mener contre la peur, la haine et les pressions négatives de radicaux et suicidaires de tous bords. Mais il faut poursuivre ces efforts auxquels il n’y a pas d’alternative pacifique. Et pourquoi ne pas penser, si ce n’est déjà fait, à un grand Institut au Rwanda où les meilleures compétences du monde entier enseigneraient la prévention, la gestion et la résilience relativement à ce genre de drame ?
Ensuite les leaders d’opinions, chefs religieux et coutumiers doivent être à la hauteur des défis et contribuer de façon significative à les relever. Aussi, toutes les institutions, notamment publiques, doivent être le reflet de ce désir de relèvement qui est à portée de tous les Rwandais qui sont en droit d’être soutenus dans cette noble option par la communauté internationale, laquelle aurait pu faire beaucoup plus en termes de prévention de ladite tragédie. Etant entendu qu’il ne s’agit pas de remuer le couteau dans la plaie, mais d’insister sur la prévention et le danger de penser qu’il y aurait du sang plus digne qu’un autre.
D’autre part, c’est important que les institutions d’éducation et de formation jouent à fond leur rôle et que des efforts conséquents soient consentis par le pays à l’effet de former les nouvelles générations au bon vivre ensemble. Chaque enseignant doit avoir suffisamment de compétences pédagogiques, mais aussi et surtout morales et spirituelles, pour aider l’enfant ou le jeune qui est en face de lui à se prendre en main, tout en intégrant définitivement que c’est parce que tous les Rwandais ont consenti nombre de sacrifices qu’il peut réussir avec eux, et pas forcément sans ou contre un autre Rwandais.
Dans la même veine, cette éthique du bon vivre ensemble doit être véhiculée dans les médias dont certains ont joué le rôle négatif que l’on sait en amont de la tragédie. Le rôle des aînés et des parents est aussi capital dans le relèvement post-crise et la prévention, sans oublier celui joué  par les femmes. En effet, une femme met au monde un enfant dont la première et dernière identité est celle d’être un être humain. C’est par la suite qu’il est affilié à une appartenance sociale. Elle peut donc beaucoup apprendre à son enfant sur la dignité humaine et le respect de l’autre.
Le Rwanda peut se donner du courage lui-même dans ses efforts de relèvement, en s’inspirant d’autres peuples et pays qui ont eu à subir des tragédies qu’il ne s’agit pas de comparer mais de regarder comme des expériences douloureuses, desquelles ils se sont relevés. Puisqu’on parlait de la contribution de l’islam au relèvement post crise au Rwanda, pourquoi ne pas terminer avec ce verset :
               « Dieu ne change rien en un peuple avant qu’il ne change ce qui est en lui-même. » (Coran, 13 : 11). Puisse ce verset du Coran donner de l’énergie à toutes les Rwandaises et à tous les Rwandais pour tendre leur intention vers l’espérance active, à la place du renoncement stérile. Renoncement stérile que le prophète Muhammad (SAW) rejette quand il dit : « Si la fin du monde advient trouvant entre les mains de l’un de vous une jeune pousse (plante) qu’il fasse tout pour la planter ». Il faut que l’ancien meurt et que le neuf n’hésite pas à naître.
Dans les récits coraniques sur les origines, Dieu dit aux anges qu’Il va installer un lieutenant sur terre et ceux-ci de répondre : « Vas-tu y mettre quelqu’un qui va semer le désordre et verser le sang ? ».C’est dire combien les anges avaient le souci de l’ordre, de l’harmonie et de la vie et qu’ils craignaient que l’homme ne soit pas à la hauteur de sa mission. Ce souci des anges révèle ce qu’ils savent de Dieu : C’est un Dieu qui aime l’ordre et la vie. Dieu leur répond : « je sais ce que vous ne savez pas. » On en tire que le temps aura son mot à dire.
Alors si à un moment donné de la vie de ce pays, certains ont rompu l’alliance, ont semé le désordre et versé le sang, il appartient aux Rwandais d’abord, et à tout le monde ensuite, de faire en sorte que progressivement force revienne à la beauté de l’harmonie et à la perpétuation de la vie dans un cadre digne de tous les humains.
POUR FINIR
Je prie pour la guérison du Rwanda
Je prie pour un Rwanda de pardon et de réconciliation,
Je prie pour un Rwanda qui se relève dignement de sa blessure afin d’aller de l’avant,
Je prie pour un Rwanda qui fait l’option ferme d’être debout avec l’aide de Dieu et l’effort de tous.
Bon courage et paix sur le Rwanda et sur le monde.

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Un commentaire

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  1. Magnifique discours, un hymne à la vie après le pardon mutuel et la réconciliation des coeurs et des âmes dans un Rwanda prospère pour le bonheur de tous ses enfants. Bravo Ahmad Makhtar Kanté, un ancien de l’Ucad qui adorait vos prêches. Merci aussi à Oumma.com de publier des réflexions des gens de la trempe de l’imam Kanté.

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