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« Point de contrainte en religion »

2- Réfutation de l’abrogation ; Un colosse aux pieds d’argile.

La thèse de l’abrogation, an-naskh, a bien évidemment une histoire. Nous ne pourrons en cet article, en lui-même déjà trop long pour être réellement pertinent, en discuter. Brièvement, disons qu’elle s’imposa progressivement, et que de Abû Muslim Al Asfahânî au IVème siècle H, en passant par Ibn Barhân au VIème, Sayyed Ahmad Khan au XIXème, et Muhammad Asad[1] au XXème, il s’est toujours trouvé quelques esprits ne pouvant admettre rationnellement, théologiquement, et exégétiquement, cette théorie. Tous citèrent ce verset : “ Récite du Livre de ton Seigneur ce qui t’a été révélé. Aucun changement en Ses paroles. Nul refuge en dehors de Lui.” S18.V27. Il s’en est trouvé toutefois tant d’autres, aigris, pour dire que seuls les Juifs avaient refusé le principe d’abrogation de la « Parole de Dieu »…

Au volet précèdent, nous avons soutenu que l’abrogation, si essentielle à l’exégèse classique, était une pure vue de l’esprit, une fiction indûment attribuée au Coran et imputée à tort à l’Islam, une mainmise indéfendable sur la Révélation, notre Texte. Nous incombe donc à présent de confirmer, preuves à l’appui, le bien-fondé de notre affirmation qui, sans cette démarche, serait une simple allégation, une vaine accusation.

En l’économie coranique, le verset clef, S2.V106, a ici une importance capitale. Son propos, sans aucun rapport autre que fictif avec une quelconque notion d’abrogation divine, est par contre riche d’enseignements quant à une part des mécanismes du phénomène de révélation. L’intérêt réel de la présente réflexion est, de notre point de vue, sans nul doute en ce champ méconnu d’exploration…

L’abrogation, an-nashk, et an-nâsikh wa-l-mansûkh, l’abrogeant et l’abrogé, tels qu’ils ont été élaborés par nos prédécesseurs sont prétendument fondés sur les sources majeures : 1- le Coran 2- Le Hadîth. 3- La raison.

Nous reprendrons donc ce plan évident, tout en suivant rationnellement les process principaux de notre méthode d’analyse littérale appliqués au Coran comme au Hadîth.[2]

Ceci étant, une réfutation de l’abrogation, pour être valide, doit nécessairement être appuyée par une démonstration prenant en compte l’examen exhaustif des sources. Cela impose en soi un ouvrage,[3] nous ne pourrons donc en donner à titre d’éléments de réflexion que le résumé des principaux points :

I – L’abrogation est mentionnée dans le Coran

Nous l’avons dit, le verset de référence des abrogationnistes est sans nul doute S2.V106. S’y ajoutent principalement S13.V39, S22.V52 et, accessoirement, S16.V101, S87.V6-7. Nous avions au volet précédent cité le verset essentiel, la pièce maîtresse, en voici le texte arabe et la traduction standard :

* مَا نَنْسَخْ مِنْ آيَةٍ أَوْ نُنْسِهَا نَأْتِ بِخَيْرٍ مِنْهَا أَوْ مِثْلِهَا أَلَمْ تَعْلَمْ أَنَّ اللَّهَ عَلَى كُلِّ شَيْءٍ قَدِير*

“ Que Nous abrogions un verset, ou que Nous le fassions oublier, Nous en apportons un meilleur ou un équivalent. Ne sais-tu pas que Dieu est Omnipotent. ” S2.V106,

Dieu est bien le Locuteur en ce verset, et deux verbes clef, soulignés, régissent cette lecture : nasakha traduit par abroger et ansâ traduit par faire oublier. A priori le message est clair et univoque, le verset dit bien ce que l’on dit qu’il dit. Interrogeons-le et interrogeons-nous :

1– Une remarque logique : Abroger un verset pour le remplacer par un meilleur est compréhensible, mais abroger un verset pour en apporter un équivalent n’a aucun sens, aucune utilité. Concernant Dieu cela ne se peut concevoir.

2– Il en est de même pour le fait de « faire oublier ». Ici, autre difficulté logique : comment prétendre à faire oublier un verset alors même que les versets que nous prétendons abrogés ont été maintenus en la mémoire du Prophète et des Compagnons et sont toujours transcrits dans le Coran ? Dieu aurait-il échoué en son action !

3– Comment donc comprendre ce segment déterminant « nous en apportons un équivalent » qui visiblement pose problème ?

4– Le verbe nasakha est ambivalent, il signifie effacer, abroger, annuler, aussi bien que copier, transcrire, inscrire, écrire.

Ce verbe figure à quatre reprises dans le Coran :

 

1- “ Voila Notre livre ! Il témoignera contre vous en toute vérité car Nous faisions inscrire [nastansikhu] vos actions” S45.V29.

2- “ Lorsque Moïse retrouva son calme, il reprit les Tables sur lesquelles il était transcrit [nuskhat] guidée et miséricorde pour ceux qui craignent leur Seigneur.” S7.V154.

3- “ Nous n’avons suscité avant toi aucun Messager ou Prophète sans que Satan n’ait projeté quelques faussetés en sa récitation. Mais Dieu efface [yansakhu] ce que lance Satan. Dieu rend définitifs Ses versets, il est Omniscient et Sage.” S22.V52.

La quatrième occurrence est bien évidemment le verset que nous étudions. Notons que dans les deux premières références coraniques l’on ne peut comprendre les emplois de nasakha comme signifiant abroger, effacer. Nous l’avons ci-dessus signalé, le troisième verset a été exploité par les abrogationnistes en tant que référence complémentaire en rendant alors yansakhu par « il abroge ». Nous avons largement démontré en un de nos précédents articles que le sens voulu était « il efface », cf.[4]

Au total, l’emploi coranique de nasakha n’est pas univoque et confirme l’ambivalence de cette racine verbale, il faudra donc fournir des éléments de démonstration probants afin de savoir quel sens lui donner en notre V106, ce qu’a négligé de faire l’exégèse classique.

5– Le verbe nasakha signifie donc à l’origine transcrire et aussi effacer, cette ambivalence se comprend du fait que l’on lavait les parchemins ou les tablettes sur lesquels on transcrivait afin de les réutiliser. Puis, c’est à partir du sens « effacer » que l’on obtint par la suite la notion d’abrogation qui, convenons-en, est une idée assez éloignée du concept initial. Il semble d’ailleurs qu’à l’époque de la Révélation nasakha n’était pas employé avec le sens de abroger. Voici un exemple colligé par Muslim selon Abou Hurayra au sujet de la révélation des trois derniers versets de la sourate “La Génisse” : « …Lorsqu’ils firent cela (accepter le V284.S2 “Dieu vous demandera des comptes sur vos actions comme sur vos intentions ), alors Dieu donna l’explication et la précision [nasakha] concernant le sens et la portée exacte de ce verset en révélant “Dieu n’impose chaque âme qu’en fonction de ses capacités” S2.V286 »

Nul n’a jamais prétendu que le verset 286 ait pu abroger le verset 284, et force est de constater que l’usage par Abou Hurayra de ce verbe ne peut être compris en aucune manière comme signifiant abroger. Si à cette époque le verbe nasakha avait signifié abroger, l’employer en ce hadîth aurait été confus ou ambigu, tel n’est pas le cas. Nous pourrions, quitte à allonger la démonstration, multiplier les références de ce type.

6– L’ambivalence de la racine verbale nasakha, copier/effacer, et sa polysémie résultante : substituer, transférer, modifier, préciser, spécifier, expliquer, restreindre, abroger, se conjoignent avec cohérence du fait que nasakha exprime une notion générale, à savoir : déplacer une chose. Tabari en donne d’ailleurs comme synonyme le verbe naqala, transférer, transporter.[5] Concernant nasakha, ce transfert peut s’appliquer à un sens, une idée, un texte, au sens propre ou au sens figuré.

7– Nous avons vu que l’on ne pouvait comprendre que Dieu puisse abroger un verset pour le remplacer par un identique [mithlihâ]. Au total, parmi les possibilités réelles de la racine nasakha, en accord avec les autres emplois coraniques de ce verbe, l’usage de la langue à cette époque, et la logique obligatoire d’une parole attribuée à Dieu, nous retiendrons en conséquence pour nasakha le sens de : transférer. Sens global et neutre traduisant correctement l’ensemble des possibilités exprimées par la racine verbale nasakha et, comme nous allons le constater, s’appliquant en toute cohérence à notre verset sans induire de contradictions internes.

8– Il ressort de ce qui précède que ce verset peut et doit en un premier temps être compris comme suit : Que Nous transférions un verset, ou que Nous le fassions oublier, Nous en apportons un meilleur ou un équivalent. Ne sais-tu pas que Dieu est Omnipotent” Nous verrons qu’il s’agit en ce sens du transfert d’un verset à partir de la « Table Protégée », al lawh al mahz, vers le Prophète récepteur. Nous y reviendrons, mais notons qu’il est à présent cohérent de comprendre qu’un tel transfert puisse être effectué au bénéfice d’un verset équivalent, ce en fonction des diverses révélations en l’histoire de la Révélation.

9– Que ce soit en la compréhension classique du verset ou en notre perspective, le segment « que nous le fassions oublier » pose encore problème. Comment faire oublier aux hommes ce que Dieu aurait transféré par Révélation à un Prophète et, à sa suite, aux hommes ? Nous avons déjà expliqué que tel n’était pas le cas des versets du Coran. Or, le verbe ansâ, de forme IV, signifie bien faire oublier, mais aussi laisser (une chose). Qui plus est, ce dernier sens est préférable lorsqu’on utilise la voie passive ce qui est le cas en notre verset : nunsîhâ. L’on comprend et traduit alors : “Que Nous transférions un verset, ou que Nous le laissions, [nusîhâ] Nous en apportons un meilleur ou un équivalent. Ne sais-tu pas que Dieu est Omnipotent.”

Par : « ou que Nous le laissions », nous nous en justifierons, il s’agit alors de dire que Dieu décide de ne pas transférer tel ou tel verset de la “Table Protégée” et, qu’en conséquence, Il le laisse in situ, il n’en réalise pas la révélation. Notons, qu’une fois réajustées les significations des deux verbes clef, le verset est, à présent seulement, parfaitement cohérent, nous le démontrerons.

10– Mais, comment prouver qu’il s’agit bien en ce verset du transfert de versets à partir dudit « Ecrit prototypique », al lawh al mahz ? Il suffit pour cela de situer notre verset en son contexte, son co-texte, autre étape clef de l’analyse littérale systématiquement omise en l’exégèse classique segmentaire.

– En l’architecture générale de la sourate II, le verset 106 est situé vers la fin de la deuxième partie ayant trait aux Banû Isrâïl et dressant un premier état des lieux des reproches que Dieu adresse à ceux qui, parmi le peuple d’Israël, ont dévié.

– En ce contexte, à partir de V104 jusqu’au 115 sont évoqués : critiques, prétentions, et rancœurs nourries par une partie des Juifs et des Chrétiens de Médine : “ Nombreux sont ceux qui parmi les Gens du Livre aimeraient vous voir redevenir dénégateurs…” V109.

– La trame est simple, et il va s’agir de réfuter les prétentions de ceux tirant argument du fait qu’ils détiennent déjà des Ecrits sacrés émanant de Dieu, antériorité qui leur donnerait préséance : “ Ils disent : N’entreront au Paradis que Juifs ou Chrétiens. Telles sont leurs prétentions. Réponds-leur : Apportez-en donc la preuve, si vous êtes véridiques.” V111.

– Il est de même clairement fait référence à un des points d’achoppement essentiel entre les Musulmans et ces autres Communautés, à savoir : la révélation du Coran : “Les dénégateurs parmi les Gens du Livre ainsi que les polythéistes n’aiment pas que vous soit révélé un bienfait de la part de votre Seigneur.[6] Or, Dieu privilégie de Sa miséricorde qui Il veut. Dieu est certes détenteur d’une grâce inépuisable.” V.105.[7] Notre verset 106 fait suite, et répond donc logiquement et synthétiquement à la problématique évoquée en ce passage :

1- Aucune communauté n’a l’exclusivité de la Révélation.

2- Ce qui a été révélé à certaines communautés peut l’être à d’autres.

3- Les différentes révélations sont à la fois identiques et différentes.

11– Nous pouvons à présent relire le verset en tenant compte des observations préalables : “Que Nous transférions un verset ou que Nous le laissions, Nous en apportons un meilleur ou un équivalent. Ne sais-tu pas que Dieu est Omnipotent.”

Les trois précisions ci-dessus s’expliquent, ou ne peuvent s’expliquer, qu’en fonction de la compréhension des mécanismes de Révélation, lequels, nous allons l’expliciter, correspondent à un mécanisme de transfert à partir de « la Table Protégée ». Ceci indique que Dieu puisse délivrer à toute communauté humaine à partir d’un unique « Ecrit prototypique » un unique message mais revêtant des aspects différents en fonction du temps, des nécessités, de la langue du Prophète récepteur. Le sens que notre traduction avait mis en exergue n’est donc pas une simple hypothèse basée sur un jeu d’étymologie, mais bien une affirmation directement coranique parfaitement cohérente et prévisible en fonction du contexte d’insertion du verset.[8]

12- De même, par l‘étude du contexte il est à présent aisé de saisir qu’il aurait été parfaitement incongru que ce verset puisse évoquer un phénomène spécifique relatif à la structure interne du Coran -l’abrogation s’il s’agissait de cela- alors qu’il devait répondre à une polémique ayant trait aux relations du Coran avec les autres écritures.

13“ Que Nous transférions un verset, ou que Nous le laissions, Nous en apportons un meilleur ou un équivalent. Ne sais-tu pas que Dieu est Omnipotent.” Nous ne connaissons qu’une seule théorie, d’origine coranique, qui réponde au cahier de charge mis à présent parfaitement en évidence. Elle repose pour l’essentiel sur trois groupes de versets :

“ Par le Livre explicite que Nous avons fait récitation arabe afin que vous puissiez y réfléchir. Il est en vérité auprès de Nous dans la Mère du Livre, [umm al kitâb], sublime et sage.” S43.V2-4. [9]

“ Ce Coran est une noble récitation émanant de la Table Protégée [lawh al mahfûz].” S85.V21-22.

“ Dieu efface ce qu’il veut, ou il confirme, car Il détient la Mère du Livre.” S13.V39. [10]

Ummu-l-kitâb est une expression spécifiquement coranique littéralement rendue par la Mère du Livre, c’est-à-dire « l’Ecrit prototypique ».[11] Il en est fait mention par trois fois dans le Coran, les premiers versets cités en éclairent parfaitement la signification “ Par le Livre explicite que Nous avons fait récitation arabe afin que vous puissiez y réfléchir. Il est en vérité auprès de Nous dans la Mère du Livre…” Suivant la séquence du propos l’on note l’enchaînement suivant : le Coran est une version arabe actualisée afin que les Arabes puissent accéder à leur tour, par cette révélation, au contenu de l’archétype prototypique dit « Mère du Livre ».

Cette référence matricielle absolue de la « Parole divine » est aussi dénommée la « Table Protégée »,[12] lawh al mahz : “ Ce Coran est une noble récitation émanant de la Table Protégée.” Il s’agit donc de la forme première de ce qui l’est convenu d’appeler la « Parole de Dieu ». Cet « Ecrit », naskh, représente de fait l’archétype absolu qui, à chaque révélation, sera transféré et transcrit conformément à la langue, au niveau civilisationnel, aux nécessités, des communautés réceptrices. Il y a donc un rapport d’identité et d’origine entre les versets révélés dans le Coran, ceux d’autres livres « sacrés », et les « versets » de la Table Protégée.[13]

14– L’étude du contexte où s’insère le troisième verset cité : “ Dieu efface ce qu’il veut, ou il confirme, car Il détient la Mère du Livre ”, S13.V39, montre qu’il est logiquement équivalent à celui de notre V106.S2 : polémiques religieuses et rapports des hommes avec la révélation. La cohérence du Coran n’est pas à prouver mais à respecter.

Brièvement : nous y retrouvons le positionnement spécieux quant au Coran de certains “Gens du Livre” de Médine : «  …Et une faction en désapprouve une partie… » V36. Ce à quoi il est rationnellement répondu que le Prophète Muhammad, SBSL, est de nature humaine et qu’il ne peut donc intervenir sur la révélation du Coran : « Certes, Nous avons avant toi envoyé des Messagers prenant épouses et ayant descendance. Il n’appartient à aucun Messager d’apporter le moindre verset sans que cela soit par permission de Dieu. A chaque époque son Livre. » V38.[14] D’autre part, en réponse aux critiques quant au phénomène de révélation on peut lire : “C’est ainsi que Nous l’avons révélé à titre de norme en langue arabe…” V37.

C’est logiquement que le verset 39 fait alors suite et, pour plus de clarté, il faut au demeurant le lire en lien avec la dernière phrase du V38 : “A chaque époque son Ecrit. Dieu efface [yansakhu] ce qu’il veut, il confirme, car Il détient l’Ecrit matriciel.”

15– Ceci est explicite et confirme la théorie coranique de la Révélation : à partir d’un Ecrit matriciel immuable sera procédé à diverses transcriptions en fonction des diverses révélations voulues. Les « versets »[15] de la Table Protégée peuvent donc être qualifié de « matriciels ».[16] C’est-à-dire correspondant au modèle unique synthétique des multiples expressions produites à chaque nouveau cycle de révélation. Ainsi, un de ces « versets » peut-il avoir produit par transcription lors du transfert pour différentes révélations des versets tous différents entre eux en forme mais point quant au fond.

A présent, nous comprenons parfaitement la signification globale, le sujet ou message, de notre verset : “Que Nous transférions un verset ou que Nous le laissions, Nous en apportons un meilleur ou un équivalent. Ne sais-tu pas que Dieu est Omnipotent.” Ce faisant, il nous est donc possible de l’expliciter terme à terme :

16– « Que nous transférions un verset » ; Nul n’est détenteur de “La Révélation”. Ce que Dieu a confié en dépôt à telle ou telle communauté n’est pas une forme absolue de vérité, il ne s’agit en réalité que du transfert de la vérité absolue contenue dans la Table Protégée, l’Ecrit prototypique. Chaque révélation temporelle d’un verset, de la Thora ou du Coran par exemple, n’est en réalité que la transcription d’un « verset » matriciel de la Table Protégée. Le terme coranique ayât prend alors tout son sens ; il s’agit d’un Signe transférant le sens du message de Dieu qui, ainsi, devient accessible à l’homme.

Chaque révélation produit donc des versets différents, mais tous sont « Signes » du même message d’un même « verset » matriciel. Le sens du verbe transférer est alors explicite, il s’agit de désigner le déplacement (naql), la spécification du sens, la transcription vers la langue hôte, et, au final, le transfert d’un « verset » de la Table Protégée. Il s’agit bien là du processus de Révélation vers un Prophète donné. L’on remarquera que sont ainsi exploités tous les sens principaux de la racine nasakha que nous avions précédemment mentionnés.

17– « ou que Nous le laissions » ; Ceci signifie, en toute cohérence, que Dieu, en fonction des révélations, transcrit ou transfère une partie seulement du message matriciel et totalisant de la Table Protégée. Ainsi, Il laisse -c’est-à-dire ne la transcrit pas- une partie de son contenu qui, en quelque sorte, reste dans l’oubli (c’est-à-dire ne sera pas connue des hommes réceptionnaires de cette révélation) conformément, là aussi, à la totalité des sens de la racine nasâ. Toutefois, cette mise en suspens, cette non expression d’une partie de la Table Protégée, ne constitue pas bien évidemment un oubli. Dieu en sa perfection ne connaît pas l’oubli, pas plus qu’Il ne pourrait défavoriser telle ou telle communauté religieuse en ne lui révélant pas la totalité du message divin.

18– « Nous en apportons un meilleur ou un équivalent  » ; A ce stade nous avons explicité les principes relatifs aux mécanismes de la Révélation et, conséquemment, avons déterminé ce que signifiaient exactement les termes transférer, nasakha, laisser, ansâ. Nous avions souligné que les sens classiquement imposés de abroger et faire oublier créaient une contradiction, une impossibilité logique, d’avec la suite du propos : « Nous en apportons un meilleur ou un équivalent ».

Deux remarques préalables s’imposent : Les termes meilleur et équivalent, comme l’indique la structure syntaxique du verset, s’appliquent aussi bien au cas du « transfert » qu’à celui du « laisser ». Ce double comparatif, meilleur et équivalent, se comprend de par son contexte et son contenu littéral sous deux aspects. D’une part, quant au phénomène de communautés et différences entre les anciennes révélations et la nouvelle, le Coran. D’autre part, les différences et les communautés de formes et de sens entre les diverses révélations autres.

Ceci étant précisé, nous pouvons à présent lever la contradiction induite par la mésinterprétation classique :

1- Dans le cas du transfert, c’est-à-dire lors d’une nouvelle révélation la transcription d’un verset matriciel :

– ce verset transféré sera dit meilleur, c’est-à-dire plus adapté en forme et en fond à l’époque où il est révélé.

– ce verset sera dit équivalent, c’est-à-dire que malgré ce nouvel aspect son message est strictement équivalent à d’autres « versions » de ce même « verset » matriciel précédemment transcrit pour d’autres révélations.

2- Dans le cas du « laisser », c’est-à-dire lors de la non transcription de tel verset matriciel :

– un verset révélé sera dit meilleur parce que le choix du transfert à partir d’un autre « verset » matriciel permettra l’obtention d’un verset révélé plus apte à ses nouveaux réceptionnaires.

– un verset révélé sera dit équivalent lorsque que provenant du transfert d’un autre « verset » matriciel, le message délivré sera équivalent au message qui aurait, ou avait été, obtenu à partir de la transcription de tel autre « verset » matriciel « laissé », c’est-à-dire non transféré à l’occasion de cette révélation.

19- Au final, pour : “ Que Nous transférions un verset, ou que Nous le laissions, Nous en apportons un meilleur ou un équivalent. Ne sais-tu pas que Dieu est Omnipotent.” nous pouvons proposer la traduction explicative suivante :

« Que Nous transférions un verset de la Table protégée ou que Nous ne le laissions en attente, Nous apportons dans les deux cas, par transfert à partir de la Table protégée, un verset meilleur -c’est-à-dire plus adapté en forme et en fond à l’époque où il est révélé- verset étant aussi équivalent -c’est-à-dire délivrant un message équivalent, qu’il s’agisse ou pas de la transcription d’un même verset matriciel. Dieu est le seul capable de réaliser cela. »

20 Puisque nous aurons parfaitement argumenté notre compréhension traduction, nous pouvons citer une interprétation particulière de notre verset. Il semble que ce fut là une des deux lectures des mutazilites opposés au concept d’abrogation.[17] Il revient à Muhammad Asad de l’avoir reformulé à notre époque. En son remarquable travail de traduction exégétique du Coran, « The Message of the Qur’ân  », M. Asad réfute d’un point de vue théorique la conception classique de l’abrogation selon une ligne argumentaire similaire à celle que nous avons présentée au précédent article. Il ajoute : « Comment imaginer que Dieu puisse, comme un simple écrivain, raturer son œuvre. » Néanmoins, il n’a pas perçu que les verbes clef, nasakha et ansâ, avaient été indûment rendus par abroger et faire oublier. De par une contextualisation insuffisante et un certain présupposé, il postule alors qu’il s’agit de dire en ce verset que les anciennes révélations sont abrogées par la révélation du Coran et non pas que des versets du Coran puisse l’être.[18]

21– Cette solution, faussement littérale, pourrait sembler séduisante. Elle présente cependant, outre sa faiblesse de démonstration, un inconvénient majeur. En effet, elle valide et renforce par une lecture incorrecte une idée apologétique par trop répandue : Le Coran, ultime révélation, est venu abroger les révélations précédentes et, conséquemment, l’Islam est à partir de cette clôture la seule religion agrée par Dieu. Le ferment de toutes les intolérances pourrit en cet axiome dramatique, il s’oppose à la lumineuse affirmation : « Point de contrainte en religion », dont on comprend à nouveau qu’il fallût la déclarer abrogée !

Conclusion

L’analyse littérale du principal verset censé apporter la preuve essentielle de l’abrogationnisme des abrogationnistes a mis en évidence, tout au contraire, que rien ne permettait d’affirmer qu’une telle théorie fut fondée coraniquement. Nous avons parallèlement et conséquemment démontré qu’aucune notion d’abrogation ne pouvait être retenue, ni du Coran par le Coran, ni des anciennes révélations par le Coran. La « Parole » de Dieu est inépuisable, immuable, et rien ne peut intrinsèquement l’altérer. Seul l’homme en modifie le sens par les diverses intrusions de ses interprétations, spéculations, et diverses aventures intellectuelles.

Quant aux autres versets impliqués par les abrogationnistes, nous aurons en cet article en partie analysé S13.V39 et donné le sens de S22.V52. [19] D’autre part, S16.V101 et S87.V6-7 n’ont de fonction qu’à titre accessoire. Bien évidemment, ces versets se comprennent et se conçoivent aisément en la même perspective que S2.V106, c’est-à-dire selon le principe du transfert à partir de la Table Protégée….

II – L’abrogation est mentionnée dans le Hadîth

Au fil du temps, il fut constitué un réseau secondaire de démonstration. Ce que l’on avait imposé au Coran se devait d’être confirmé par le Hadîth. Il aurait semblé inconcevable qu’un point aussi important que l’abrogation ne fût pas mentionné par le Prophète Muhammad, SBSL. De fait, on a essayé de multiplier les références émanant de la Sunna. Une quinzaine de hadîths constitue cet arsenal et il ne sera bien évidemment pas possible d’en traiter ici, ceux qui auront réussi à nous suivre jusque là ne nous le pardonneraient pas.

22– Néanmoins, nous pouvons systématiser et résumer ainsi la problématique :

– Premièrement ; il n’existe aucun hadîth direct : c’est-à-dire où le Prophète nous aurait fait part d’une telle interprétation des versets concernés.

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– Deuxièmement ; il n’existe aucun propos où le Prophète nous informerait du fait que Dieu a abrogé tel ou tel verset.

– Troisièmement ; il n’existe qu’un seul hadîth authentifié, sahîh, imputé indirectement par les abrogationnistes à l’abrogation. Nous allons donc l’examiner.

– Quatrièmement ; les autres « hadîths » ne sont que des propos attribués aux Compagnons. Ils sont pour la plupart inauthentiques, da’îf, et ils ne peuvent palier au silence du Coran et du Prophète. Ceux qui sont malgré tout authentifiés sont alors interprétés avec un art consommé de la mystérification ; Nous n’en citerons qu’un exemple des plus usité parfaitement représentatif.

23- Le hadîth servant d’argument principal est rapporté par Al Bukhârî d’après Aïsha. Techniquement il est âhâd,[20] ce qui en affaiblit en soi la valeur probante : « Le Messager de Dieu, SBSL, a entendu un homme qui récitait dans la mosquée et il dit : Que Dieu lui fasse miséricorde, il m’a rappelé [adhkaranî] tel et tel verset de telle sourate. »

A priori rien qui ne soit en rapport avec le concept d’abrogation du Coran par le Coran ! C’est pourtant le seul document direct émanant du Prophète que l’on ait pu verser au dossier. Le Prophète, SBSL, y remercie un homme qui de par sa récitation lui a rappelé tel versets, plus exactement les lui a fait se remémorer, ce qui ne signifie en rien qu’il les aurait oublié ou, plus encore, que ces versets auraient été abrogés ! 

24– Cependant, curieux fruit du hasard, ce même hadîth nous est parvenu en réalité selon trois versions, elles aussi rapportées par Al Bukhârî et toujours selon les mêmes transmetteurs initiaux. Précision de l’imprécision, les modifications successives produisent alors ce que l’on recherchait :

Version 1 : Mentionnée ci-dessus, caractérisée par l’emploi du verbe adhakara, « adhkaranî », il m’a rappelé, ou, il m’a fait me rappeler tel verset…

Version 2  : A été ajouté le verbe ansâ, oublier, et on lit alors : « il m’a rappelé tel et tel verset que j’avais oublié [unsituha] en telle et telle sourate. » L’on a progressé ici vers l’objectif ; le Prophète aurait oublié des versets du Coran. Pourquoi ? Car on peut aussi lire ce verbe selon le sens qu’on lui a attribué dans le verset 106, et souhaiter comprendre : on m’a fait oublier tel verset. Nous sommes alors aux portes de l’abrogation…

Version 3 : le verbe « oublier, faire oublier » ajouté précédemment est à son tour remplacé par le verbe asqata. Pourquoi ? Car cette forme verbale de type IV de la racine saqata signifie faire tomber, négliger, omettre, mais aussi abolir, supprimer. En comprenant et traduisant selon la deuxième ligne de sens, l’on obtient l’effet recherché : « Que Dieu lui fasse miséricorde, il m’a rappelé tel et tel verset que j’avais fait supprimer [asqtuha] de telle et telle sourate. »[21] C’est cette version qui est bien évidemment exploitée par les abrogationnistes.[22]

25- Trois versions aussi différentes ne pouvant raisonnablement coexister : mais quelle version est valide ?

Version 3 : Le Prophète a fait supprimer un verset. Impossible, le Coran n’était à l’époque transcrit que sur des matériaux divers et épars, seul la mémoire conservait la Révélation. En ces conditions, le verbe asqata est anachronique et inadéquat. Le Prophète aurait du dire « je vous avais ordonné de ne plus réciter tel verset ». Il faudrait de plus supposer, pour que cette « abrogation » soit effective, que le Prophète ait pu contacter la totalité des musulmans… ! Même en ce cas, il n’y aurait alors aucune raison à ce qu’il félicite ce récitateur récalcitrant, ni qu’il soit satisfait de cette situation !

Version 2 : Le Prophète aurait prétendu oublier un ou des versets. Affirmation gravissime, si le Prophète peut oublier des versets, que vaut le Coran qu’il nous a transmis, quel degré de fiabilité ? Si le Prophète peut oublier des versets qui lui ont été révélés, alors les simples hommes font figure de passoire informative et nous ne possédons plus aucune garantie quant au texte coranique. A la limite le Coran s’en trouve potentiellement abrogé en sa totalité !

Version 1 : Seule version ayant du sens, le Prophète remercie celui qui de par sa récitation à évoqué, dhakara, tel ou tel verset, ce qui semble légitimement avoir satisfait le Prophète. Il s’agit de la version de base du hadîth, ou version originale, et les deux autres ont été manifestement obtenues par manipulations successives au détriment de toute logique textuelle et de toute cohérence islamique jusqu’à production d’un sens exploitable par les partisans de l’abrogation.[23]

26– Les contraintes textuelles et sémantiques font que l’on ne put obtenir ainsi qu’un argument exploitable indirectement par les abrogationnistes. La sélection technique du Hadîth, malgré ses faiblesses, a su contenir les débordements, et ce hadîth est bien la seule pièce à conviction « sérieuse » au dossier qui ait réussi à s’immiscer. En sa version initiale il est sans rapport avec l’abrogation, en sa version « adaptée » il est irrecevable et inacceptable.

27– Les hadîths restant représentent une compilation disparate de propos de Compagnons exploités avec plus ou moins d’habilité. Peu sont authentifiés, quant à ceux qui le sont, l’interprétation officielle joue le plus souvent sur la présence et l’ambivalence du verbe nasakha. Citons à titre d’exemple et d’illustration un de ces hadîths des plus fréquemment employé. Hadîth rapporté par Muslim d’après Aïsha :

عن عائشة أنها قالت كان فيما أنزل من القرآن عشر رضعات معلومات يحرمن ثم نسخن بخمس معلومات فتوفي رسول الله صلى الله عليه وسلم وهن فيما يقرأ من القرآن

En voici la traduction standardisée : « Il y avait en ce qui avait été révélé du Coran, que 10 allaitements connus entraînaient l’interdit (le mariage entre frères et soeurs de lait). Puis ils furent abrogés [nasakha] à cinq et c’est cela que l’on récitait dans le Coran. » L’abrogationnisme ne pouvait voir pour le verbe nasakha utilisé en ce hadîth que la preuve tant recherchée. Encore une fois, au seul bénéfice d’un faux littéralisme et au risque d’introduire des contresens manifestes ; avoir raison ne nécessite donc pas de raison. En effet, il n’y a jamais eu dans le Coran de versets qui traitent de 10 et même de 5 allaitements…le propos de Aïsha est ainsi dépourvu de sens.[24] Ce genre de procédé et de texte posent donc plus de problèmes qu’ils n’étaient censé en résoudre. Si l’on veut valider ce texte âhâd transmis par Muslim et y maintenir une cohérence, il nous faut donner au verbe nasakha le sens connu de préciser ou restreindre[25] et comprendre l’énoncé du hadîth comme signifiant : « Au sujet de ce qui avait révélé dans le Coran (l’interdit du mariage quant à l’allaitement) il y avait la notion de 10 allaitements connus qui furent par la suite restreints [nasakha] à cinq. Le Prophète décéda et cela était bien ce que nous disions au sujet du Coran. » Ceci relève donc du domaine de la Sunna et non point du Coran.

28– Malgré la gravité du sujet je ne résiste pas au plaisir de vous narrer l’histoire de la « Petite chèvre ». Vouloir au verset précédent comprendre nasakha comme signifiant abroger entraînait un non-sens puisque le Coran n’avait jamais mentionné le nombre d’allaitements ; qu’à cela ne tienne, un hadîth vient tout expliquer. Rapporté par Ibn Hanbal d’après encore Aïsha –elle est forcément censée être au courant- : « Le verset au sujet de la lapidation et celui des dix allaitements de l’adulte avaient été révélés et avaient été inscrits sur une feuille mise sous la couche de ma chambre. Lorsque le Prophète fut malade nous fumes occupés auprès de lui et une « petite bête » nous appartenant entra et dévora la dite feuille. »

Ce hadith a fort heureusement été techniquement classifié inauthentique, da’îf. En autres détails, l’on y a réuni deux sujets épineux et sans preuves scripturaires déterminantes, à savoir : le pseudo verset sur la lapidation et le pseudo verset sur le nombre d’allaitements, cela s’appelle vouloir faire, sans jeux de mots, d’une pierre deux coups. En guise d’abrogation symbolique voici qu’une « petite bête » domestique avale le texte. Nous devons donc à une chèvre la disparition coranique du verset sur la lapidation, nous devrons avoir un grand respect pour les chèvres….Ceci dit, ce hadîth da’îf et incohérent fait partie des preuves les plus fréquemment mentionnées et utilisées par les abrogationnistes, serait-ce la raison qu’ainsi l’on abrogeât ?

29– Il n’y a donc rien dans le Hadîth qui plaide en faveur de l’abrogation. Cette absence réelle et directe de texte émanant du Prophète, SBSL, est bien la preuve que le principe d’abrogation du Coran n’a jamais existé.

En effet, qui d’autre que le Prophète, SBSL, pouvait enseigner cela aux premiers Compagnons chargés de mémoriser et transmettre le Coran ? Qu’il y ait eu une dizaine ou une centaine de versets abrogés, et il aurait du nous parvenir amplement rapportées et transmises de telles informations capitales sur la nature et l’état du texte coranique. Ce n’est manifestement pas le cas.

Comment peut-on imaginer qu’un sujet aussi délicat et essentiel que celui de l’abrogation -au point que les exégètes ont frappé de nullité celui qui ne maîtriserait pas cette discipline- ne soit pas explicitement énoncé par le Prophète, SBSL  ? Comment admettre que l’on ne retrouve pas un seul propos authentifié où le Prophète enseigne clairement d’effacer ou d’oublier tel verset ? Comment comprendre, à l’inverse, que de tels propos ont été manifestement forgés de toutes pièces ou instrumentés ? Comment effacer de façon certaine, l’ensemble des versets transcrits qui, rappelons-le, étaient répartis sur une multitude de supports, en des lieux divers et n’avaient jamais été réunis ? De plus, un verset candidat à l’abrogation aurait pu être inscrit en la mémoire de centaines de personnes, décréter l’annulation de tel ou tel verset supposerait que l’on soit sûr de pouvoir en informer l’ensemble de ces musulmans, cela semble techniquement improbable. Si l’on admet que cela aurait été malgré tout voulu par Dieu, alors nous devrions retrouver des centaines de témoignages d’une telle opération, or, ce n’est absolument pas le cas. L’amnésie serait-elle une preuve ? En réalité, au vu des conditions orales de la conservation du Coran, il aurait été inconcevable de décider de l’abrogation, ne fût-ce que d’un seul verset, du simple fait qu’une telle modification ne pouvait être techniquement totalement mise en œuvre.[26]

Conclusion

L’étude argumentée du seul hadith authentifié prétendument en faveur de l’abrogation permet de mettre en évidence qu’il s’agit là, au minimum d’une erreur grossière de jugement et, au maximum, d’une volonté de manipulation des sources.

A ce de stade de notre analyse, nous pouvons d’ors et déjà affirmer qu’il n’y a aucune trace ou preuve de la théorie de l’abrogation dans le Coran et le Hadith authentifié.

III- L’abrogation est un concept logique

Nous avons déjà évoqué les nombreux illogismes engendrés par les interprétations partiales du verset et du hadîth principal. Nous ne citerons donc en cette ultime rubrique qu’une « preuve » assénée autant de fois qu’il l’aura fallu à qui aurait pu douter de la parole des ulémas.

30– Nous connaissons tous l’exemple le plus illustre d’abrogation dans le Coran, il est relatif, nous enseigne-t-on, à l’interdiction des boissons fermentées enivrantes, khamr. Là réside la preuve scripturaire incontournable, l’argument irréfutable de la réalité de l’abrogation en l’économie coranique, le raisonnement logique balayant tous les illogismes : Il est parfaitement établi que Dieu dans le Coran procéda en trois étapes pour aboutir à la prohibition définitive et totale de ces boissons. Si l’on tient compte de la chronologie présumée des sourates concernées, on note :

Etape1 : Mise en garde morale : le khamr est un grand péché, S2.V219.

Etape 2 : Interdiction circonstanciée : ne pas prier en état d’ivresse, S4.V43.

Etape 3 : Interdiction générale et définitive : S5.V90.

L’abrogationnisme prétend que S5.V90 abroge logiquement les deux révélations précédentes. L’abrogation se parerait de plus des vertus de la pédagogie divine. Telle en serait d’ailleurs la justification profonde. Bien évidemment, aucune mention littérale indiquant sa fonction abrogeante, ou abrogative, ne figure en ce verset, tout comme aucun hadîth du Prophète ne vient confirmer cette auto annulation coranique. Nonobstant, la preuve de l’abrogation serait donc en la logique qui ici la sous-tend. Ainsi, point ne sera besoin de preuve scripturaire pour déclarer tel verset abrogé, la raison logique y suffit. L’histoire de l’abrogation du khamr devient subséquemment l’exemple le plus représentatif de la logique présidant à l’abrogation, justification rationnelle, paradigme répété des livres de sciences coraniques. La dialectique ne serait-elle pas ici confondue avec la logique.

L’on est en droit de se demander ce en quoi le troisième verset abroge les deux autres. En quoi l’interdiction de consommation abroge l’affirmation divine de S2.V219 : le khamr est un grand péché ? La prohibition d’une chose abrogerait-elle la notion de péché qui lui est afférée ? En ces conditions, l’interdiction de l’adultère déculpabiliserait l’adultère lui même ! En quoi de logique l’interdiction de la consommation abrogerait l’interdiction de prier ivre ? Supposerait-on que la prohibition d’une chose la rend de facto pleinement effective, que nul plus jamais ne boira ? La réalité prouva, prouve, et prouvera le contraire.

31– La logique divine n’est donc point ici en l’abrogation, et cette série de dispositions coraniques se conçoit tout simplement comme une suite logique d’énoncés, 1- cause, 2- conséquence, 3- conclusion.

Autrement abordé, et une fois réordonnés, nos trois versets correspondent en quelque sorte aux termes d’un syllogisme particulier : Il est interdit de prier ivre, l’alcool enivre,[27] donc il devient interdit d’en consommer. La conclusion d’un syllogisme abroge-t-elle les prémisses ![28]

L’abrogation est un outil conceptuel que les ulémas ont mis à leur service et non point une vérité de l’Islam. Aucune supposée logique supposée divine n’y préside. Dieu, en Sa Transcendance, n’a nul besoin de retoucher sa prescription, nous faudrait-il admettre que le législateur ait à changer d’avis ou éprouve le besoin de revoir sa copie ? Le Coran est la dernière révélation, le Message destiné à l’ensemble des hommes pour tous les temps et, imaginer qu’il eut à souffrir de modification en fonction des vicissitudes des premiers musulmans, revient au final à donner plus d’importance aux contingences humaines qu’aux exigences de l’absoluité divine, au circonstancié plus qu’à l’intemporel. De plus, il n’est pas admissible que Dieu ait pu mettre à disposition un texte dont une partie n’aurait pas de valeur. Existerait-il des versets sans objectifs mais que nous devrions réciter ? Une partie du Message de Dieu n’aurait-elle donc qu’une fonction décorative !

CONCLUSION

Nous aurons évoqué les principales étapes de l’analyse littérale du verset censé fonder le principe d’abrogation par et dans le Coran, S2.V106. D’une part, les résultats obtenus réfutent sans appel la théorie de l’abrogation. Ils réfutent de même que le Coran ait proclamé abroger les précédentes révélations. D’autre part, ils mettent en évidence des indications formelles quant aux mécanismes de révélation en une perspective éclairant l’histoire des religions, c’est-à-dire l’histoire de la Révélation.

« L’interprétation » classique de ce verset ne repose que sur une spéculation extérieure au texte coranique. Telle est la définition même de la lecture littéraliste, une surimposition de sens. Par déplacement sémantique et isolement du contexte, l’on a su ainsi imposer au Coran un concept élaboré afin de régler les contradictions que les exégèses, les disputations juridiques, les controverses dogmatico-politiques, suscitaient au sein même du Coran. L’arbitraire de l’outil parut si efficace qu’il fut rapidement mis au service de tous les arbitraires.

Il y a, il nous faut le dire clairement, une sacralisation des acquis de nos prédécesseurs, érigés en remparts de vérité orthodoxe. Et qui veut porter actuellement turban doit veiller aux créneaux que rien n’en soit critiqué. Se faire-valoir, pour le suiveur comme pour le suivi, élève notre corps savant et ceux qui s’en réclament indirectement à un degré de sacralité dépassant bien souvent celui du Coran. La pseudo théorie de l’abrogation illustre parfaitement cette problématique.

Non point que nous ayons des intérêts personnels à nous opposer à l’establishment, il serait au contraire bien plus sage que nous flattions le tarbouch dans le sens du poil et que nous mettions notre (im)pertinence au service de l’apologétique islamo-médiatique. Ou, plus lucratif encore en ces temps mauvais, que nous déclarions le Coran abrogé !

Mais, aussi simple que cela puisse paraître, nous postulons en notre recherche qu’aucune lecture du Coran, et donc de l’Islam, ne saurait se faire sans vérifier si les outils qui nous sont proposés sont adéquats et, ceci, uniquement, justifie pleinement que nous critiquions au sens noble du terme une partie de nos certitudes classiques. Nous en sommes conscient, ce n’est point ce coup de boutoir qui effondrera d’un coup la Citadelle. Au moins aurons-nous eu l’imprudence, et non point l’impudence, d’avoir voulu montrer la voie d’accès, la faille de tout un système.

Plus cher à nos yeux que ce combat aux accents de la Manche, nous espérons, plus modestement encore, avoir pu indiquer quelques éléments de lecture pour qui cherche encore traces de la Lumière révélée.

Il n’y a de pire contrainte en religion que la servitude de l’esprit, la foi comme ennemi de la raison ; n’aurions pas lu un jour que « Point de contrainte en religion »…


Notes

[1] Voir infra les points 20 et 21.

[2] Plutôt qu’un exposé détaillé de notre méthodologie d’analyse littérale, qui pourrait s’avérer indigeste, nous essayons de fournir par nos articles sur Oumma une démonstration appliquée, point par point. Nous en avons évoqué les principes fondamentaux en l’article : « La colombe à l’épée » in : note 1.

[3] Il s’agit de : « Réfutation de l’abrogation ; Un colosse aux pieds d’argile ». Etude exhaustive que nous avons réalisée il y a quelques années mais que, faute temps, nous n’avons toujours pas édité.

[4] Cf. article : « Dieu défend les croyants ; Des versets sataniques ».

[5] La position de Tabari quant à ce verset est particulière. Nous avions précisé en note 10 du volet précédent qu’il ne faisait guère recours à l’abrogation lui préférant bien souvent la spécification restrictive, takhsîs, autre système dont la régulation peut s’avérer incontrôlée. Concernant l’interprétation de ce verset il retient la notion de transfert et non pas d’abrogation pour les mêmes raisons que celles que nous exposons. Par la suite, soucieux de concilier malgré tout l’avis « officiel », il développe une explication du verset assez complexe et partiale essayant de conjoindre son opinion à celle de la majorité.

[6] « Yunazzala ’alaykum min khayrin » est trop souvent traduit littéralement et improprement par : « qu’on fasse descendre [nazala] sur vous un bienfait » alors qu’en fonction du contexte et de l’usage de la langue arabe bien des commentateurs l’avaient compris comme désignant, à l’évidence, la « descente » des versets du Coran : « que vous soit révélé [nazala] un bienfait [c.a.d le Coran] de votre Seigneur ». Rappelons qu’en arabe coranique c’est la racine nazala, descendre, et ses dérivées qui sont utilisés pour désigner les divers phénomènes et mouvements de révélation.

[7] La révélation faite à Médine déstabilisait les Gens du Livre et leurs clergés mais aussi interpellait fortement les Arabes “illettrés” qui, pour expliquer cette étrange manifestation, se perdaient en conjectures. Cette polémique quant au problème posé par l’existence du Coran était donc commune aux Gens du Livre et aux polythéistes. Ceci explique qu’en ce verset soient associés les Gens du Livre et les polythéistes alors qu’en cette deuxième partie de la sourate 2 il n’est question que de certains Juifs, parfois de Chrétiens, ou conjointement des “Gens du Livre”. Ils évoquaient alors plusieurs hypothèses et notamment le fait que Muhammad, SBSL, devait se faire dicter le Coran par un juif ou un chrétien : “Les dénégateurs disent donc : Ce Coran n’est que calomnie et blasphème et il est aidé en cela par d’autres gens…Ce n’est qu’un ramassis de légendes qu’il se fait écrire et qui lui sont dictées matin et soir.” S 25.V4-5. Notons que l’extrême orientalisme n’a rien trouvé de guère plus différent pour essayer de disqualifier et discréditer le Coran ; la réponse à leurs allégations, aussi futiles qu’inutiles, a donc plus de 14 siècles !

[8] Précisons, en toute rigueur, que les versets faisant suite au verset 106 confirment le sens du contexte et la fonction explicative de ce verset. Nous ne pouvons ici, faute d’espace, en donner lecture, Cf.

[9] Nous présentons là une traduction minimaliste car l’analyse de l’indétermination pronominale de ces versets entraînerait de nombreux commentaires.

[10] La démonstration en est possible mais hors de notre présent cadre d’étude : en ce verset, la particule wa n’est pas conjonction de coordination mais de subordination logique. Il faut donc bien traduire au plus près par : “Dieu efface ce qu’il veut, ou il confirme, car Il détient la Mère du Livre.”

[11] L’on relève aussi comme traduction : la prescription-mère, le Livre Mère, l’archétype de la lecture, l’original, etc.

[12] Cette expression est de traduction difficile : lawh, désigne à l’origine une surface polie qui reflète la lumière. Puis, par extension, elle désigne : une table, une tablette, sur laquelle on écrit. Le participe passé mahz, signifie préservé, protégé, et indique donc dans le contexte que cet écrit premier, essentiel, demeure inchangé et permanent. Il aurait donc fallu traduire par : « La Table lumineuse de l’écrit subsistant ». Par convention, nous avons utilisé la traduction la plus fréquente : « la Table Protégée ».

[13] Cf. à ce sujet notre article : « Le Coran, communauté de différences ».

[14] Le V38 est constitué de trois phrases distinctes : Elles constituent la séquence suivante : 1- Rappel de la nature humaine des Messagers. 2- Seul Dieu est maître de la révélation et de son contenu. 3- A chaque étape, stade, [ajal], c’est-à-dire ici, génération, nation, communauté, il y a eu une révélation spécifique [kitâb].

[15] L’emploi des guillemets et la mise en italiques sont ici obligatoires. En effet, s’agissant de la Table Protégée, le terme âyat, rendu par verset ou signe, n’a pas de signification autre que métonymique puisque, en ce niveau de réalité, il n’y a pas de signes possibles perceptibles par les créatures. Il s’agit donc d’une forme de vérité divine absolue et inaccessible consignée [nasakha] sous un aspect qui ne peut que nous échapper. Son transfert sous une forme adaptée à et vers l’humanité est donc rendu nécessaire ; ce faisant, le message délivré sera rendu accessible à ceux qui le reçoivent et constitue alors, si l’on considère le Coran, un verset tout comme un Signe.

[16] Ce qui nous permettrait de proposer pour umm al kitâb l’expression Ecrit matriciel. Rappelons qu’en dehors de la valeur technique précise du terme matriciel ce dernier dérive de matricis, matrix, de mater, en latin la mère.

[17] La deuxième considère, comme nous l’avons fait, que nasakha indique bien en ce verset le transfert à partir de la Table Protégée. C’est tout du moins l’avis de Al Asfahânî cité par Ar-Râzî. Il ne faudrait pas en conclure hâtivement que tous les mutazilites furent opposés à l’abrogation. En réalité, ce phénomène leur posait moins de difficultés conceptuelles d’ordre ontologique qu’il n’en posa aux asharites. Les termes de ce débat nous sont connus : comment concilier le fait que Dieu soit immuable et incréé, que Sa Parole soit de même incréée et immuable, et le fait qu’Il la modifie et qu’elle soit modifiable…

[18] « …The abrogation relates to the earlier divine messages and not to any part of the Qur’ân itself. »

[19] Pour S2.V52 voir note 4.

[20] Rappelons qu’est dit âhâd un hadîth rapporté selon un seul et même isnâd, un tel hadîth n’est ainsi connu que selon une seule chaîne de transmission. Il n’est donc pas possible de vérifier par une autre voie que le Prophète aurait pu prononcer cette parole. Même si les transmetteurs sont considérés comme sûrs, sahîh, le texte ainsi transmis ne demeure qu’une probabilité non quantifiable. De fait, il est généralement admis que l’on ne peut utiliser de tel hadîths en jurisprudence, comme il est généralement transgressé la dite règle. Il nous faut savoir que la grande majorité des hadîths sahîh est de type âhâd. Le statut ontologique et intellectuel du Coran nous semble relever d’une catégorie infiniment plus supérieure à la jurisprudence, utiliser à ce sujet des hadîths âhâd est donc assez inconsidéré.

[21] Il y a de nombreux arguments grammaticaux rendant impossible la lecture proposée, nous ne pouvons présentement les développer, ils ne sont toutefois pas indispensables à la compréhension de la problématique.

[22] Pour mémoire, ce hadîth est rapporté par d’autres, Muslim, Abû Dâwud, etc., mais uniquement selon les deux premières versions. La troisième version ne se trouve mentionnée que par Al Bukhârî, et une unique fois.

[23] Le hadîth est âhâd, les trois premiers maillons à partir de Aïsha sont identiques quelques soient les versions, c’est donc que les modifications de texte ont été faites très probablement à partir de la quatrième génération. Il s’agit bien de la période où l’on ressentit le besoin exégétique de l’abrogation.

[24] Pour expliquer cette contradiction il a été créée de facto une catégorie spéciale dénommée mansûkhu-t-tilâwa, l’abrogé de récitation. Le tour est joué, l’illogisme classifié, l’on rangera sous cette étiquette ces versets qui pour être ainsi abrogés de récitation auront été élevés au ciel (rufi‘at) après avoir été révélés ! Parfois de tels élans nous transportent !

[25] Nous avons cité préalablement un hadîth où Abû Hurayra employait le verbe nasakha en ce même sens, tel était bien l’usage d’alors.

[26] D’aucuns, conscients de cette difficulté, affirment sans l’ombre d’une hésitation et d’une preuve que cela serait rendu possible par l’intervention divine effaçant les versets de la mémoire des hommes. La foi rend aveugle dit-on, elle rend aussi amnésique donc ! Rationnellement, ce prétendu miracle n’a pas eu lieu puisque l’on trouve (nécessité oblige) des propos cités au dossier par les abrogationnistes eux-mêmes où des Compagnons récitent des versets qui sont censés avoir été abrogés, c’est-à-dire effacés de leur mémoire !

[27] S2.V87 : le khamr y est généralement dit par les traductions : « grand péché », ithm kabîr. Or, le mot ithm signifie aussi immoralité, mis en opposition en ce verset à des « profits » il prend sans difficultés le sens de préjudice moral. Autrement dit, concernant le kkamr : le préjudice moral découlant de l’état d’ivresse.

[28] Ici, l’ordre des énoncés ne suit pas exactement l’ordre de révélation classiquement supposé des sourates mais la logique des événements. La séquence classique, celle dont nous avons donnée et analysée les trois étapes, suit traditionnellement l’ordre suivant : S2.V219, S4.V43, S5.V90, ce qui correspond bien à l’ordre chronologique admis : S2 serait 87ème, S4 serait 92ème, S5 est fort probablement 112ème. Notre syllogisme suit quant à lui l’ordre S4-S2-S5. Nous ne trouvons point là de contradiction étant entendu que les sourates 2 et 4 sont fort longues et qu’il est totalement infondé de prétendre qu’elles auraient été révélées d’une seule traite. Nul ne sait vraiment à quel moment bien des fragments les composant ont été révélés, rien n’exclut donc que le V219 de S2 ait pu être révélé antérieurement au V43 de S4 ; Ces deux sourates sont manifestement composites et ont été constituées progressivement par le Prophète au fur et à mesure des révélations et des indications qu’il recevait à ce sujet. Rationnellement, notre inversion d’ordre avant l’interdiction définitive et totale est bien plus solide. Liée étroitement au sens du mot ithm comme explicité à la note supra, elle présente de plus un avantage majeur, mais c’est là encore un autre sujet ; elle permet de mettre littéralement en évidence la cause de l’interdiction, l’ivresse. Ceci court-circuite toutes les tergiversations juridiques classiques quant à la validité de l’emploi du raisonnement analogique, qyyas, largement critiquable et critiqué en la matière…mais c’est là encore un autre sujet. De même, le fait de prétendre que S5.V.90 abroge S2.V219, annule le verset où la cause essentielle de l’interdiction du khamr figure. L’on élimine donc par là l’argument qui permet de comprendre juridiquement l’interdiction, c’est ainsi qu’il put être curieusement considéré que l’on pouvait boire des boissons alcoolisées obtenues à partir d’autre chose que du raisin ou des dattes, khamr, mais ceci est encore un autre sujet. Ceci amena aussi les casuistes de la jurisprudence à déclarer que Dieu interdisait sans qu’il y ait nécessairement de raison, mais c’est là encore un autre sujet…

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