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Pour en finir avec « l’affaire des caricatures danoises »

Il est des situations où les guillemets s’imposent à tout bout de champ. Ainsi va-t-il de « l’affaire des caricatures danoises », vite devenue le fidèle relais des nombreuses polémiques entretenues récemment autour de « l’affaire des banlieues françaises ». Avec toujours la même antienne : la tentation, sinon la propension qu’aurait une écrasante majorité de musulmans, toutes obédiences, toutes ascendances et toutes nationalités confondues, de tomber dans l’excès.

Comme toujours dans de telles situations, le recul s’impose. Ou devrait s’imposer, du moins pour qui cherche à réellement décoder les tenants et les aboutissants d’événements aussi capitaux pour la compréhension des malentendus qui s’imposent si fréquemment dans notre monde post-11-Septembre. Mais, la course à la surenchère événementielle étant ce qu’elle est aujourd’hui, force est de constater que tout ( ?) et son contraire aura, au bout du compte, été dit sur cette nouvelle « affaire ». Avec, comme souvent, une tendance pour les voix les plus « islamo-sceptiques » à se faire abondamment entendre. On ne saurait pour autant affirmer que les seuls acharnés redoutant l’émergence d’un « fascisme vert » qui menacerait la planète ont aujourd’hui voix au chapitre, certes. Mais il faut aussi se rendre à l’évidence : ces derniers restent les plus audibles.

Qu’il soit donc permis ici de poser une série de questions aspirant, modestement, à rationaliser une situation dont les débordements, s’ils venaient à se poursuivre, ou à être réitérés, pourraient vite devenir source de malentendus beaucoup plus sérieux et inquiétants à terme.

Tout d’abord, l’islam permet-il la représentation iconographique du prophète ?

Cette question n’a pas aujourd’hui plus de sens que le fait de se demander si le christianisme, dans son corpus, reconnaît l’ensemble des principes énoncés dans le Coran. Que l’islam permette ou non la représentation de ses personnalités saintes ne saurait de toutes façons, quand bien même cet interdit s’avérerait fondé théologiquement, pouvoir s’imposer aux ressortissants de pays vivant en fonction de lois et de principes républicains et/ou laïques. Ce qui est en cause aujourd’hui, c’est non l’atteinte à un principe sacré de l’islam, mais plutôt un amalgame supplémentaire fait entre musulmans et terroristes. C’était là tout le sens perceptible dans deux des caricatures danoises à l’origine de la polémique actuelle. Et c’est là que le fait pour des musulmans de se sentir heurtés trouve toute son explication. Pour des motifs humains et factuels, et non pour des raisons religieuses.

Mais les musulmans qui ont manifesté si violemment leur désapprobation ne sont-ils pas instrumentalisés par des pouvoirs qui les encadrent et/ou les encouragent à investir les rues ?

Sur ce plan, il convient d’insister sur ce que les premières réactions – tardives – à la publication des caricatures danoises furent politiques avant que de devenir populaires. Rien ou presque n’avait été « organisé » à l’époque de leur publication par le Jyllands-Posten en septembre 2005. Quatre mois plus tard, c’est une décision saoudienne de boycott des produits danois qui semble avoir amorcé le mouvement. Plus significatif fut, le 2 février dernier, l’appel des Brigades des Martyrs d’al-Aqsa (la branche armée du Fatah), formation frustrée par les excellents résultats législatifs obtenus par le Hamas, à se réapproprier l’événement. Deux jours plus tard, c’étaient les rues des capitales syrienne et libanaise qui, pour leur part, connaissaient des manifestations populaires de grande ampleur. Sans compter les sursauts similaires enregistrés dans les pays du Golfe, en Turquie, au Pakistan, en Indonésie, en Afghanistan… le tout en un temps record. Soit un enchaînement manifeste.

Mais il y a une différence pour un gouvernement, même si elle est ténue dans ce cas précis, entre le fait pour lui d’« organiser des manifestations » et celui de « les laisser suivre leur cours ». Reconnaissons que cette deuxième option, peu vendeuse, aura été moins prisée que la première. Avec cependant une réalité parallèle, claire et incontestable pour sa part, à savoir que les craintes entretenues par les gouvernements et populations occidentaux vis-à-vis de l’islamisme trouvent un reflet fidèle du côté des gouvernements des pays musulmans en général et arabes en particulier. Percée du Hamas dans les Territoires palestiniens, députés islamistes six fois plus nombreux que lors de la précédente législature en Egypte, part non négligeable de conseillers municipaux de la même mouvance en Arabie saoudite… sans compter ces « minorités de nuisance » nationales que sont les députés islamistes du Koweït ou de la Jordanie. Le « vert » fait peur aux Occidentaux, alors que les gouvernements arabes sont, pour des motifs similaires, verts de peur. Et pourtant, ils restent les premiers – voire les seuls – responsables d’une sclérose institutionnelle qui a fait la part belle à des formations islamistes faute d’une ouverture politique réelle.

Peut-on donc parler d’une révolte sincère de la part de ces manifestants ?

On peut surtout profiter de cette occasion pour pointer les raisons d’une incompréhension entre des musulmans d’une part, et des non-musulmans (occidentaux pour l’essentiel) de l’autre. Ici, les motifs politiques sont très explicites. Le conflit israélo-palestinien continue « tranquillement » sa descente aux enfers ; la chaotique donne irakienne semble loin de pouvoir connaître une issue favorable ; les relations syro-libanaises donnent jour après jour l’impression de franchir une étape supplémentaire vers le point de non-retour ; et les discussions sur le nucléaire iranien connaissent des atermoiements et rebondissements constants. Sans compter que l’Indonésie, où vient d’être consacrée l’indépendance du Timor oriental, donne aux habitants de l’archipel une forte impression de mise à mal de leur intégrité territoriale. Tandis que le Pakistan donne l’exemple pourtant bien loin d’être singulier du profond désaccord d’un peuple devant les choix pro-américains inconditionnels de son élite dirigeante.

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On conviendra facilement du fait que toutes ces situations ont au moins un dénominateur commun, d’un point de vue « musulman » du moins : celle d’une ingérence « occidentale » manifeste, motivée de surcroît par des options stratégiques plus que par une volonté de favoriser le quotidien – et l’avenir – des populations concernées. Faut-il s’étonner dès lors de voir le ressentiment anti-occidental des musulmans en général atteindre son faîte ? Aucune réponse ne semble jusqu’ici avoir été donnée à cette question pourtant fondamentale.

Quoiqu’il en soit, l’islam ne doit-il pas procéder à son aggiornamento ?

En dépit de la mauvaise image que certains musulmans donnent aujourd’hui de leur religion, il serait peut-être souhaitable de leur laisser seuls le soin de répondre à cette question et de procéder éventuellement, et graduellement, à des réformes et approches consensuelles, plutôt que de vouloir calquer sur l’islam un hypothétique Vatican II. Sans quoi se présente le risque de tomber dans des approximations tournant parfois au ridicule. Comme dans le cas de cet « observateur » (du moins se revendique-t-il comme tel) des pays arabes qui déclarait, avec le début de « l’affaire des caricatures danoises », lors d’un débat sur une grande chaîne d’information française, que le fait pour des musulmans d’opter pour le prénom Abdallah (qui signifie « esclave de Dieu » selon la traduction personnelle de cet « expert », mais « adorateur/serviteur de Dieu » dans les faits) serait révélateur des blocages idéologiques et religieux des musulmans dans leur ensemble.

Peut-être aurait-il d’ailleurs fallu demander à ce même « spécialiste » s’il était animé du même sentiment devant le fait que certains chrétiens arabes optent librement et sans complexe pour le prénom de Abdelmassih (qui signifie « serviteur/adorateur du Christ » en arabe, voire « esclave du Christ » si l’on reprend ses propres techniques de traduction)… Si le sous-entendu apparent de certains préceptes de l’islam peut nous sembler erroné dans ses fondements, surtout quand on les aborde d’un point de vue occidental, il n’en demeure pas moins que les questions théologiques supportent parfois très mal, on le voit bien, d’être réappropriées par des analystes démunis, parmi autres requis, du bagage sémantique et sociologique adéquat.

Des réactions légitimes, donc, de la part des manifestants du monde musulman ?

Aucunement, même si elles sont compréhensibles. La trop forte tendance des populations du monde musulman en général à pouvoir se laisser porter par leurs passions les dessert en effet, tout comme elle ne contribue en rien à résorber les fractures par trop saillantes qui entretiennent aujourd’hui les relations entre l’Occident et l’islam. Le saccage d’une ambassade est à ce titre intéressant d’un point de vue symbolique, puisqu’il s’identifie à l’anéantissement d’une structure de dialogue potentielle. Or, la concertation reste, si on ne la confine pas à de simples et hypothétiques déclarations d’intention, la voie la plus à même de permettre une conciliation des différents points de vue. A la condition cependant qu’il soit procédé, en parallèle, à une résorption des trop fréquents points de cristallisation des relations « occidentalo-musulmanes » contemporaines. Sur ce plan, il ne servirait à rien de s’enfoncer dans une/des vision(s) essentialiste(s) synonymes de catégorisation, et coupables de perte de temps plus que toute autre chose.

Le « choc des civilisations » n’est en rien inéluctable, mais personne ne peut pour autant en rejeter l’éventuelle réalisation. Il n’y a dès lors pas beaucoup de solutions qui s’offrent à nous : soit les principes républicains – et laïques -, dont la liberté d’expression est partie, continuent à être légitimement défendus et appliqués, avec un effort supplémentaire de la part des faiseurs d’opinion notamment pour ne pas dépasser certaines « lignes rouges » implicites et non codifiées, au moins le temps que les esprits s’apaisent ; soit cette même liberté est poussée à son paroxysme, voie la plus susceptible de contribuer à un échauffement supplémentaire des esprits, qui plus est avec des conséquences incertaines. Cas dans lequel c’est une censure de facto qui, implicite soit-elle ou explicite, risque de s’imposer à terme aux quelques milliards de citoyens concernés par ces questions.

Et partant, l’érection d’une tribune royale pour les esprits extrémistes et/ou les plus mal intentionnés, qu’ils se situent d’un côté ou de l’autre de cette inquiétante craquelure Occident-islam… Qu’il soit permis ainsi d’insister sur ce que la liberté d’expression est non seulement légitime et sacro-sainte, mais qu’elle se doit aussi d’être assumée pleinement et sans contradictions. Contradictions que le quotidien Jyllands-Posten, aussi légitime puissent être ses positionnements politiques et critiques, n’assume manifestement que peu. Le journal danois avait en effet, en avril 2003, refusé de publier des caricatures sur le Christ qui lui avaient été proposées, mais qu’il avait jugées trop offensantes…

C’est dans les situations de crise qu’apparaissent les solutions les plus efficaces. Les graves malentendus post-11-Septembre auraient très probablement été surmontés si « Orientaux » et « Occidentaux » avaient tout mis en œuvre pour éviter de s’éloigner l’un de l’autre. Il n’en fut malheureusement rien. Pourra-t-il en être autrement maintenant ? Tout est possible, à condition de savoir prendre la balle au bond… tant qu’il en est encore temps.

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