in ,

Penser l’Islam dans la laïcité

« Encore une fois … » serait-on tenté de dire à la lecture du titre, tant la production éditoriale de ces dernières années nous a habituées aux sommations faites à l’islam et aux musulmans de devenir de bons indiens comme le disaient les westerns, c’est-à-dire des indiens morts. Il semble à ce propos étonnant de voir à quels point certains prétendus laïques ont des réflexes ecclésiastiques en adoptant une version moderne du catholique « contrains les d’entrer ! » à l’égard des musulmans…

Rien de tout cela dans l’ouvrage de Franck Frégosi[1], qui nous livre ici le fruit de plusieurs années de travail de terrain.

C’est en effet l’une des caractéristiques majeures de ce travail qui ne se contente pas d’en rester au niveau des principes généraux. La méthode retenue mérite d’être particulièrement soulignée : l’ouvrage examine de près la pratique des différents acteurs, et le fait dans la durée. Le portrait qui en résulte est bien différent de celui généralement véhiculé d’acteurs aussi monolithiques les uns que les autres : des Républicains laïcs droits dans leurs bottes d’un côté, des « musulmans » – ou présumés tels – qui seraient soit de perpétuelles victimes, soit des acteurs incapables d’être durablement déconnectés d’un soubassement religieux, de l’autre.

Ce livre, qui peut être un excellent outil de travail pour les élus locaux qui voudraient faire autre choses que du clientélisme, a donc de grandes chances de déplaire aux uns et aux autres, qui n’aiment guère se regarder pour ce qu’ils sont : c’est le premier de ses intérêts et cela justifie le nôtre. En outre, « Oumma.com » est cité dans la bibliographie… Allons donc plus loin.

Franck Frégosi s’interroge tout d’abord sur la théorique indivision du temporel et du spirituel, partagée à la fois par les littéralistes et les islamophobes, qui ferait de l’islam une religion à part[2]. Outre le fait de remarquer que seuls une dizaine de versets coraniques concernent la matière proprement politique, l’auteur opère de salutaires comparaisons avec les écrits de Saint Paul, puis, à propos du jihad, avec le texte biblique et Saint Augustin, ce qui permet de nuancer fortement la proposition de départ, les deux parties étant également fausses.

L’histoire est aussi examinée : elle nous enseigne que la confusion des deux pouvoirs ne s’est produite qu’une seule fois : à partir de la période de Médine jusqu’à la mort du Prophète[3] et que les Empires musulmans ont toujours eu une dualité d’appareils, politique et religieux. Ces rappels sont toujours utiles, au moins pour tous ceux qui ne sont pas des lecteurs d’Oumma.com et qui ont une vision fantasmatique de l’islam – qu’ils soient musulmans ou ne le soient pas…

J’observe au passage que la position du shi’isme sur ces question est également abordée, ce point de vue étant trop souvent passé par profit et pertes par nombre d’auteurs plus anciens.

Pour entrer dans le vif du sujet et voir ce qui se passe en France, examiner la réalité de la pratique était indispensable pour sortir des stéréotypes. Nous ne retiendrons ici que quelques exemples : les chiffres relatifs à la pratique sont éclairants : les plus pratiquants au jour le jour (prières canoniques, présence à la mosquée le vendredi) sont les musulmans d’origine sub-saharienne qui comptent 65 % de pratiquants réguliers, ce chiffre tombant à 40 % pour les Marocains, 36 % pour les Turcs et 29 % pour les Algériens, qui sont la majorité des « musulmans » vivant en France ; le jeûne du mois de Ramadan est suivi à 84 % par les Marocains, à 77 % par les Wolofs et les Peuhls, à 74 % par les Algériens et à 70 % par les Turcs. Il y a à ce propos, écrit l’auteur, « réappropriation individuelle d’une obligation religieuse, dont la finalité première est la sauvegarde d’une identité collective distincte du groupe, déconnectée d’une pratique effective. »[4]

Ces chiffres, qui auraient gagnés à être rapprochés des pratiques chrétiennes et juives, sont intéressants à bien des titres pour les acteurs publics : outre que nous sommes loin des discours alarmistes sur l’islamisation rampante de nos villes, ils constituent un outil utile en termes de gestion de salles de prières ou de projets de constructions de lieux de cultes. Ils révèlent que l’islam, comme les autres religions, est pluriel, et que tant le discours unanimiste d’une partie des acteurs musulmans que les projets de certaines municipalités qui rêvent de lieux de cultes rassemblant « l’ensemble de la communauté musulmane » sont des songes creux.

Comparer les pratiques et les prises de position permet également de mesurer qu’aux mêmes questions, celles qui sont posées à tous les croyants, les intellectuels musulmans apportent quasiment les mêmes réponses et sont partagés par les mêmes courants : Leïla Babès, Tareq Oubrou et Tariq Ramadan sont abondamment cités. Les pages du livre de F. Frégosi consacrées à T. Ramadan sont éclairantes sur le phénomène de rejet qui frappe cet auteur.

Sur le fond en effet, ses positions (vivre conformément à l’éthique islamique y compris en Occident) sont tout à fait comparables aux positions juive, catholique ou protestante sur le vécu de la foi : le fidèle vit sa foi où qu’il se trouve, dans la fidélité à son Texte et à ses traditions. Que les positions de Tariq Ramadan soient jugées scandaleuses à cette aune alors qu’elles sont dans ce que l’on pourrait appeler la « moyenne du monothéisme » est révélateur de l’emprise du sentiment sur le raisonnement qui frappe les médias quand il s’agit de l’islam.

L’un des intérêts majeurs de ce livre me paraît néanmoins, outre la vision dé mythologisée d’une « communauté musulmane » qui n’existe pas plus que les « communautés » juive ou chrétienne, la place qu’il accorde à l’action des pouvoirs publics et à l’incohérence de celle-ci eu égard aux principes dont elle se réclame.

Cela vient de loin. Du moins de loin dans le temps. Cela vient d’Algérie – si proche géographiquement mais si lointaine dans les représentations que l’on s’en fait, notre présence coloniale incluse… Les pratiques élaborées alors semblent étrangement présentes à l’observateur attentif : dès 1848, la France, en s’attribuant le patrimoine immobilier des habous, fait passer le personnel religieux musulman sous sa dépendance financière[5] ; un arrêté du 11 mai 1848 crée un Service de l’administration civile indigène chargé du contrôle du culte musulman et obtient de fait un pouvoir de tutelle sur le culte, jusque là apanage du Sultan – Calife ottoman[6] ; les décrets du 26 août et du 6 octobre 1881 vont faire en réalité de l’islam la quatrième religion reconnue en France[7], la loi de séparation de 1905 restant lettre morte en Algérie[8]. Inaugurant une politique qui allait prospérer de nos jours, la France, par la circulaire « Michel » du 16 février 1933, ira interdire l’accès des mosquées officielles aux ulémas réformistes[9] de Ben Badis…[10] Ce sont les musulmans alors, qui réclameront la séparation des cultes avec l’Etat…[11]

Ces mêmes errements perdurent aujourd’hui, et les passages du livre consacrés aux tentatives d’organisation du culte musulman ou au projet de création d’un faculté de théologie musulmane le montrent bien : premiers à rappeler avec une certaine gourmandise aux associations musulmanes qu’elles se doivent de respecter les règles de la laïcité, les acteurs publics semblent oublier parfois que la séparation des Eglises et de l’Etat implique une double autonomie, celle de l’Etat par rapport aux Eglises, mais aussi, dans leur propre sphère, celle des Eglises par rapport à la puissance publique…Si Franck Frégosi illustre ce phénomène à propos des débats, souvent consternants, ayant entouré les projets de création d’une faculté de théologie musulmane, il aurait pu également citer le cas de ces élus locaux à la vocation de grand mufti contrariée, « exigeant » que les prêches aient lieu en français dans les mosquées de leur commune.

Par ailleurs, la sous-traitance de la gestion de l’islam à des pays étrangers qui sont tout sauf démocratiques[12] comme nous l’avons vu et le voyons encore ces jours-ci à l’occasion des élections aux C.R.C.M. et au C.F.C.M., le grand retour de Dalil Boubakeur dans son rôle préféré : « Retenez-moi ou je fais un malheur ! » qu’il nous joue avec autant de constance que de peu de crédibilité à la veille de chaque élection, la confusion entretenue – volontairement ? – par certains entre l’émergence d’un organe représentatif et le processus visant à donner à l’islam un statut de religion officielle[13], la gestion sécuritaire de l’islam qui « repose sur l’idée simpliste selon laquelle seule une politique répressive suffit à contenir l’impact du radicalisme en Europe comme dans les pays musulmans »[14], la constante pratique des pouvoirs publics soustrayant le culte musulman au droit commun soit en n’appliquant pas le droit existant, soit en modifiant la loi en considération du seul culte musulman[15]… tous ces faits dessinent les traits peu amènes d’une laïcité d’abstention qui « sert souvent de prétexte utile pour dissimuler un refus d’agir »[16] et aboutissent souvent à l’effet inverse à celui souhaité : « les gouvernants recherchaient en vain une sorte d’Eglise musulmane ; ils ont fini par lui trouver un pontife » écrit Franck Frégosi.[17] Il ne nous dit pas si l’on a procédé avec ledit pontife – et dans le respect du principe républicain d’égalité, le Bureau des Cultes faisant fonction de Sacré Collège compte tenu de la part qu’il prend dans cette « élection » – à la vérification d’usage en la matière, après laquelle on prononce la formule sacramentelle : « duo habet et bene pendentes ».

Les voies de l’administration, comme celles du Seigneur, sont bien souvent impénétrables…

La conclusion du livre est un invitation à un double dialogue : celui de la laïcité avec l’islam bien sûr, mais aussi au dialogue intra islamique, pour lequel la laïcité est une chance. Espérons que nous saurons tous la saisir. Ce livre peut nous y aider.


Cliquez ici pour vous procurer ce livre sur Amazon


Publicité
Publicité
Publicité

[1] Penser l’islam dans la laïcité, éd. Fayard, coll. Bibliothèque de culture religieuse, 2008, 497 pp.

[2] Cf. p. 23 et ss.

[3] Cf. p. 40.

[4] Cf. p. 115.

[5] Cf. p. 201.

[6] Cf. pp. 202 et 203.

[7] Cf. p. 203.

[8] Cf. p. 205.

[9] C’est moi qui souligne.

[10] Cf. p. 211.

[11] Cf. p. 213.

[12] Cf. p. 253.

[13] Cf. p. 281.

[14] Cf. p. 261.

[15] Cf. entre autres pp. 270, 284, 332…

[16] C. p. 361.

[17] Cf. p. 308

Publicité
Publicité
Publicité

Laisser un commentaire

Chargement…

0

Le sacrifice de Souad

La Théologie de la Libération comme questionnement pour la pensée islamique (1/2)