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« Point de contrainte en religion », partie 1 : abrogationnisme & abrogationnistes

1 – Abrogationnisme & abrogationnistes.

Lors du précédent volet de « Comprendre le Coran », nous avions étudié à partir d’exemples coraniques les intérêts et limites des « circonstances de révélation », asbâbu-n-nuzûl. A cette occasion nous citions le très fameux verset :

“Point de contrainte en religion ” S2.V 256.

Plus que jamais, ces quelques mots[1] revêtent une singulière importance. Ils résonnent à l’heure actuelle au moins tant comme un principe de tolérance que comme une incantation propitiatoire face à la violence verbale dont l’Islam et les musulmans font l’objet. L’exégèse n’est sûrement pas une spécialité savante cloîtrée en de poussiéreuses bibliothèques, mais une obligation individuelle et une responsabilité collective. Elle est l’encre et le sang du Coran, l’arme de tous les combats, en premier lieu le jihâd mené contre nos propres croyances. Rien de plus mortel que nos certitudes. 

Ensuite, nous aurions des raisons à prétendre que l’Islam est seule religion ayant inscrit en lettres d’or en son Livre le principe de tolérance religieuse. Nous aurions d’autres raisons à relever qu’au fronton d’autres édifices ces mêmes mots semblent à présent bien décrépis. Nous pourrions, tout autant, noter que l’intolérance fleurit sombrement en bien des cœurs musulmans.

Nous devrions, au nom du Coran, partager des valeurs communes, un seul texte pour une seule communauté, pour une même humanité. Paradoxalement, nous avons toujours su entretenir nos dissensions à partir de l’interprétation du Coran. Un même verset pouvant alors connaître plusieurs sens, voire des sens contraires, ce en fonction des causes à défendre et des conceptions des uns ou des autres. Pour cela, il fallut, et il le faut encore plus aujourd’hui, que l’on se justifiât de la pluralité des lectures. Mêmes maux pour mêmes mots ne laissent guère espérer de guérison.

Je suis un croyant simple ; un seul Dieu, un seul Coran, un seul texte, un seul message. Je ne peux me résoudre à admettre que Dieu ait voulu révéler une chose et son contraire. Je suis un esprit simple ; un verset ne peut avoir qu’un sens, celui voulu par Dieu et non pas ceux voulus par les hommes. 

L’on pourrait s’offusquer, crier à la dictature intellectuelle, alléguer de la liberté de penser, de la pluralité salvatrice. Serais-je un idéicide, un partisan de la pensée unique, la mienne en l’occurrence ? Dans le sillage de la libération textuelle des Chrétiens à partir de la fin du XIXème siècle, nous devrions rattraper notre retard et prouver notre modernité en prêchant la pluralité des lectures, la multiplication des interprétations, l’explosion puis l’implosion exégétique ! Alors, face aux chantres de ce nouvel ordre bien incertain, un autre rempart se dresse ; les ulémas classiques seraient-ils les gardiens du temple de la pensée “orthodoxe” en dehors desquels point de salut et, pis encore, point de pensée ?

Le verset que nous avons cité en exergue devrait nous permettre de réfléchir concrètement sur ces enjeux semblant par trop théoriques mais dont les implications sont malheureusement fort concrètes. Voici un texte nous semblant fondamental et auquel nous donnons tous un sens particulier. Un verset qui a été largement traité par les commentateurs de l’âge classique et, de même, est-il régulièrement évoqué par les réformateurs, les exégètes modernes. Mais aussi par les simples citoyens musulmans responsables, vivant non plus en une communauté fermée mais ouverte, par choix, ou du fait qu’ils résident en minorité en Occident ou en Orient. 

Mais que dit vraiment ce verset, que signifient réellement ces quelques mots :

lâ ikrâha fî-d-dîn :
“Point de contrainte en religion. ”

A priori le sens est clair, la lecture pourrait sembler unique, l’idée une. Pourtant, en arabe comme en français, l’on peut interroger le texte comme s’interroger, double sollicitation constituant principal du process de lecture. Le texte délivre alors plusieurs significations dont il s’agira par la suite de déterminer les possibles des impossibles, les jutes des fausses, la vérité de l’erreur.

De notre verset, nous dirons que, littéralement et a priori, il est possible de dégager sept sens principaux :

– Point de contrainte en religion.
– L’on ne peut imposer l’Islam par la contrainte.
– L’Islam n’est en soi pas une religion contraignante.
– Aucune religion ne peut être imposée par la contrainte.
– L’on ne peut contraindre à croire.
– La religion n’est pas un principe de contrainte.
– Nul ne peut être contraint à pratiquer.

De ces sens directs découlent directement au moins cinq sens appliqués :

– Nul ne peut être contraint à modifier sa pratique.
– Nul ne peut subir de contrainte ou de discrimination du fait de sa religion.
– Tout individu est libre de choisir sa religion ou d’en changer.
– L’on ne peut exercer de contrainte sur un apostat.
– Pour toute religion, libre exercice du culte.

Notons, de prime abord, que la première possibilité, “Point de contrainte en religion”, celle qui nous est devenue familière, semblerait englober toutes ces significations du fait même qu’elle est d’une formulation fort imprécise.[2] Mais en est-il vraiment ainsi ? Quel sens, au pluriel ou au singulier, sont vraiment exprimés en ces quelques mots ? Comment parvenir à distinguer en ces douze possibilités ? Comment réduire la polysémie de la langue tout comme la faculté polysémique d’interprétation du lecteur ? L’excès de sens ne nuit-il pas au sens ? Nous verrons que les process de notre « méthode d’analyse littérale » répondent à ces interrogations.

Mais, nous n’aurons pas en cette première partie à étudier ce cher verset ni à en réduire la multiplicité, il se pourrait que les rêves de tolérance des uns, la liberté de conscience des autres, ne soient que pures illusions. Il se pourrait que nous n’ayons pas à réfléchir sur les ouvertures tant intellectuelles, spirituelles, que sociales, nous semblant indiquées en ce verset ; tel Icare, nos ailes carbonisées au soleil régulier de l’orthodoxie. En effet, nos prédécesseurs, ayant sans doute parfaitement perçu la portée maximaliste de cette pensée coranique, l’on fort judicieusement et radicalement abrogé !

– Un commentaire contemporain :

Nous pouvons citer à titre d’exemple le commentaire d’un savant marocain contemporain, spécialiste du Coran et du Hadîth, Shaykh Abdullah ibn Abdelqâdir at-Talîdy : « La grande majorité des commentateurs du Coran est d’accord sur le fait que ce verset est abrogé. De même, ils disent que ce verset fut révélé avant ceux ordonnant le combat contre les infidèles [kuffâr].[3] Il nous suffira comme preuve cette parole de Dieu : “Ô Prophète, mène le jihâd contre les infidèles [kuffâr] et les hypocrites, et sois dur à leur égard…” S9. V73. Et cet autre : “…Combattez les polythéistes jusqu’au bout, comme ils vous combattent eux aussi jusqu’au bout…”S9.V36, et encore : “Tuez-les jusqu’à que cesse la sédition et que la religion soit à Dieu…”S2.V193. 

Et, l’islam se définissant par le Coran et la Sunna, il nous rappelle ce fameux hadîth authentifié : « Il m’a été ordonné de combattre les hommes jusqu’à ce qu’ils disent : Il n’ y a d’autre dieu que Dieu… » Il conclut : « Tel fut bien la pratique des Califes ayant succédé au Prophète. » Il précise ensuite : « D’après certains, l’on ne doit combattre les Gens du Livre que jusqu’à ce qu’ils s’acquittent de la capitation. Auquel cas ils ne seront pas dans l’obligation de se convertir à l’Islam. » Enfin, il ajoute  : “ Grâce à Dieu, la chose est claire, quand bien même certains voudraient prétendre autre chose suivant en cela les têtes de pont de l’orientalisme athée »[4]

Voilà qui a le mérite d’être clair et concis. Nous sommes aussi prévenus ; vouloir lire autre chose que cet orthodoxe conception littéraliste nous menace d’excommunication et de ressuscitation parmi les orientalistes. Vous en conviendrez, l’on perçoit sans aucune ambiguïté, qu’en ces conditions, l’Occident aussi ait légitimité à s’inquiéter des musulmans.

Nous ne reviendrons pas sur le sens réel à donner au type de versets cités en référence que l’on peut globalement qualifier de « versets du sabre ». Nous avons largement démontré en plusieurs de nos articles la lecture qui devait en être faite, à l’opposée de ce que les « jihâdistes » de tous temps et de tous poils ont souhaité. Nous avions, au demeurant, conclu cette série consacrée à la notion de Jihâd et Paix en Islam par l’analyse détaillée du hadîth ci-dessus mentionné. Nous avions pareillement analysé l’utilisation extrêmement fallacieuse et détournée qui en était classiquement opérée.[5] Demeure une affirmation radicale, notre verset est abrogé, tout du moins a-t-il été déclaré tel par la majorité des interprètes du Coran.

Ceci étant, le littéralisme, passé et présent, ne serait-il qu’une image figée de la pensée islamique ? De fait, les grands auteurs classiques furent moins monolithiques. Il nous a été ainsi conservé les traces d’un débat, l’exégèse ou l’interprétation du Coran a donc une histoire, laquelle éclaire sans aucun doute les rigidités tout comme les audaces incontrôlées de l’exégèse actuelle.

Nous proposerons donc en cette première partie un aperçu de la production exégétique classique quant à notre verset où, plus justement encore, des conceptions mises en œuvre par ces penseurs musulmans face à un énoncé pour le moins fondamental : Point de contrainte en religion. Enoncé dont la fulgurance éthique s’accorda difficilement avec le réalisme politiquo-social des commentateurs de la « Parole ».

– Opinion des mutazilites :

Quoique que la majorité de leurs exégèses ait été consciencieusement effacée des tablettes,[6] l’on peut encore retrouver par exemple partiellement conservé l’avis de Abî Bakr al Asamm ou celui de Al Asfahânî[7] ; L’homme, du fait qu’il sera jugé par Dieu pour ses actes, est conséquemment libre, pas de responsabilité sans liberté d’agir. Ce postulat, l’être humain est originellement libre, est l’un des trois axes principaux de la pensée mutazilite.[8] En « Point de contrainte en religion », il fut donc compris que la foi ne peut être fondée sur la contrainte mais uniquement sur le libre choix. Nous trouvons là l’énoncé d’un concept majeur : la liberté de conscience.

– Exégèse à partir des sources transmises :

Historiquement, cette Ecole d’exégèse triomphe après la chute du mutazilisme.[9] Ainsi, Tabari, l’un des plus grands représentants de cette Ecole, ne cite-t-il pas l’opinion mutazilite. Toutefois, nous notons qu’il rapporta l’avis des abrogationnistes mais sans pour autant le retenir.[10] Sa position est en quelque sorte intermédiaire ; se basant sur les « circonstances de révélation  » du verset il postule que son application est circonstanciée.

Nous donnons en substance le texte des ces « circonstances » selon la version authentifiée rapportée par Abû Dâwud, An-Nasâ’î et Ibn Hibbân : « Du temps du paganisme, certaines femmes médinoises, désespérant d’avoir un enfant faisaient vœu, s’il leur en advenait un, de le confier aux Juifs de Médine qui alors le judaïsaient. Lorsqu’elles se convertirent à l’Islam l’on se demanda ce que l’on devait faire avec ces enfants, c’est-à-dire devait-on les laisser hors de l’Islam ? Et c’est à ce propos que fut révélé ce verset : “Point de contrainte en religion…”

Le sens en serait donc spécifique et restrictif : L’on ne peut pas forcer des Gens du Livre, Juifs ou Chrétiens, à adopter l’Islam du moment qu’ils payent la capitation.[11]

Observons que l’avis émis par Tabari ne peut être extrait à la lettre des dites « circonstances », il ne s’agit en réalité que d’une opinion conforme à la politique califale à l’égard des dhimmî.[12] Notons, avec rigueur, que si ce verset devait être réduit à ces « circonstances de révélation » là – l’on est alors en une perspective de lecture historisante et littéraliste – il s’agirait de comprendre, mot à mot, qu’il est interdit de forcer des enfants de musulmans ayant été élevés dans le judaïsme à reprendre la religion de leurs parents. Selon cette même perspective exégétique, le Coran serait ainsi totalement circonstancié, subordonné à son temps de révélation ; nous avons largement mis en exergue l’impasse de ce type de commentaires, lectures historisantes comme lectures littéralistes.

 Par ailleurs, Tabari précise clairement que, selon lui, le sens apparent du verset est général mais que son sens profond est obligatoirement spécifique. Nous noterons qu’il s’agit en réalité d’une forme cachée d’abrogation par restriction du champ d’application d’un sens général obvie. En quelque sorte, l’inverse de ce que laisserait à supposer le principe, ou postulat, d’intemporalité et universalité du Coran.[13]

– Plus tard, l’Ecole précédente fut renforcée par la prédominance des gens du Hadîth :

Ibn Kathîr, modèle de cette Ecole, dit : « Ce verset signifie que l’on ne peut forcer personne à entrer en Islam puisque ce dernier présente clairement ses arguments et preuves. Dieu guide qui Il veut vers l’Islam en lui ouvrant le cœur et les yeux à ses preuves évidentes. Quant à celui qui y serait contraint, cela ne lui serait donc d’aucun profit en matière de religion. » Fidèle à sa méthode, il cite ensuite divers hadîths relatant d’autres « circonstances de révélation » impliquant plus directement Juifs ou Chrétiens, il omet alors de signaler que ces autres sources sont, toutes, inauthentiques. De là, il rappelle que pour une majorité de ulémas ce verset concerne la situation des Gens du Livre avant que l’Islam ne soit venu abroger toutes les autres religions. Concept qui, rappelons-le, demeure le fond commun de la croyance de bien des musulmans et le fer de lance de l’apologétique savante ou ignare.

Pour les autres, nous dit-il, ce verset a été abrogé par les versets relatifs au « combat » car il est une obligation d’appeler toutes les nations à se convertir à la véritable religion, c’est-à-dire l’Islam. Si l’un d’entre eux refuse de se convertir ou de payer la capitation il sera combattu et tué. Il cite en référence de manière tronquée le verset suivant : “Vous serez appelé à rencontrer un peuple à la force redoutable ; vous les combattrez à moins qu’ils ne convertissent à l’islam…”[14]

En conclusion, il donne un hadîth rapporté par Ibn Hanbal selon Anas : « Le Prophète dit à un homme : Convertis toi à l’islam. Celui-ci lui répondit : Fût-ce sous la contrainte ! Ce à quoi le Prophète rétorqua : Oui, quand bien même y serais-tu contraint. » A ce stade, Ibn Kathîr essaye de concilier le fait que «  Point de contrainte en religion  » ait un sens obvie général indéniable, comme il l’a explicité en introduction, et le fait que l’on ne peut rejeter une réalité historique tout aussi indéniable : la volonté hégémonique califale adoubée par la majorité des ulémas au nom du Coran et de l’islam. Il nous dit alors, qu’en ce hadîth, le Prophète n’a pas contraint cet homme à se convertir, mais l’a invité à l’Islam. Sa réponse, « Oui, quand bien même y serais-tu contraint » devant signifier en réalité : Fais-le car Dieu t’octroiera alors une intention pure. L’on est en droit de s’interroger sur un tel sophisme ! Il apparaît, à tout du moins, être comme une tentative “honnête” de rapprocher les extrêmes, l’ouverture du verset et le verrouillage des commentateurs.[15]

Au final, il reconduit selon des voies différentes l’opinion de Tabari, jugement qui deviendra la trame subconsciente de tout un pan de la production exégétique et apologétique en islam : « Point de contrainte en religion » est certes une énoncé général mais aux applications restreintes. Ce verset est ainsi soumis par les commentateurs à la contrainte d’une triple abrogation : les deux mécanismes précédemment mentionnés chez Tabari et un troisième ici, subtil, l’abrogation par la volonté de Dieu, en les cœurs, de la contrainte subie par les convertis de force.

En résumé trois positions littéralistes ont été défendues pour notre verset :

– Sens absolu et fondamental, avis mutazilite dans la logique de leur concept fondamental de liberté et de libre choix.
– Verset abrogé purement et simplement par tous les versets exploités pour une lecture jihâdiste du prosélytisme et du pouvoir musulman.
– Verset limité en application et signification selon un modus vivendi construit.

– Un autre avis contemporain : Ibn ‘Âshûr.

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Nous n’aurions pas été juste de ne citer que l’avis littéraliste prédominant malheureusement à notre époque. Ainsi, en sa somme exégétique du Coran,[16] le grand shaykh tunisien Tâhir Ibn ‘Âshûr reprend-t-il les données classiques selon un éclairage inverse. Il rappelle que pour l’on puisse déclarer ce verset abrogé il aurait fallu qu’ils soit révélé antérieurement aux dits versets « du sabre ».

Cependant, a priori, cette chronologie semble pourtant assez évidente ; la sourate II, « La génisse », 87ème dans l’ordre de révélation traditionnellement retenu, ayant été révélée au début de la période médinoise et qu’il est admis que le premier verset autorisant le jihâd est S22.V39,[17] classifiée 103ème. De même, nombre des versets les plus combatifs, ou plus exactement exploités à cette fin, se trouvent être en S9, 113ème, soit avant-dernière des révélations.

En réalité, ces classifications sont assez incertaines et, plus les sourates sont longues, et plus il est constaté que des versets révélés en des temps différents y ont été insérés selon la logique du discours et non point l’ordre purement chronologique. S’appuyant sur ces imprécisions, Ibn ‘Âshûr affirme alors, sans plus de preuves que son opinion personnelle, que notre verset, « Point de contrainte en religion », a été révélé postérieurement aux versets « jihâdistes » et qu’il est ainsi venu les abroger, il s’agirait donc d’un verset abrogeant ! Selon lui, ce verset est donc obligatoirement postérieur à la conquête de la Mecque : « l’Arabie ayant été par la suite totalement islamisée, Dieu abrogea les dispositions offensives qui le permirent. Il ne resta alors aux musulmans que le combat pour l’extension du pouvoir… » 

Abrogationnisme

Ce tour d’horizon couvre un peu plus 1200 ans d’activité exégétique, la somme de la pensée de nos ulémas. Si nous l’abordons sous un esprit critique et non point suiviste, il nous apprend que “ Point de contrainte en religion ”, S2.V256, fut assez rapidement considéré comme un adage a priori peu conforme aux conceptions apologétiques élaborées par « l’orthodoxie » sécularisée et sécularisante. Il fut donc soit abrogé, soit sévèrement amendé, limité en sens et application. Nous devrions donc nous en tenir là, dépossédé de ce que Dieu nous a révélé. Le trésor que nous pensions posséder n’est plus alors qu’un mirage, un lointain souvenir, une illusion, effacé par le soin de spécialistes. 

Concernant l’abrogation, nous avons ici un parfait exemple de l’arbitraire régnant en la matière : Qu’il s’agissent donc de déclarer notre verset abrogé, ou au contraire abrogeant, les abrogationnistes n’ont aucun d’argument pour prouver ce qu’ils avancent, et la déclaration de Ibn ‘Âshûr vaut pour celle de At-Talîdy. Version exégétique de l’arroseur arrosé, l’abrogeant abrogé, sauf que ce gag éculé n’aurait pas lieu d’être en un sujet aussi sérieux, la compréhension du Coran, la lecture de son Message. Ces contradictions systématiques demeurent l’aveu le plus cinglant de cette imposture intellectuelle qu’est l’abrogation, et je pèse mes mots. 

Ces contradictions sont légion, car selon les besoins, l’on a déclaré de 500 à 3 versets abrogés ! Chacun d’entre eux pouvant être alternativement prétendu abrogeant pour les partisans d’une opinion opposée.[18] Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement ! Est-ce Dieu qui nous a enseigné que tel verset avait été abrogé par ses soins ? C’eût été le minimum que nous en fûmes par Lui avertis. Est-ce le Prophète qui nous l’enseigna ? Il n’existe aucun hadîth à ce sujet, pas plus qu’il n’existe, contrairement aux affirmations faciles, de hadîth où le Prophète nous aurait explicitement informé de l’existence de ce principe.[19] Ce serait encore le minimum que nous disposions de ce genre de preuves.

Faute d’argument, les hommes ont toujours su y palier par la contrainte, et nous n’ignorons pas que tous les classiques ont posément affirmé que celui qui ne tenait pas compte de l’abrogeant et de l’abrogé, an-nâsikh wa-l-mansûkh, n’avait aucun droit à l’exégèse du Coran. Cela ne saurait nous concerner, ou encore moins nous inquiéter, car nous ne prétendons pas à l’exégèse. Tout du moins, pas tel que l’entendent les “autorités” en la matière. Nous nous efforçons seulement de comprendre ce que le Coran nous dit selon une approche méthodologique rationnelle et objective que nous avons qualifié d’analyse littérale, nous en donnerons l’illustration en troisième partie de la présente réflexion sur le verset « Point de contrainte en religion ».

Nous ne prétendons pas ainsi expliquer au profane ce que Dieu dit. Nous n’utilisons d’ailleurs jamais cette formule : « Dieu dit… », qâla-llâhu, pourtant si commune ; nous ne sommes pas les dépositaires de la Vérité divine. L’observateur attentif aura noté que nous écrivions : « Le Coran dit… ». C’est-à-dire, ce que le texte, le signifiant, lorsqu’on le soumet à l’analyse, délivre comme signifié, comme sens. De même, nous avons banni de notre verger les : « Je pense que… ». Nos présentations sont ainsi nécessairement et obligatoirement argumentées, libre à chacun par la suite de juger de la pertinence ou non de ladite analyse et de ses résultats. Il le peut sur pièce, il peut ainsi y déceler des faiblesses, des biais, ou des erreurs. Nous sommes là en une démarche épistémologiquement scientifique, et nous nous excusons pour ces gros mots. A ce lecteur, appartient ainsi donc pleinement son jugement, il reste toujours face au texte et se détermine, sans contrainte, en fonction des arguments qui lui sont proposés. Rien ne lui est imposé, il lui est seulement proposé. 

Ceci étant, abroger signifie : action d’annuler un texte. S’agissant du Coran, il est donc aussi erroné que grave que de traiter d’abrogation. Tout au plus nous faudrait-il parler d’abrogationnisme et d’abrogationnistes, nous serions là en une réalité exégétique classique sans pour autant imputer à Dieu un principe logiquement insoutenable comme absolument dépourvu de preuves scripturaires solides.

Les partisans de cette méthode radicale d’élimination éradiquent du Coran ce qui leur parait en contradiction. Or, le Coran ne connaît point de contradiction : “Ne méditeront-ils pas le Coran ? S’il provenait d’un autre que Dieu ils y trouveraient de nombreuses contradictions.” S4.V82. C’est donc que tel ou tel verset ne contredit que leur propre logique interprétative et non point la logique interne du Coran. Si un verset semble à nos yeux en démentir un autre c’est que, conséquemment, notre compréhension de l’un ou de l’autre, ou des deux, est incorrecte. Ainsi, les commentateurs du Coran ont-ils réussi par le concept de l’abrogation l’exploit d’introduire par hégémonie « intellectuelle » maintes contradictions dans le Coran qui selon sa propre affirmation en est dépourvu. Situation intellectuellement et moralement insupportable, une tentative de mise au pas du texte en fonction de nos opinions personnelles. Aucune autre civilisation du Livre n’a osé commettre une pareille hérésie textuelle, et je pèse mes mots.

Or, nos opinions sont par nature relatives et, à titre d’exemple de l’arbitraire en découlant, il était donc logique qu’à un moment donné l’on déclarât notre verset abrogé comme il était attendu qu’à notre époque l’on le prétendît abrogeant. Vouloir par ce procédé restituer l’intégrité textuelle n’est pas pour autant une solution acceptable puisqu’elle maintient valide et vivace le principe et le process d’abrogation.

Il nous faudra donc abroger l’abrogation, et ce ne sera pas un crime de lèse-majesté, ce ne sera point porter atteinte à la Révélation mais, en réalité, lui rendre sa plénitude. L’acte est simple, il nous suffit de considérer la signification réelle du verset de référence, la preuve coranique que les inventeurs de l’abrogation ont patiemment imposée au Coran comme à nos esprits. En voici la traduction standard où le verbe nasakha est compris comme signifiant abroger et le verbe nasâ comme signifiant faire oublier : “ Que Nous abrogions un verset ou que Nous le fassions oublier, Nous en apportons un meilleur ou un équivalent. Ne sais-tu pas que Dieu est Omnipotent. ” S2.V106.

Il ne sera pas dit que nous aurons abrogé ce verset, c’eût été toutefois possible en prétextant de : “…Pas de changement dans les paroles de Dieu…”S6.V34, verset alors abrogeant le verset dit de l’abrogation ! Nous n’aurons pas non plus tenté de le dissimuler, le faire oublier, pour persuader le lecteur de notre point de vue. Il est aisé de démontrer que l’interprétation classique de ce verset est incohérente, tout comme de démontrer que sa signification réelle est bien différente. L’exposé de cette analyse prolongerait de trop le présent article, nous la réservons donc au prochain volet.

Conclusion

Ibn ‘Âshûr, avait bien compris que les modernes, les réformateurs, avaient besoin d’abroger l’abrogation de ce verset, il l’a fait. Par là même, il a malgré tout validé le principe de l’abrogation. Qu’il s’agisse des abrogationnistes traditionnels ou des abrogationnistes libéraux, tous y ont intérêt, cela permet d’effacer d’un coup de plume des versets s’opposant littéralement à des opinions personnelles. La partialité est ici au service de la facilité, la rigidité littéraliste comme la libéralité des lectures plurielles y trouvent aisément leur compte. 

Il semble qu’en ce cas nous n’ayons jamais su nous positionner autrement par rapport à la Révélation. Nous n’avons pas cherché à comprendre la signification des versets pour y conformer notre pensée, mais bien à y surimposer – litt. imposer par-dessus – ce que nous pensions. Nous ne lisons donc pas le Livre, mais le faisons parler en fonction de nos désirs intellectuels, de nos sensibilités, ou de nos besoins. Ce n’est point en l’occurrence Dieu qui nous dicte notre conduite, nos idées et concepts, mais nous, au final, qui avons su ainsi imprimer nos opinions et points de vue.

 Les exégètes contemporains ne se distinguent en rien de leurs prédécesseurs, ils reconduisent les même affirmations : abrogent ou pas, soutiennent qu’un verset peut être interprété autrement, qu’il peut se lire à différents niveaux, qu’il revêt des significations multiples, qu’il nous faut déconstruire et proposer des lectures multiples, etc. Aucun n’apporte en général de preuves tangibles à ces allégations, c’est-à-dire des arguments obtenus directement, littéralement, à partir de l’Enoncé divin. Tous se maintiennent, comme en une vielle habitude, du coté de l’arbitraire ; ce que nous pensons du texte et non point ce que le texte nous engage à penser, mot à mot, littéralement. Conséquemment, le Coran ne nous invite donc plus à la compréhension de la Parole de Dieu, mais nous le contraignons par l’interprétation, l’exégèse, l’herméneutique, et autres synonymes savants de la même carence, à admettre de force, ce que nous nous pensons, et je pèse mes mots.

Ainsi, nous musulmans de ce siècle, pensons-nous en toute sincérité que ces quelques mots « point de contrainte en religion » ne peuvent être que l’expression divine de nos concepts de tolérance religieuse, voire de liberté de conscience. Se faisant, se dressent contre ces avis les citadelles du passé et, plus encore, l’insuffisance de l’argumentation des fantassins de la modernité. Car enfin, dire : « Dieu dit » sans en apporter la preuve littérale coranique revient en ces conditions à affirmer que Dieu dit ce que « Je pense ». Etonnante inversion de l’ordre de priorité pour une nation que se veut Gens de la Révélation, Communauté du Livre. L’on entend souvent dire que nous devrions ne plus lire le Coran avec les yeux des morts, certes, mais devrons-nous persister à le lire en aveugle. Le Coran, ne serait-il qu’un simple support de nos propres convictions et pré-jugés ? Le Texte un prétexte ? Et je pèse mes mots.

Ainsi, nous soutenons que seule l’analyse littérale objective est à même de déterminer ce que dit le Coran et de pouvoir départager en notre perception du texte ce qui provient de nos présupposés intimes et ce qui relève réellement de son message ; rigoureusement, au delà de notre bonne ou mauvaise foi, de nos convictions et de nos combats. Quoiqu’à travers nombre de nos articles nous ayons, nous semble-t-il, exposé les éléments principaux de cette méthodologie ainsi que les résultats « exégétiques » en découlant, nous donnerons au troisième volet de cette réflexion consacrée à « Point de contrainte en religion » un aperçu plus précis de ce que l’on peut attendre de cette approche scrupuleuse.

Auparavant, comme annoncé ci-dessus, nous proposerons au deuxième volet à suivre la semaine prochaine, plaise à Dieu, et selon la même méthode littérale, l’analyse des versets dont a prétendu qu’ils fondaient le principe de l’abrogation, an-nâsikh wa-l-mansûkh  ; un colosse aux pieds d’argile.



[1]  Nous l’avons fréquemment signalé, une telle segmentation du Texte est fort préjudiciable à la compréhension du Coran. Nous le verrons lors du troisième volet de la présente étude, seule une lecture globale en fonction du contexte d’insertion des dits péricopes est à même de permettre une lecture juste. 

[2]  Nous verrons au volet 3 consacré à l’analyse littérale de ce verset que le texte arabe est beaucoup plus précis que ne le laisserait supposer la traduction française « Point de contrainte en religion ».

[3]  Nous traduisons ici kuffâr par « infidèles » conformément à la compréhension des tendances littéralistes. Nous avons par ailleurs à plusieurs reprises montré que ce néologisme coranique, kâfir au singulier et kuffâr au pluriel, devait être compris et traduit par « dénégateur », terme indiquant bien qu’il s’agit là de qualifier ceux qui dénient la vérité qu’ils portent en eux du fait même du pacte initial que Dieu passa avec toute l’humanité, Cf. S7.V172

[4]  In : « tafsîr al qur’ân al ‘azîm bi-l-ahâdith a-ssahîha al marfû‘a » TI, p. 125-126. La traduction des versets cités suit pour l’occasion une traduction standardisée en conformité avec cette lecture coranique de tendance salafiste.

[5]  Cf. nos trois articles : Que dit vraiment le Coran : Guerre & Paix, violence, terrorisme. La colombe à l’épée. Il m’a été ordonné de combattre jusqu’à ce que les hommes disent qu’il n’y a de dieu que Dieu. 

[6]  Il est en effet impossible de trouver les œuvres exégétiques complètes des grands noms du mutazilisme tels Abû Ali Al-Jubbâ’i, Al Asamm, et autre Al Asfahânî. En général, leur interprétations et avis ne nous sont connus qu’au travers de citations partielles retrouvées en des ouvrages postérieurs « orthodoxes » tels ceux de Ar-Râzî, Al Jushâmî, At-Tûsî.

[7]  Az-Zamakhsharî, considéré comme l’auteur du seul tafsîr mutazilite nous étant parvenu ad integro, ne suit ici que partiellement l’avis de ses prédécesseurs d’Ecole. C’est d’ailleurs en partie à ce type de fléchissements que l’on doit la survie de son ouvrage.

[8]  Ce qui signifie aussi que tel n’est point le concept classique qui finit par s’imposer par les voies de l’Acharisme ou du Maturidisme hanafite.

[9]  Il est parfaitement attesté historiquement que sous la houlette du Calife Al Ma’mûn et de ses successeurs Al Mu‘tasim puis Al Mutawakkil au IIème de l’Hégire il fut menée une véritable campagne d’intimidation et d’oppression visant à imposer par le haut la doctrine mutazilite comme doctrine de l’Etat musulman, ce bien plus pour des intérêts politiques que spéculatifs. La résistance farouche d’une partie des ulémas d’alors s’est soldée en retour par le triomphe du littéralisme de type Hanbalite puis par la domination de l’Ecole dogmatique Ascharite. De facto, le mutazilisme paya de sa disparition ce coup de force. Il nous semble qu’il s’agit là d’une loi universelle : le dogmatisme connaît toujours en la violence son agonie, il en sera de même du présent littéralisme aveugle…

[10] Il est assez caractéristique de la pensée et méthode exégétique de Tabari d’avoir assez peu recours à l’abrogation, il préfère nettement la spécification, c’est-à-dire la restriction d’un sens apparemment général à partir de « circonstances de révélations » ou de raisonnements linguistiques. 

[11]  Nous maintenons volontairement en ce contexte la traduction classique de jizya par capitation, elle reflète bien la conception de ses partisans, anciens comme actuels. Ce tribut exigé des non-musulmans demeurant au sein du territoire musulman leur garantissait en théorie protection et égalité. Cette mesure, en opposition avec le statut coranique des Gens du Livre et l’égalité citoyenne plénière des Juifs et des Chrétiens en la Cité-Etat de Médine du temps du Prophète, a été justifiée par les juristes à partir du seul V32.S9. Verset qu’il fallut, entre autres contorsions exégétiques, déclarer comme abrogeant toutes les dispositions libérales développées en maints versets du Coran. Notons que la restriction appliquée à notre verset, « Point de contrainte en religion », trouve en la justification a posteriori de cet impôt de capitation toute sa raison d’être.

[12]  Dhimmî, Litt. les protégés, notion de protectorat, de caution, de garantie. Terme désignant les non-musulmans payant ladite capitation. 

[13]  Pour la démonstration coranique de ce postulat confère : Comprendre le Coran ; volet 1 & 4.

[14] Version tronquée ; le verset en son intégralité fait référence à des évènements ayant eu lieu du vivant du Prophète. Cf. S48.V16.

[15]  Ce hadîth semble avoir été conçu mot à mot pour justifier du fait que notre verset ne pouvait qu’avoir été abrogé puisque le Prophète aurait autrement exigé le contraire de ce que le Coran prône en obligeant cet homme à se convertir sous la contrainte. Ce hadîth est authentifié tout en ne figurant que dans le recueil de Ibn Hanbal, grand littéraliste devant l’Eternel. Ceci pose le problème des hadîths ayant d’une manière ou d’une autre réussi à être nantis d’une chaîne de transmission, isnâd, authentique. Par ce type de hadîth l’on impose au Coran un sens que la littéralisme n’était pas en mesure de lui donner.

[16]  at-tahrîr wa-t-tanwîr ; T5, p. 26. 

[17]  Nous avons donné l’analyse complète de ce verset en : Dieu défend les croyants ; partie1.

[18]  Si l’on tient compte du fait que pour ces 500 versets dits abrogés nous disposons de quasiment autant de versets déclarés abrogeants, c’est près d’un sixième du Coran qui serait ainsi impliqué !

[19]  Les hadîths régulièrement versés au dossier sont bien connus. Ils sont soit inauthentiques, soit interprétés de manière inexacte ou fallacieuse. Ce genre d’argumentaire biaisé suffit à convaincre les convaincus alors qu’il est aisé d’en invalider les conclusions. Nous citerons les principaux hadîths en notre volet consacré à l’étude des sources ayant été utilisées pour justifier de l’abrogation.

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6 commentaires

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  1. «Nulle contrainte en religion» ne signifie pour aucun exégète le droit de quitter l’islam ou de ne pas pratiquer ses obligations (jeune, prière, aumône, etc.) Les personnes nées musulmanes ont l’interdiction de quitter cette religion. L’apostasie est interdite.

    – L’écrasante majorité des exégètes estiment que le sens général du verset (c’est-à-dire: liberté absolue) a été abrogé par les versets qui prescrivent le combat contre les autres religions. Rappelons que la règle de l’abrogation a été imaginée pour éliminer les contradictions du Coran.

    – Le 2:256 ne reste valable que dans le sens de non-imposition de la conversion aux «gens du livre» (chrétiens et juifs principalement). Ils doivent choisir entre se convertir à l’islam ou conserver leur religion en payant l’impôt spécial -ce qui est aussi une contrainte. S’ils refusent ces deux options, ils sont mis à mort.

    – Les polythéistes n’ont le choix qu’entre la conversion ou la mort. Ils «doivent être éliminés de la surface de la terre, comme l’écrit un des exégètes modernes, commente Aldeeb. Cela explique pourquoi les musulmans ne semblent pas émus par le massacre de plus de 80 millions d’hindouistes, – ceux-ci sont considérés comme des polythéistes. »

    Sami Aldeeb https://blog.sami-aldeeb.com

    • Sami Aldeeb est un imbécile. Un vrai renard comme son nom l’indique. Arrêtez de le lire. Il vous pourri l’esprit et vous embrouille les idées. Sinon vous finirez chez Al Quaida ou Daesh. Et apprenez à réfléchir par vous m^me … La parole des” exégètes” est une parole humaine .

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