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Pensée de Malek Bennabi: L’exil et la révolution (1956-1963)

 

C’est en découvrant les évènements qui ont jalonné la vie de Bennabi qu’on arrive à saisir l’unité et la continuité de sa pensée, dater ses idées et comprendre la relation entre les positions qu’il a prises et les faits de l’histoire.  Le point de départ de sa réflexion sur la civilisation remonte à son adolescence. Elle prend forme durant son séjour en France où son mariage, ses études, ses lectures et ses fréquentations lui révèlent la civilisation dans laquelle il s’est trouvé immergé. Sa vie et sa pensée s’emmêlent pour donner son profil définitif à l’homme. Il s’ensuit une riche moisson de 1947 à 1956, période pendant laquelle il construit le socle de sa pensée sur la base d’une trilogie formée par « Les conditions  de la renaissance », « Vocation de l’islam » et « L’Afro-Asiatisme ». En Egypte, il va le consolider par une autre trilogie constituée de « La lutte idéologique dans les pays colonisés », « Le problème de la culture » et  « Naissance d’une société ». On aurait pu y inclure « Le problème des idées dans la société musulmane » commencé au Caire en décembre 1959, interrompu après le cinquième chapitre,  repris en 1970 et publié en 1971 au Caire. La version française paraîtra en 1990 à l’initiative et avec une préface de l’auteur de ces lignes.

Bennabi est maintenant un homme qui vient de franchir la cinquantaine. Il est au sommet de la lucidité et de la maitrise de sa pensée. Il se veut moins un intellectuel passionné d’idées qu’un militant de la civilisation à la recherche de moyens d’action pour la réaliser comme s’il s’agissait d’une cause personnelle. Il y a du Céline en lui. Parlant de lui à la troisième personne, comme cela lui arrive parfois, il écrit dans un texte inédit : « C’est à grands coups de fourche qu’il remue la vieille litière où le monde musulman a passé la nuit de sa décadence. Ce nettoyage des « Ecuries d’Augias » ne manquera pas de choquer les goûts délicats qui, de peur de renifler une mauvaise odeur, préfèreraient, tout compte fait, le statut quo que l’auteur appellerait l’état post-almmohadien. »

Deux expériences complètement nouvelles l’attendent en Egypte : la Révolution algérienne et la plongée au cœur de l’Orient. Son départ pour le Caire constituera en outre un tournant important dans sa vie privée. Il va en effet se séparer de sa femme Paulette-Khadidja, malade et quasiment impotente, qui a passé à ses côtés vingt-cinq ans pendant lesquels elle lui a été d’un secours illimité sur tous les plans : affectif, moral, intellectuel et matériel. Au siège de la Délégation extérieure du FLN au Caire, Ben Bella et Khider lui font bon accueil tandis que le Dr. Lamine Debaghine le boude. Les deux premiers se trouvent au Caire depuis 1952 où ils formaient avec Aït Ahmed et Chadli Mekky la Délégation extérieure du PPA-MTLD alors que Lamine Debaghine, ancien numéro deux du PPA-MTLD, vient d’être désigné par Abane Ramdane à la tête de cette structure.

On lui offre de travailler dans la rédaction de la « Voix des Arabes », ce qu’il accepte, mais la collaboration ne dure que quelques semaines. Ses relations avec les membres de la Délégation vont évoluer en dents de scie. Elles seront bonnes avec les uns et mauvaises avec ceux qui entendent qu’il agisse sous leur contrôle tandis que lui se conçoit comme parfaitement libre de s’exprimer en qualité d’intellectuel qui n’a rien à prouver. Il ne tardera pas, dans une lettre à son ami Salah Ben Saï, de se plaindre de « la volonté sourde et tenace qui m’a systématiquement écarté de tout ce qui touche à la Révolution, comme si cette volonté omniprésente avait voulu mettre une séparation étanche entre les idées pour lesquelles j’ai lutté et la conscience algérienne ».

Le 4 juillet 1956 il rencontre en tête-à-tête Ben Bella et lui réitère son désir de servir concrètement la Révolution. Ne recevant aucun écho à sa demande, il adresse le 14 août à « Messieurs de la délégation du FLN » un courrier où il déclare : « J’ai été appelé au Caire il y a plus de trois mois par une double mission. La première concernait un livre dont le titre,« L’Afro-asiatisme », vous dira la nature du sujet traité et ses incidences sur le problème algérien dans ses rapports avec les relations internationales. Cette première mission, je l’ai accomplie dans la mesure où elle dépendait de moi. Pour le reste, la publication du livre dépend de circonstances indépendantes de ma volonté. Quant à ma seconde mission, c’est celle dont je voulais vous entretenir ici : elle concerne l’intellectuel qui a marqué sa position depuis longtemps dans la lutte anticolonialiste et qui croit devoir aujourd’hui s’engager plus expressément dans la lutte armée du peuple algérien… »

Il indique qu’il souhaite servir comme infirmier dans la zone des Nememchas  et en précise les raisons : « Ma présence au maquis me permettra de m’imprégner de l’atmosphère particulière d’une zone de combat où je puisse m’inspirer en vue d’entreprendre une « Histoire de la Révolution algérienne». Voyant que les responsables du FLN au Caire cherchent à se passer de ses services et qu’ils se désintéressent du sort de son livre, il rédige le 10 septembre 1956 une adresse « Au peuple algérien » qui commence ainsi : « Je ne sais pas où je serai quand cet écrit parviendra à la connaissance du pays…  Je viens d’achever un travail sous le titre « L’Afro-asiatisme » qui est susceptible d’avoir une influence effective sur l’orientation de cette Révolution hors de l’orbite occidentale où des forces mystérieuses dont je commence à mesurer la puissance veulent la maintenir ou la ramener… »

 

Il confie en parallèle à ses Carnets : « Dès que l’existence de « L’Afro-asiatisme » fut connue, je me suis senti environné de danger. Comme je le notais à la date du 22 juin 1956 dans mon carnet-journal, je me suis senti comme un grain de poussière engagé entre des
forces formidables… » 
En plusieurs endroits de ses écrits publics et inédits Bennabi dont l’idée la plus sûre qu’il a de lui-même est qu’il est sur la terre pour jouer le rôle du « témoin » utilise l’image du grain de poussière ou de l’atome pour faire ressortir l’énormité du déséquilibre des forces entre lui et les évènements dans lesquels il est engagé, comme dans cet article où il écrit : « Le témoin… un atome peut-être mais un atome nécessaire pour que la roue de l’histoire humaine poursuive son mouvement. Toute existence, tout évènement sont des parcelles, des atomes du destin du monde. [1]»

Dans les milieux estudiantins et universitaires arabes le nom de Bennabi est maintenant largement connu. La publication en leur temps du « Phénomène coranique », des « Conditions de la renaissance » et de « Vocation de l’islam » avait suscité des débats en Algérie et en France dont les échos étaient parvenus au Liban, en Egypte, en Syrie, au Maroc, etc. Il travaille à la traduction en arabe de ses livres avec le libanais Omar Meskawi et les Egyptiens Abdessabour Chahine et Mahmoud Chaker. « Les conditions de la renaissance » sort en 1957 avec une nouvelle introduction et un chapitre supplémentaire, « Le phénomène coranique » en septembre 1958 avec une introduction de Bennabi et une autre de Mahmoud Chaker  et « Vocation de l’islam » en 1959.

Durant la période égyptienne Bennabi va publier en tout une brochure et six nouveaux livres. Socialement il vit très modestement, partageant pendant près de deux ans un appartement avec des étudiants. Ses ressources proviennent d’un maigre pécule qu’il reçoit du FLN. Il se tient à l’écart des tiraillements de la direction de la Révolution entre l’intérieur et l’extérieur, les « politiques » et les « militaires ». Les figures et les courants politiques qu’il a connus et critiqués en Algérie se sont transposés au Caire et, avec eux, les préjugés à son égard. De son côté, il ne les épargne pas, les traitant de « zaïmaillons », de « sinistre bande » et même de « gang ».

Depuis son arrivée au Caire Bennabi s’est vite senti suivi, surveillé, cerné. Il note dans ses Carnets : « C’est ce qui m’a suggéré d’ailleurs de dédier mon livre (« L’Afro-asiatisme ») à Nasser pour le placer sous sa haute protection morale avec la personne de son auteur ». Il se sent de nouveau pris au piège entre le « colonialisme scientifique » et la « colonisabilité inculte ». En plus de ses épreuves morales dues à l’incompréhension qui l’entoure, à la difficulté de publier et à sa non-implication dans la direction de la Révolution algérienne, il culpabilise vis-à-vis de son père resté à Tébessa et de ses sœurs réfugiées en Tunisie qui vivent dans un dénuement complet, comme il se fait un sang d’encre pour sa femme malade et seule au Luat-Clairet (Normandie).

Il leur envoie de l’argent chaque fois qu’il peut, lui-même étant fort démuni. Tous réclament son aide mais lui est impuissant à secourir autant de peines à la fois. Il en veut au gouvernement égyptien d’avoir empêché le rayonnement de « l’Afro-asiatisme » et aux responsables algériens au Caire de l’ignorer systématiquement. En janvier 1957, il demande à Lamine Debaghine de l’aider à amener sa femme au Caire. Celui-ci se dérobe. En mars, il écrit au même pour lui exprimer son souhait d’entreprendre une tournée dans les pays afro-asiatiques pour expliquer le contenu de son livre. Refus. Devant tant d’obstruction, il laisse libre cours à sa colère dans une lettre qu’il lui adresse le 13 mars 1957 où il parle de lui et de ses collègues de la Délégation comme de « messieurs qui préféraient servir la Révolution bien douillettement naguère à l’Assemblée algérienne ou au Parlement français, et aujourd’hui dans de confortables hôtels ».

L’ONU a fixé la date du 30 janvier 1957 pour débattre de la question algérienne. La conférence de Bandoeng a été la première enceinte internationale où a été reconnu le droit à l’autodétermination du peuple algérien. Le deuxième acte sur la voie de l’internationalisation du problème algérien a été le vote de la X° session de l’Assemblée générale de l’ONU le 30 septembre 1955 par lequel le problème était sorti pour la première fois du strict cadre français. En Algérie, le FLN décide d’apporter au monde la démonstration de l’engagement du peuple algérien derrière lui. Le CCE (Comité de Coordination et d’Exécution, instance dirigeante du FLN mise en place par le Congrès de la Soummam) appelle à une grève de huit jours. La répression s’abat sur l’Algérie mais l’objectif est atteint. Le leader qui en a eu l’idée, Larbi Ben M’hidi, est arrêté puis assassiné. Le 08 avril 1957, Larbi Tebessi est enlevé à Alger par une organisation terroriste, la « Main rouge », émanation des services spéciaux français qui l’assassine et fait disparaître son corps. Dans la presse coloniale le crime est imputé au FLN qui l’aurait exécuté pour « trahison ». Bennabi réagit dans une mise au point datée du 10 avril à cette version et la dément tout en s’étonnant de l’absence de réaction de la part de la direction officielle de la Révolution. Le 24 avril 1957 il adresse une lettre « A l’armée de libération » dans laquelle il réitère son souhait d’être l’historien de la Révolution. Il se plaint de ce que la « Délégation extérieure du FLN » n’utilise pas ses services et rappelle son passé de militant anticolonialiste et les déboires qui en ont découlé pour lui et sa famille.

A Alger, une lutte implacable est engagée depuis plusieurs mois entre les réseaux urbains de Yacef Saâdi et les corps d’élite de l’armée française. C’est la fameuse « Bataille d’Alger ». Comme tout Algérien, Bennabi est remué au plus profond de lui-même. En juin, il publie en arabe, français et allemand « SOS Algérie », une
brochure dans laquelle il dénonce la pratique de la torture et le massacre des Algériens, évoquant le chiffre d’un demi-million de morts. Il interpelle l’ONU sur ses responsabilités face au drame algérien et demande l’envoi d’une commission d’enquête internationale pour mettre fin à la politique génocidaire menée par l’armée française. Il appelle  aussi à des manifestations à travers le monde. On lit : « Devant cette tragédie morale et humaine le monde civilisé ne doit pas se taire et la voix de Bandoeng ne doit pas demeurer muette. Il faut une explosion d’horreur dans les consciences, une marche symbolique de l’indignation humaine : une marche d’enfants, de femmes, d’hommes de bonne volonté pour obliger les détenteurs du pouvoir en ce monde à faire leur devoir… L’humanité doit, par une décision historique, se désigner elle-même la gardienne des lois qui garantissent le respect de la personne humaine… »

La Délégation extérieure du FLN interdit la diffusion de cette brochure par ses services au motif que ce n’est pas un document « officiel ». Excédé, Bennabi termine une lettre à Debaghine datée de juillet 1957 sur ces mots : « Ce sont les mêmes influences qui ont éliminé Ben Boulaïd, Zighoud et cheikh Larbi Tebessi qui ont agi à mon égard pour me tenir à l’écart de la Révolution : n’ayant pu me supprimer, on a réussi à me neutraliser. »

En décembre 1957 se tient au Caire la deuxième Conférence afro-asiatique. Bennabi pense en toute logique que les responsables du FLN au Caire vont l’y déléguer compte tenu de ses compétences en la matière mais il ne tarde pas à déchanter. Le 12 janvier 1958 il leur écrit une lettre vengeresse pour leur apprendre qu’il a participé malgré eux aux travaux de la Conférence, non pas en qualité d’Algérien, ce qu’il déplore, mais en tant qu’invité personnel du président de la session, Anouar Sadate : « Ainsi donc, Messieurs les délégués du FLN à l’extérieur, il vous a plu que l’auteur de « L’Afro-asiatisme » ne représente l’Algérie à aucun débat. Vous n’avez même pas songé à prendre son avis professionnel  sur la rédaction de l’exposé que vous avez lu à l’Assemblée générale sur la situation en Algérie… Vous avez fait tout ce qu’il était en votre pouvoir de faire pour tenir l’auteur de « L’Afro-asiatisme » éloigné de la tribune des peuples afro-asiatiques… Je vous prie de ne plus me verser désormais la subvention mensuelle que jusqu’ici vous avez bien voulu m’assurer : je ne veux pas qu’elle devienne à vos yeux la preuve de ma complicité ou de ma complaisance dans une situation qui me paraît anormale. »

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Quelques jours après Anouar Sadate lui envoie la copie d’un article destiné au magazine soviétique « International Affairs » où il évalue les résultats de la conférence. Bennabi y est copieusement cité à travers des extraits de « L’Afro-asiatisme », ce qui atteste combien Sadate souscrivait à ses thèses. Le quotidien « Al Ahram » du 8 février 1958 publie une dépêche annonçant la nomination de Bennabi comme conseiller au Secrétariat du Congrès islamique. Présidée par Anouar Sadate, cette institution regroupe les « alems » les plus en vue et des figures politiques égyptiennes de premier plan : « Des moyens sans but et des hommes sans mission » note toutefois Bennabi dans ses « Carnets ».

Debaghine, Benkhedda et Tewfik al-Madani sont les plus farouches partisans de sa mise à l’écart des affaires de la Révolution. Il confie à ses Carnets : « Depuis deux ans, je suis comme un avoir paralysé dans un compte gelé dans une banque. ». Même le Dr Khaldi et Salah Ben Saï ne lui ont pas écrit depuis un an. Le premier, qui avait pris part aux côtés d’Albert Camus et de Ferhat Abbas au meeting pour la « trêve civile » au « Cercle du progrès » a quitté clandestinement l’Algérie et s’est réfugié au Maroc où il est médecin-chef dans un hôpital du FLN, et le second dirige une industrie dans le même pays où il met ses moyens à la disposition de la Révolution. Le 15 avril, il rédige une lettre ouverte aux chefs des deux superpuissances, Eisenhower et Khrouchtchev. Nasser devant effectuer un voyage officiel à Moscou, Bennabi lui adresse le 15 mai une lettre dans laquelle il lui demande d’intervenir auprès du Kremlin en vue d’un soutien à la Révolution algérienne. Le 20, Sadate lui commande une étude comparative sur l’islam, le bouddhisme et le christianisme.

Le 12 mai, la revue « Présence africaine », installée à Paris, lui demande l’autorisation de publier des extraits de l’ « Afro-asiatisme » et de préparer un message à l’intention du congrès des Ecrivains noirs qui doit se tenir en septembre à  Rome.  Le 12 juillet, « Rose el-Youssef » publie une interview de lui. Dans une  nouvelle lettre à « Messieurs du FLN et de l’ALN au Maroc » datée du 18 juillet il écrit : « Je tiens à dissiper une idée qui pourrait fausser votre jugement : je ne suis candidat à aucune charge officielle dans le futur Etat algérien ». Au congrès des Ecrivains afro-asiatiques qui s’ouvre à Tachkent (URSS) le 1er octobre, la direction de la Révolution algérienne n’a pas jugé utile d’inclure Bennabi dans la délégation formée de membres dont aucun n’est écrivain. Il en est écœuré. Lorsque se tiendra en février 1959 au Caire le Congrès des jeunesses afro-asiatiques en présence de Nasser, il ne figurera pas plus parmi les invités.

Le 14 janvier 1959, Messali Hadj retrouve sa liberté. Bennabi commente en ces termes la nouvelle : « Moment tragique pour le vieux « zaïm » qui voit les « zaïmillons » dont lui-même est en partie l’auteur, le chasser du trône qu’il avait cru sien à jamais. » Ben Khedda qui a vécu depuis 1955 toutes les étapes de la Révolution dans les sphères dirigeantes donnera raison à Bennabi, mais trop tard, quand il écrira des décennies après l’indépendance : « C’est l’ego, le « moi », source d’orgueil et d’autoritarisme qui l’a emport
é, cette maladie de nos « zouamas » qui les rend sourds à toute contestation et les fait glisser insensiblement au « pharaonisme ». Lorsqu’à cela s’ajoutent la médiocrité et l’incompétence, il faut s’attendre au pire.[2]» Mais avant d’écrire ces lignes (trente ans après) Benkhedda qui a dirigé le GPRA n’a pas eu le moindre égard pour Bennabi qu’il a systématiquement ignoré au Caire [3].

Ce problème du « moi » est assurément l’un des symptômes de la crise du monde musulman. Aux réunions du Congrès islamique Bennabi a souvent l’occasion de relever les ravages provoqués par le « télescopage des moi ». Il écrit dans une note du 1er avril 1959 : « Le monde musulman est la proie d’un débordement inusité du « moi » et à chaque pas il y a une catastrophe. Quand les « moi » se rencontrent dans nos réunions, leurs chocs pulvérisent les problèmes : il n’y a plus de problèmes, on ne s’occupe que des considérations d’amour-propre ou d’intérêts personnels. C’est cela le monde musulman de 1959 : monde malade incapable d’action car toute action suppose une idée directrice et un moyen d’exécution. Mais l’idée et le moyen ont un rapport mutuel avec l’équation personnelle, c’est-à-dire avec le moi ». Brahim Mazhoudi, Amara Bouglez, Al-Ouardi et Bouguessa et beaucoup d’autres figures de la Révolution algérienne lui rendent souvent visite à domicile. Ils se plaignent de leurs collègues du GPRA qu’ils accusent de créer chacun pour  son compte une zone d’influence à l’intérieur du pays, plutôt que de s’employer à lutter contre le colonialisme.

A la fin du premier semestre de l’année 1959 Bennabi entame une tournée en Syrie et au Liban où il va séjourner près d’un mois. Il est reçu comme un hôte d’honneur et donne plusieurs conférences dans les deux pays. C’est un mois de bonheur qu’il connaît. Avec la parution de ses livres en arabe, son nom est maintenant célèbre dans tout l’Orient. On lui propose de s’établir au Liban. Le Dr. Hassan Saâb, qui vient de traduire le texte d’« Islam et démocratie » insiste, mais Bennabi ne peut s’y résoudre malgré le malaise qu’il éprouve en Egypte où ses relations sont de plus en plus difficiles avec les chefs de file du courant marxiste au sein du gouvernement égyptien dirigé par Ali Sabri qui nourrit une hostilité particulière envers lui. En fait, il ne pouvait que difficilement s’accorder philosophiquement et politiquement avec le régime nassérien qui prônait le nationalisme arabe alors que lui ne croyait qu’à l’unité civilisationnelle du monde musulman dans une perspective d’unification plus large : le mondialisme. Cette différence de vue est d’ailleurs nettement affichée dans « L’Afro-siatisme » et  « Idée d’un Commonwealth islamique ». Il peut néanmoins compter sur l’amitié des ministres  Hassan al-Bakouri, Kamel-Eddin Hussein, Ahmed Abdelkarim, Nihad al-Kacem et d’intellectuels révérencieux envers lui comme Omar Baha-Eddine al-Amiri, le Dr. Al-Bahi, Saïd al-Aryan, le Dr Abou Zahra, Salah-Eddin Echach… Il rend aussi souvent visite à l’Emir Abdelkrim al-Khettabi, héros de la guerre du Rif dans les années 1920.

Le journal irakien « El-Hourriya » du 12 octobre 1959 consacre son édition aux deux évènements du jour : la tentative d’assassinat contre le président irakien, Abdelkrim Kassem, et la lettre ouverte adressée par Bennabi aux présidents Khrouchtchev et Eisenhower, réunis à Camp David, dans laquelle il les presse de trouver un dénouement à la crise algérienne. Il évoque parmi les derniers méfaits du colonialisme l’assassinat d’Aïssat Idir, fondateur de l’UGTA. En novembre, il est de nouveau au Liban où il est invité à un congrès des sciences politiques. Le 12 décembre, Nasser lui envoie un mot de félicitation pour sa lettre ouverte aux leaders américain et soviétique.

L’université islamique d’al-Azhar le sollicite souvent pour l’analyse d’ouvrages occidentaux tels que « L’évolution de l’islam » de Raymond Charles, « La Bible et le Coran » de Jacques Jomier, ou « L’islam face au développement économique » de Jacques Austruy. Bennabi rédige en arabe des comptes rendus analytiques de ces livres. L’examen des manuscrits et brouillons retrouvés dans ses archives démontre que sa maîtrise de l’arabe est alors totale car il s’agit d’ouvrages traitant de domaines aussi divers que l’exégèse, l’économie ou la géostratégie. Le 19 janvier 1960, il rencontre Mawdudi (1903-1980) en visite au Caire. Au cours du même mois, la revue « Présence africaine » publie le message qu’il a envoyé  au congrès des Ecrivains noirs à Rome. En août, il est de nouveau à Damas pour des conférences. Plusieurs ministres lui rendent visite. Le 18 octobre, il écrit à Khrouchtchev pour le remercier de soutenir l’Algérie. En novembre, le secrétaire du roi Séoud entre en relation avec lui et lui propose de s’installer aux USA comme « guide » d’une association de musulmans. Il refuse. En décembre, il se rend de nouveau en Syrie où ses conférences connaissent un grand succès.

A la fin de l’année 1960 la presse égyptienne publie une information selon laquelle Bennabi est proposé pour le prix Nobel de la paix. Celui-ci réagit en rédigeant un communiqué dans lequel on lit « Je ne me suis pas proposé à ce prix et je n’ambitionne pas de l’obtenir » et l’envoie à différents journaux. Quelques jours plus tard le journal « Al-Haqaïq » du 29 décembre 1960 publie un article intitulé : « Un philosophe algérien proposé pour le prix Nobel » où on peut lire : « Les milieux littéraires à Stockholm ont proposé deux écrivains pour le prix Nobel dont l’un est l’écrivain algérien Malek Bennabi… Mais ce prix a été obtenu par le passé et le sera encore à l’avenir par d’autres que Malek Bennabi, étant donné la nature de son combat politique et la philosophie par laquelle il ouvre à l’humanité des perspectives nouvelles vers le droit, le bien et la paix…» L’information laisse froid le GPRA, montrant à la communauté internationale qu’il ne soutenait pas cette éventualité.

Ce n’est pas la
première fois que Bennabi est proposé à un prix. Dans le manuscrit en français de « La lutte idéologique dans les pays colonisés » il rapporte que dans son édition du 26 mars 1954 l’organe francophone des Oulamas, « Le jeune musulman », a publié un communiqué de la « Communauté islamique de Hambourg » annonçant que le Dr. Pfaus s’est vu décerner le Prix de l’Association des journalistes indiens. Celui-ci, selon le même communiqué, a « suggéré au président de ladite association que Mr Malek Bennabi, l’auteur du livre « Le phénomène coranique », mériterait également ce prix ». Aussitôt après, Bennabi publie une mise au point où il déclare : « Je ne saurais accepter de prix ni pour « Le phénomène coranique » ni pour un autre ouvrage ». Par contre, c’est lui qui a été l’initiateur de la recommandation d’instituer un « prix de la zone de paix », objet de la résolution n° 10 de la Conférence afro-asiatique du Caire de décembre 1957. Il en avait eu l’idée en 1954, c’est-à-dire bien avant la naissance du mouvement afro-asiatique, selon ce qu’il en rapporte lui-même dans la version française de « La lutte idéologique dans les pays colonisés ».

Lorsqu’éclatent les évènements de Bizerte, Bennabi envoie au président Bourguiba un télégramme où il lui dit : « Ai l’honneur venir respectueusement offrir mes services comme brancardier partout où héroïque peuple tunisien doit poursuivre son combat sacré contre agression coloniale. Respects. Malek Bennabi. Homme de Lettres. 51, rue Séoud. Héliopolis. » A la proclamation du cessez-le-feu en Algérie le 19 mars 1962, il est à Assouan à l’invitation du gouverneur. Il rentre aussitôt au Caire pour être au rendez-vous de l’accueil des leaders algériens (les cinq « historiques » qui venaient d’être libérés) à l’aéroport aux côtés de Nasser, Kamel-Eddin Hussein et Hussein Chafii.                                                                                                         

[1] Cf. « A la veille d’une civilisation humaine ? 4 », « La République algérienne » du 29 juin 1951. Cette pensée de Bennabi est à rapprocher de celle de Napoléon Bonaparte qui, à la veille de la bataille de Russie, a tenu ces propos : « Je me sens dirigé vers un but que j’ignore. Dès que je l’aurai atteint, dès que je ne serai plus nécessaire, il suffira d’un atome pour me briser. Mais jusqu’à ce moment-là, toutes les forces des hommes ne pourront rien contre moi. » La détermination est la même chez les deux hommes. Mais l’un est à la tête de la meilleure armée de l’époque, tandis que l’autre se démène tout seul sur le front de la guerre idéologique où il fait face au colonialisme et à la colonisabilité unis contre lui.

[2] « Les origines du 1er novembre 1954 », Ed. Dahlab, Alger 1989.

[3] Nous nous sommes abstenu  de rapporter les jugements les plus sévères de Bennabi sur les personnalités nationales ou étrangères à qui il a eu affaire et dont certaines sont encore en vie.    

Source: Le Soir d'Algérie du jeudi 12 /11/2015 publié sur Oumma avec l'accord de Nourredine Boukrouh 

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