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Pensée de Malek Bennabi: “L’échec de la renaissance “

C’est dans « Vocation de l’islam» que Bennabi consacre les plus larges développements aux causes de l’échec de la renaissance aussi bien en Algérie qu’à l’échelle du monde musulman en commençant par signaler l’occultation par les intellectuels musulmans des XIX et XX° siècles du phénomène « décadence ».

Pour eux, le déclin était regardé comme un sommeil passager dont on pouvait se réveiller frais et dispos, ou à la rigueur comme un déclassement par rapport à l’Europe qui pouvait être surmonté avec le temps et de l’argent. Pour lui, au contraire, c’était quelque chose de beaucoup plus grave. Ce n’était ni un arrêt momentané dans un processus, ni un simple déclassement, ni un manque d’argent, mais une régression, une perte de vitalité, une inversion des valeurs en non-valeurs. C’est sur la société issue de cette décadence, la société post-almohadienne, qu’est venu se greffer le mouvement de Nahda avec sa double composante. La renaissance ne pouvait dans de telles conditions qu’être vouée à l’échec. Ce sont ces données «internes » qui ont échappé aux réformateurs ou qu’ils ont minimisés.

Bennabi trouve l’origine de cette carence dans la formation et le mode de pensée des hommes qui ont piloté le mouvement de renaissance : « Le rôle de Djamel-Eddin al-Afghani ne fut pas celui d’un penseur creusant les problèmes et en mûrissant les solutions. Son extraordinaire culture n’était qu’un moyen didactique d’action révolutionnaire. A l’époque où il vivait, dans les conditions où se trouvait le monde musulman plongé encore dans une totale apathie, cette action avait une portée psychologique et intellectuelle plutôt que politique… S’il ne fut ni le directeur, ni le doctrinaire du mouvement réformiste moderne, il en fut l’initiateur, à la fois en recueillant et en transmettant tout au long de sa vie de pèlerin cette inquiétude à qui l’on doit les modestes efforts de renaissance actuels, et en s’efforçant de recomposer politiquement le monde musulman.

Mais cette recomposition était orientée vers les masses et les institutions et non vers l’homme à réformer, l’homme post-almohadien. Djamel-Eddin avait la juste vision de la pourriture de son milieu, mais sans perdre de temps à en étudier les facteurs internes, il croyait la faire disparaître en supprimant son cadre institutionnel… C’est ainsi que s’il a bien été le promoteur du mouvement réformateur et demeure le héros légendaire de l’épopée moderne, il n’était pas lui-même « réformateur » au sens exact du terme. C’est au cheikh Abdou qu’il était réservé de poser le problème de la réforme, de toutes les réformes. Abdou était un Egyptien azharite : l’Egypte, immémorialement attachée au sol, a toujours été une société, c’est-à-dire un milieu où l’individu est constamment fondu dans une collectivité et doué de ce fait de l’instinct des réalités sociales… Après avoir pris conscience du drame musulman, Abdou devait obligatoirement le transformer en problème social alors que son maître Djamel-Eddin, esprit tribal et empirique, le voyait sous l’angle politique… Abdou savait que pour réaliser la réforme, il faut tout d’abord réformer l’individu. Il trouvait d’ailleurs à cette conception une haute référence dans le Coran : «Dieu ne change rien à l’état d’un peuple… ».

Dans ce verset qui devint le mot d’ordre de l’école, notamment dans l’islahisme nord-africain, il y a un énoncé rigoureux de tout le problème social dont la donnée essentielle est dans l’âme de l’individu. Comment transformer cette âme ? C’est ici que l’esprit dogmatique du cheikh Abdou intervient. Il pense – comme le pensera plus tard l’indien Sir Mohamed Iqbal – qu’une reformulation de la théologie musulmane est indispensable. Mais ce mot de « théologie » deviendra la fatalité du mouvement réformateur : celle qui le fera dévier partiellement en dévalorisant certains de ses principes directeurs, tels que le « salafisme »… La théologie ne touche en effet au problème de l’âme que dans le domaine du credo, du dogme. Or le musulman, même le musulman post-almohadien, n’avait jamais abandonné son credo. Il était demeuré croyant, ou plus exactement dévot ; sa croyance était devenue inefficace parce qu’elle avait perdu son rayonnement social, parce qu’elle était devenue centripète, individualiste : foi de l’individu désintégré de son milieu social… »

Dans ce portrait des deux leaders de la Nahda se trouvent résumées les causes qui vont priver de toute efficacité les efforts déployés par le mouvement réformiste qui n’aura fait au total que remettre à l’honneur la théologie qui n’a ni posé le problème de la « fonction sociale » de la religion, ni procédé à une discrimination entre les traditions : « Le mot « traditions » est, en arabe, un mot magique : il peut recouvrir toutes les superstitions, toutes les mystifications, sous le vernis prestigieux de l’islam. Alors que l’essor « Meiji » orientait le Japon vers les techniques, celui de la renaissance musulmane restera longtemps circonscrit au domaine où le maintenaient à la fois les inclinations naturelles de l’homme post-almohadien – peu soucieux d’efficacité – et les données propres aux institutions culturelles qui avaient depuis longtemps perdu leur objectif social. »

Et Bennabi de prédire les catastrophiques conséquences de cette confusion dont les effets apparaîtront plus tard sous forme de discours islamiste et d’actes terroristes : « C’est ainsi que l’idéal islamique, idéal de vie et de mouvement, a sombré dans l’orgueil et particulièrement dans la suffisance du dévot qui croit réaliser la perfection en faisant ses cinq prières quotidiennes sans essayer de s’amender ou de s’améliorer… Il est irrémédiablement parfait, parfait comme la mort et comme le néant. Tout le mécanisme psychologique du progrès de l’individu et de la société se trouve faussé par cette morne satisfaction de soi. Des êtres immobilisés dans leur médiocrité et dans leur imperfectible imperfection deviennent ainsi l’élite morale d’une société où la vérité n’a enfanté qu’un nihilisme. La différence est essentielle entre la vérité, simple concept théorique éclairant un raisonnement abstrait, et la vérité agissante qui ins
pire des actes concrets. La vérité peut même devenir néfaste, en tant que facteur sociologique, lorsqu’elle n’inspire plus l’action et la paralyse, lorsqu’elle ne coïncide plus avec les mobiles de la transformation, mais avec les alibis de la stagnation individuelle et sociale… Cette paralysie morale, qui est incontestablement le résidu post-almohadien le plus dangereux, immobilise la société musulmane, incapable du sur-effort nécessaire à son redressement. La paralysie intellectuelle n’est qu’une de ses conséquences…» (« Vocation de l’islam »). 

Nous tenons là une extraordinaire illumination de l’imbroglio psychologique dans lequel se trouvent les musulmans sans en comprendre la nature ou l’origine. Les pays occidentaux où sont établies des communautés musulmanes en constatent les effets quotidiens et commencent sérieusement à s’inquiéter de leurs conséquences sur leur avenir. L’explication proposée ici par Bennabi éclaire beaucoup de questions sur le comportement des musulmans par rapport à celui des autres communautés. Un des paradoxes qui en découlent est celui exprimé par la formule « mendiants et orgueilleux ». La morgue, l’insolence, la suffisance, voire le mépris affiché de manière plus ou moins visible par les musulmans à l’égard des « autres » a son point de départ dans la confusion opérée par eux entre l’idée islamique et leur propre personne. 

La seconde paralysie découle de la précédente : c’est le « taqlid ». Lorsqu’on cesse de se perfectionner moralement, on cesse fatalement de modifier les conditions de sa vie et on devient incapable de penser cette modification. Peu à peu la pensée se trouve figée, pétrifiée dans un monde qui ne raisonne plus parce que son raisonnement n’a pas d’objet social : « Le « taqlid », ou conformisme moral, implique fatalement un renoncement à l’effort intellectuel, à cet « ijtihad » qui fut la directive essentielle de l’esprit musulman de la grande époque. Le « tajdid », consécutif à l’œuvre de cheikh Abdou, fut essentiellement un renouvellement littéraire qui n’empêcha pas le maintien de la pensée musulmane dans la soumission aux règles d’un traditionalisme étouffant…Du côté réformiste, elle est demeurée nouée aux thèmes classiques : la théologie, le droit, la philosophie, la scolastique, et dans aucun de ces domaines elle n’a dépassé les jalons posés par les maître de la réforme… Même dans les pays musulmans affranchis de la tutelle colonialiste la pensée n’a pas encore acquis sa personnalité, son droit de cité, sa valeur sociale comme moyen d’action et base essentielle de l’activité… Si bien que cette pensée demeurant inefficace, l’action devient agitation, bousculade ridicule, ce qui n’est qu’une forme de paralysie sociale. Toute action réelle entretient un rapport direct avec la pensée, et toute absence de ce rapport implique une action aveugle, incohérente, quelque chose comme un effort sans motif » (« Vocation de l’islam »). 

En conséquence, poursuit Bennabi, « il ne faut pas s’étonner de ce que la pensée arabe n’ait pas encore acquis le sens de l’efficacité. Le despotisme des mots et des formes imprime un caractère superficiel à toute traduction de la renaissance… Si bien que des vérités vivantes qui avaient façonné naguère le visage de la civilisation musulmane, ne sont plus désormais que des vérités mortes ensevelies sous de belles phrases et sous une vaste érudition. Il semble que l’idéal demeure ce qu’il a été depuis la décadence : le fameux « puits de science » où la science s’engloutit et perd le sens de son rôle social… Tendue vers l’apologie du passé, la culture prend un caractère d’archéologie où l’effort intellectuel n’est pas dirigé vers l’avant mais vers l’arrière ». 

Plus tard, Edward W. Saïd parlera du « calme monumental et de la majesté inviolée de la tradition », poursuivant : «Le nœud de l’affaire pour l’intellectuel dans l’islam réside dans la renaissance de l’Ijtihad, de l’interprétation personnelle, et non dans une abdication moutonnière face à l’ambition politique des oulémas et des démagogues charismatiques»[1]. Toynbee qualifie de « péché d’idolâtrie » cette attitude et dit : « Une passivité aveugle devant le présent provient d’un aveuglement devant le passé. Et cet aveuglement est précisément le péché d’idolâtrie ». Abdou, quant à lui, utilisait l’expression de « Ahl al-djoumoud» (les partisans de l’immobilisme) pour désigner les oulamas de son temps. Avant lui, Ibn Khaldoun écrivait au sujet des savants religieux : « Ils se cramponnent au passé sans comprendre que la perfection n’est pas héréditaire »[2]. 

L’ambition des réformateurs allait consister finalement en un simple mouvement d’imitation : «Le mouvement tendait en fin de compte, plutôt qu’à transformer les conditions réelles et fondamentales de la société musulmane, à la doter de moyens appropriés à sa défense ou à sa justification… C’est ainsi que la renaissance s’est engagée dans la voie du « choséisme »… Pour la justification, on forgea un outil à double tranchant : on concevait ou on recréait le goût des valeurs islamiques pour faire face à l’emprise culturelle de l’Occident. Mais en faisant face de cette manière au colonialisme, on conservait ou en laissait intactes les données de la colonisabilité». Il ajoutera dans « Perspectives algériennes » : « Ceux de ma génération qui ont lu « La faillite morale de la politique occidentale en Orient » du turc Ahmed Riza ou les écrits de Chakib Arslan, ont lu en fait des œuvres de défense et de justification, non des œuvres d’édification ou d’orientation ». Au lieu de se traduire en une doctrine précise de la renaissance, en un système cohérent, les efforts intellectuels partaient en flambées apologétiques ou polémiques : « L’islah algérien lui-même ne fut en gros qu’une polémique contre le maraboutisme et le colonialisme. »

Pour se représenter ce qui manquait à tous ces efforts, souligne Bennabi, « il faut se figurer une œuvre de Marx, d’Engels ou de Lénine réduite à sa critique de la société capitaliste, sans regard sur les lacunes de la classe ouvrière, ni ouverture sur la construction de la société socialiste». 

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La théologie a exercé sur les es
prits une double contrainte, privative et répressive. En idéalisant le passé, en minimisant les effets de la décadence, en déresponsabilisant les musulmans de leur sort historique et en les innocentant, en refusant d’adapter les attitudes intellectuelles aux réalités du monde moderne, le salafisme, la théologie et le traditionalisme ont bloqué l’évolution de l’esprit musulman et réduit la renaissance à une apologie des pratiques et des modes de vie du passé. Cette culture qui repousse la causalité et la créativité au profit de l’imitation d’un modèle qui incite au « tawakul » (compter sur Dieu) et au « yaquin » (quiétisme), ne pouvait que perpétuer des mentalités passives, fatalistes et a-historiques, des mentalités prévenues contre toute idée de compétition, de combat de l’homme pour la conquête de la nature, de volonté de surmonter les défis, de sens tragique, d’esprit d’entreprise… 

Elle ne pouvait générer que le renoncement fataliste, l’attente du Dernier jour, la négation de toute remise en cause, les interdits et le despotisme ; Dieu règne, le croyant végète ; aux problèmes posés par l’Histoire, la nature et la compétition internationale, cette culture oppose de simples vertus : la solidarité, l’égalité, la justice et la promesse du paradis assuré pour l’éternité ; aux débats intellectuels elle oppose le consensus des oulamas … Dès lors, la responsabilité de déclencher et de piloter une renaissance ne pouvait être assumée par ceux qui n’en avaient ni l’envie, ni la volonté, ni les moyens conceptuels. Or, c’est vers les oulamas et les organismes en charge des questions religieuses que l’on se tourne chaque fois que le sujet est évoqué, jamais vers les universités, les intellectuels ou les chercheurs, alors qu’en Occident la Renaissance n’a pas été le fait du clergé, mais de réformateurs à l’esprit ouvert, de savants, d’artistes, de penseurs, de philosophes et de dirigeants politiques. 

Mais il n’y a pas que le mouvement réformiste à incriminer dans l’échec de la renaissance. Il y a son frère jumeau, le courant moderniste, qui y est pour beaucoup. Bennabi se penche sur les circonstances de sa formation : «En découvrant le monde musulman, l’Europe était loin d’y apporter toute son âme ni davantage toute sa civilisation, sauf en ce qui concerne les commodités immédiates du colon. Sur le plan « indigène », elle avait toutefois apporté ce qu’on appelle l’école indigène, et c’est de ce très petit apport que le mouvement moderniste du monde musulman devait partir. L’« école », sur le plan du modernisme, fait pendant à la medersa sur le plan de la réforme. La medersa a diffusé une pensée islamique relativement rajeunie, tandis que l’école introduit des éléments culturels nouveaux dans le monde musulman. La première aura opéré une rupture avec le passé post-almohadien, la seconde établira un contact avec la pensée occidentale… D’autre part, le petit musulman qui va à l’école indigène est le frère de celui qui va à la medersa : les mêmes habitudes mentales, la même hérédité sociologique qui marquaient le mouvement réformateur vont par conséquent marquer aussi le mouvement moderniste, mêlées à des éléments nouveaux, emprunts livresques ou empiriques à la vie européenne vue de l’extérieur… Depuis des siècles, l’esprit musulman était incapable d’aller au-delà de la pelure des phénomènes ; il ne comprend plus mais apprenait le Coran ; après avoir jugé, grosso modo, de l’utilité des « produits » européens, il n’allait pas se mettre à les critiquer. Les valeurs se discutent, mais les objets s’utilisent ; on ne s’inquiétera pas de savoir comment ils ont été créés, mais de savoir comment les acquérir. Ainsi se dessinait la première étape de la modernisation du monde musulman qui adoptera des formes sans leur contenu. Cette disposition amorça une évolution entropique qui n’accroissait pas ses moyens mais ses seuls besoins… Apparente évolution qui masque souvent une simple transformation du contenu post-almohadien d’une forme archaïque à une forme moderne… Le mouvement moderniste ne reflète en fait aucune doctrine précise. C’est qu’en réalité il ne cristallise qu’un engouement. Sa seule voie précise est celle qui conduit l’homme musulman à n’être que le client et l’imitateur sans originalité d’une civilisation étrangère qui ouvre plus volontiers les portes de ses magasins que celles de ses écoles » (« Vocation de l’islam»). 

Antérieurement à la publication de « Vocation de l’islam», Bennabi avait écrit dans un article : « Ce mouvement ne traduit pas un effort de construction mais une simple accumulation. Le modernisme musulman ne construit pas une civilisation, mais en entasse les matériaux seulement : ici un médecin, là un phonographe, ailleurs un ingénieur, autre part un appareil de radio [3]».
Au plan politique, le post-almohadien que Bennabi a décrit sous l’aspect d’un être végétatif lui semble avoir ressuscité sous les traits du « moderniste » : «L’être amibien qui n’avait plus sa bouchée de pain s’en émut, et il poussa un pseudopode vers une proie imaginaire qu’il appela « le droit ». Ainsi naquit la « boulitique », pseudopode d’une société qui avait faim mais qui n’avait plus rien pour satisfaire son besoin de nourriture ». Implacable, il poursuit : « Le mouvement moderniste n’est pas orienté vers des actes et des moyens, mais vers des modes, des goûts et des besoins. Quand ses représentants imputent au colonialisme leur propre inefficience, on a l’impression qu’il s’agit surtout pour eux d’un alibi, et qu’ils cherchent à fuir leur véritable responsabilité. D’ailleurs, ce faux-fuyant est aussi employé par le mouvement réformateur qui ne cherche pas davantage les causes internes de ses insuffisances, se contentant de les imputer aux pouvoirs politiques étrangers. Les uns et les autres n’ont pas le souci de remédier à leurs lacunes, mais seulement de les masquer aux yeux du peuple… » 

Mais Bennabi est honnête. Il reconnaît à ce mouvement son principal mérite, celui d’avoir fait bouger les esprits et écrit : « Sur le plan intellectuel, si le mouvement moderniste n’a pas apporté – faute d’un contact réel avec la civilisation moderne et d’une rupture effective avec le passé post-almohadien – les éléments d’une culture, il n’en a pas moins donné naiss
ance par ses emprunts à l’Occident à un courant d’idées, discutables sans doute, mais qui ont l’avantage de remettre en question les critères traditionnels ». Il ne nie donc pas l’apport positif du courant moderniste qui a « réussi à cristalliser une conscience collective qui manquait dans les pays musulmans depuis Siffin, et constitué dans ces pays la flèche indicatrice qui désigne, sinon le but essentiel, du moins certains buts plus ou moins pratiques susceptibles d’arracher les masses musulmanes à leur indifférence et à leur stagnation » (« Vocation de l’islam »). 

L’échec de la renaissance n’a pas seulement privé les musulmans de la solution à leurs problèmes, il a compliqué la situation antérieure : « On a ainsi l’impression que des forces jusque-là inertes ont été libérées sans qu’une place ou un rôle leur ait été assigné. Le monde musulman moderne est agité, mais comme un vase clos, une cornue d’alchimiste où les réactions qu’on provoque ne sont rapportées à aucune loi définie. C’est le drame du mouvement qui veut se libérer de l’apathie, de l’esprit luttant contre son incohérence, de l’homme qui s’est réveillé et ne sait pas encore ce qu’il doit faire… Aujourd’hui, le monde musulman est un produit mixte de résidus hérités de l’époque post-almohadienne et d’apports culturels nouveaux du courant réformateur et du courant moderniste. Ce produit n’est pas le résultat d’une orientation réfléchie ou d’une planification scientifique. Il s’agit d’un composé mixte d’archaïsmes indécantés et de nouveautés non filtrées. Ce syncrétisme d’éléments de différentes époques, de différentes cultures, sans aucun lien naturel ou dialectique, a engendré un monde qui a la tête en 1949, les pieds en 1369, et qui porte dans ses entrailles toutes les époques intermédiaires… » (« Vocation de l’islam»).

Le fourvoiement du mouvement de renaissance musulmane a débouché sur une inhibition derrière laquelle Bennabi distingue les facteurs qui se rattachent à la question des emprunts qui posent un problème d’ordre bio-historique, et ceux qui concernent l’attitude du musulman à l’égard des problèmes auxquels il est affronté et qui posent un problème psychologique : « Depuis un siècle, la société musulmane se trouve en face du problème des emprunts : portée par le mouvement même de sa renaissance à toutes les innovations et à tous les emprunts, elle est en même temps paralysée par son traditionalisme » (« Vocation de l’islam »). 

S’agissant du premier facteur, il reconnaît qu’il existe naturellement dans toute société des éléments traditionnels à côté d’éléments empruntés à d’autres cultures. Mais, pour être assimilables, ces emprunts doivent être traités afin de devenir compatibles avec le sujet receveur. C’est que la vie sociale est commandée, comme la vie organique, par des lois semblables à celle qui régit la transfusion sanguine. En vertu de cette loi, les éléments sociologiques qui caractérisent des cultures différentes ne sont pas tous et toujours interchangeables : «Les éléments sociologiques nouveaux ne sont assimilables par la société qui les emprunte que dans certaines conditions déterminées : un besoin impérieux ou un impératif supérieur. Or la société musulmane, depuis un demi-siècle, n’a pas tenu compte de ces conditions. Elle a fait des emprunts sans aucun critère, sans aucune critique, un peu par contrainte et surtout par snobisme et par carence de l’esprit. La confusion et le désordre qui règnent dans le domaine politique sont le résultat d’un mélange d’idées mortes, résidus non décantés, et d’idées empruntées, d’autant plus dangereuses qu’elles se trouvent déplacées de leur contexte historique et rationnel : le cadre européen… La décantation de ce qui est mort et le filtrage de ce qui est mortel constituent cependant le travail de base d’une véritable renaissance » (« Vocation de l’islam »). 

Bennabi note que dans le processus de la civilisation occidentale Saint Thomas d’Acquin a joué le rôle d’épurateur de la culture européenne qu’il a dégagée des influences philosophiques musulmanes – en combattant l’averroïsme – et Descartes celui de la connecter à l’esprit scientifique en introduisant dans son esprit la méthode et la preuve. La renaissance musulmane n’a pas posé son problème en termes de civilisation, « au niveau de ses fondements, de son vouloir et de son pouvoir, mais au niveau de ses produits ». C’est ainsi qu’elle s’engagea sur la voie du choséisme et de l’entassement : « Au lieu d’entreprendre l’édification d’une civilisation, on a voulu accumuler ses produits. L’œuvre de la renaissance musulmane n’a pas été une construction, mais un entassement de matériaux. Ce n’est donc pas faute de moyens, mais d’idées que la renaissance du monde musulman s’étale sur tout un siècle déjà sans être parvenue encore au résultat que d’autres sociétés, parties du même point, ont atteint. »

Passant en revue les causes de l’échec de la renaissance musulmane, Bernard Lewis parviendra plus tard aux mêmes conclusions que Bennabi sur certains points, écrivant : « A l’époque de sa grandeur, le monde musulman méprisait les autres civilisations et ne voyait rien à leur envier ou à apprendre d’elles. Les musulmans répugnent à visiter les pays « infidèles », ils ne s’intéressent pas à leur langue, à leur littérature et à leurs idées philosophiques ; ils ne traduiront pas vers les langues en usage chez eux (arabe, turc, persan) les grandes productions de l’esprit occidental entre le XII° siècle et le XIX° siècle, se limitant aux ouvrages de technique militaire ; ils cherchent à partir du XVIII° siècle à acquérir les techniques occidentales mais pas leurs idées sociales et politiques ; ils pensent que la modernisation est détachable de l’occidentalisation ; ils ne révisent que très tardivement leurs législations sur l’esclavage et les étrangers ; ils répugnent à renouveler leurs institutions politiques, préférant pérenniser le despotisme ; les femmes ne sont pas intégrées à la vie sociale… ». Toutes ces critiques sont fondées, malgré le parti pris anti-arabe et anti-musulman notoire de l’orientaliste anglo-américain[4]. 

[1] Edward W. Saïd : &laqu
o; Des intellectuels et du pouvoir », Ed. Marinoor, Alger 2001.

[2] Op.cité.

[3] « A la veille d’une civilisation humaine ? », la RA du 01 Juin 1951.

[4] Un article publié en août 2005 par « Le monde diplomatique » sous la plume d’Alain Gresh nous présente cet « orientaliste » en ces termes : « Comme Janus, le dieu romain, Bernard Lewis a deux visages. Universitaire britannique installé aux Etat-Unis en 1974, il a publié d’innombrables ouvrages sur le monde musulman. Il s’est distingué par son soutien sans faille à la politique israélienne… Depuis l’accession de Mr. Georges Bush à la présidence des Etats-Unis, il est devenu un conseiller écouté, proche des néoconservateurs, notamment de Mr. Paul Wolfowitz. Celui-ci, alors qu’il était secrétaire d’Etat adjoint à la défense, lui rendait un vibrant hommage lors d’une cérémonie tenue en son honneur à Tel-Aviv en mars 2002 : « Bernard Lewis nous a appris à comprendre l’histoire complexe et importante du Moyen-Orient et à l’utiliser pour nous guider vers la prochaine étape… ». Un an plus tard, Bernard Lewis « guidait » l’administration vers sa « prochaine étape » en Irak. Il expliqua que l’invasion de ce pays ferait naître une aube nouvelle, que les troupes américaines seraient accueillies en libératrices… Ce combat de Bernard Lewis, les comptes-rendus de ses œuvres en français le passent souvent pudiquement sous silence… Au lendemain de la guerre de Suez (1956), le Proche-Orient est en ébullition. Le nationalisme arabe s’affirme partout avec force. L’islamisme politique est marginal. Pourtant Bernard Lewis voit la volonté des peuples arabes de se libérer de la présence occidentale non comme un fait politique, mais déjà, comme une hostilité à la culture occidentale. Imperturbable, dédaigneux des changements qui bouleversent la région, il reprend son idée fixe de choc des civilisations en 1990… En résumé, « ils » ne nous aiment pas, non à cause de ce que nous faisons, mais parce qu’ils rejettent « nos » valeurs de liberté, parce que depuis deux siècles « ils » ont perdu leur puissance. Comment expliquer la nationalisation de la Compagnie du canal de Suez par Nasser en 1956 ? Par la haine musulmane de l’Occident… La chute du Chah d’Iran et la révolution de 1979 ? Par la haine de l’Occident…. Les révoltes répétées des Palestiniens face à la dépossession de leurs territoires ? Par la haine de l’Occident… La résistance en Irak ? La haine de l’Occident … Comment comprendre le conflit du Kosovo ou de Bosnie ? Par le refus des musulmans d’être gouvernés par des infidèles… Etrange historien dont les survols ignorent les faits concrets, le pétrole, l’exil des Palestiniens, les interventions occidentales… ». 

 
Source: Le Soir d'Algérie, publié sur Oumma.com avec l'autorisation de l'auteur 
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