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Pensée de Malek Bennabi: idées mortes et idées mortelles

Les idées n’errent pas toutes seules dans l’histoire, elles ont besoin d’un milieu ; elles n’existent et n’agissent que dans et sur le cerveau de l’homme. Une idée peut germer dans le cerveau d’un seul homme et se propager ensuite à toute la communauté. C’est le cas des prophètes, des leaders politiques (Alexandre le grand, Marx, Hitler, Mao…) et des génies scientifiques. Il s’ensuit des guerres, des découvertes, des philosophies utopiques ou de grandes avancées sociales. C’est là que Malek Bennabi veut en venir précisément, lui qui ne cherche pas à théoriser mais à trouver des solutions à des problèmes concrets.

Il distingue dans la sphère d’une idée, l’islam par exemple, un certain nombre d’idées mortes (qui ne sont plus opérationnelles, qui ne peuvent plus représenter un progrès, qui bloquent le processus d’évolution, qui ne produisent plus que des situations de décadence) et, tout à côté, un ensemble d’idées mortelles (qui sont importées d’un autre univers culturel, qui ne s’intègrent pas dans l’environnement auquel elles sont proposées ou imposées, qui nuisent aux équilibres en place). Les idées mortes sont celles issues de l’hérédité sociologique et les idées mortelles celles qui sont empruntées, sans décantation, d’autres cultures : « Mais s’il fallait de toute façon faire une discrimination, les idées mortes que nous a léguées la société post-almohadienne nous paraîtraient certainement plus mortelles… Celles-ci sont nées aux pieds des minarets de Karawiyine, de la Zitouna et d’El-Azhar durant les siècles post-almohadiens. Elles constituent, tant qu’elles n’auront pas été liquidées par un effort systématique, les virus héréditaires qui minent l’organisme musulman du dedans …. C’est l’idée morte qui appelle, qui attire l’idée mortelle dans la société musulmane… C’est l’esprit post-almohadien qui, secrétant des idées mortes d’un côté, aspire des idées mortelles de l’autre. Ce double phénomène de capillarité pose par son second aspect un problème qu’il faut se garder de poser à l’envers. Il ne s’agit pas en effet de se demander pourquoi il y a des éléments mortels dans la culture occidentale, mais pourquoi l’élite musulmane va précisément chercher ces éléments-là. L’élément mortel qu’on rencontre dans ce contexte culturel n’est qu’une sorte de déchet, la partie morte de cette civilisation. Si la conscience post-almohadienne va précisément recueillir dans les capitale de l’Occident ces déchets, il ne faut incriminer qu’elle » (le « PISM »). 

Traduits en langage biologique, ces propos trouvent leur équivalent dans la vie des cellules. Le prix Nobel Salk note dans ses « Métaphores biologiques »[1] : « Outre les systèmes régulateurs de la cellule elle-même et de l’organisme dont le rôle est de maintenir l’ordre et la continuité de l’environnement interne, il existe des systèmes complets de cellules essentiellement chargées des problèmes de l’adaptation à l’environnement externe. Certaines influences externes sont nuisibles ; elles doivent être reconnues comme telles et traitées en conséquence. Les cellules chargées de ce type de relation avec le milieu extérieur sont les cellules du système nerveux et celles du système immunologique… Ce dernier protège l’organisme contre les envahisseurs étrangers et contre les corps exogènes de toutes sortes. Il veille à l’intégrité de l’organisme. Il réagit instinctivement à des influences qui se sont révélées nocives au cours du passé de l’évolution, mais il n’est pas infaillible dans ses jugements et peut se retourner contre des tissus appartenant à l’organisme dont il fait partie ». 

Les musulmans, en ne comprenant pas ces considérations, se sont retrouvés dans une situation où ils ne sont ni authentiques ni efficaces, car ni ils sont restés fidèles à leurs archétypes originels, ni ils ont repris à leur compte les idées des autres. Bennabi écrit : « La société musulmane subit la Némésis des archétypes de son propre univers culturel, et la vengeance terrible des idées qu’elle emprunte à l’Europe, sans observer à leur égard les conditions qui préservent leur valeur sociale. Il s’ensuit une dévitalisation des idées héritées et des idées acquises qui porte le plus grave préjudice au développement moral et matériel du monde musulman. Ce sont les conséquences sociales de cette dévalorisation que nous constatons quotidiennement sous forme d’inefficacité, de déficiences diverses dans nos activités sociales. D’une part, les idées qui ont montré leur efficacité dans l’édification de la civilisation musulmane il y a mille ans s’avèrent aujourd’hui inefficaces comme si elles n’avaient plus leur adhérence à la réalité. D’autre part, les idées de l’Europe qui ont édifié l’ordre que nous nommons civilisation européenne perdent à leur tour leur efficacité dans le monde musulman actuel. Notre comportement actuel est entaché d’une double infidélité. Les musulmans ont perdu le contact avec les archétypes de leur univers culturel originel. Et ils n’ont pas encore établi, comme le Japon l’a fait, de véritable contact avec l’univers culturel de l’Europe … La société musulmane paye actuellement son tribut à la trahison des archétypes… C’est le moment douloureux où le musulman déchiré se partage en deux : le musulman pratiquant qui fait sa prière à la mosquée et sort de là pour devenir le musulman pratique plongé dans un autre univers » (le « PISM »).

Une société ne change pas facilement d’idées. Si on lui impose une transformation radicale qui viole ses credos et ses croyances, elle fait semblant de s’adapter, mais en fait elle se referme sur elle-même et attend le moment de rejeter les greffes et les prothèses imposées. C’est ce qu’on a vu en Turquie avec Mustapha Kemal, en Iran avec le Shah et en Afghanistan avec le régime communiste, c’est-à-dire là où se sont écroulées des constructions idéologiques imposées de l’extérieur et ne recoupant pas les archétypes et les idées imprimées dans l’inconscient collectif musulman. 

Un observateur écrivait à l’époque où Atatürk engageait ses réformes de désislamisation de la Turquie : « Au point de vu
e psychologique, les Turcs resteront musulmans, même s’ils perdent toute leur foi : c’est que l’Islam les a formés. C’est justement pour cela que je crois fermement à une nouvelle unité islamique édifiée sur la ressemblance psychologique et l’uniformité des traditions et non pas sur la foi religieuse »[2]. Soixante-ans plus tard, la vie politique turque démontra la justesse de cette affirmation. C’est pour les mêmes raisons que les idéologies laïcisantes (socialisme, baâthisme et marxisme) ont été balayées par le discours islamiste dans les pays musulmans qui ont procédé à une certaine ouverture de leur champ politique au cours des dernières décennies. Les pays musulmans ont vécu la laïcité, le socialisme marxiste et le baâthisme comme des violences. Leurs populations ont rejeté ces idéologies qui non seulement ne leur semblaient pas authentiques, mais se sont avérées inefficaces sur le plan économique.

Bennabi appelle ces échecs la némésis des idées trahies et écrit dans le « PISM » : « Une idée morte est une idée dont on a trahi les origines, qui a dévié par rapport à son archétype et n’a plus de ce fait de racines dans son plasma culturel originel. Une idée mortelle est une idée qui a perdu son identité et sa valeur culturelle après avoir perdu ses racines demeurées sur place dans son univers culturel d’origine. De part et d’autre, il s’agit d’une trahison des idées qui les rend passives ou mauvaises… Les idées tuées et les idées trahies se vengent. Il est hasardeux a priori de prendre une solution américaine ou une solution marxiste pour l’appliquer à un problème posé dans le monde arabe et musulman parce qu’il s’agit de sociétés qui sont ou bien d’âges différents, ou bien allant dans des directions différentes ». De telles situations se sont présentées ailleurs : l’URSS, une fois l’idée communiste invalidée, n’avait plus de raison d’être ; la Yougoslavie non plus. Toutes deux se sont effondrées comme des châteaux de cartes. La partie communiste de l’Allemagne (RDA) réintégra le bercail allemand, comme les deux Corées se réunifieront un jour. 

Ortega Y Gasset parle de « camouflage historique » à propos des idées qui n’ont pas d’ancrage dans le « moi » profond des peuples à qui elles sont imposées et écrit dans « La révolte des masses » : «Dans tout fait de camouflage historique il y a deux réalités qui se superposent : l’une profonde, effective et substantielle, l’autre apparente, accidentelle et superficielle… Les peuples nouveaux n’ont pas d’idées. Quand ils grandissent dans une ambiance où existe, ou vient de mourir, une vieille culture, ils s’abritent derrière l’idée que celle-ci leur offre. » C’est ainsi qu’il juge que la Russie est un « peuple en cours de formation » et l’Amérique « un peuple primitif, camouflé par les dernières inventions ». 

Gustave Le Bon est du même avis : « Le rôle des idées directrices fut toujours si prépondérant que jamais les peuples ne purent en changer sans changer aussi le cours de leur histoire… » Il avait noté quelques décennies plus tôt dans « Psychologie des foules » : « Les grands bouleversements qui précèdent les changements de civilisation semblent au premier abord déterminés par des transformations politiques considérables : invasions de peuples ou inversement de dynasties. Mais une étude attentive de ces évènements découvre le plus souvent comme cause réelle derrière leurs causes apparentes une modification profonde dans les idées des peuples… Les seuls changements importants, ceux d’où le renouvellement des civilisations découle, s’opèrent dans les opinions, les conceptions et les croyances »[3]. Médecin, anthropologue, sociologue, fondateur de la psychologie des groupes, Gustave Le bon (1841-1931) était souvent cité par Freud. Après lui, José Ortega Y Gasset écrira : « Les changements les plus décisifs de l’humanité sont des changements de croyances.[4] » Mais bien avant eux, Montesquieu avertissait « combien il faut être attentif à ne point changer l’esprit général d’une nation »[5].

Quand elles ne trouvent pas là où elles sont apparues le cadre adéquat pour se réaliser, les idées, vraies ou fausses, cherchent ailleurs les conditions favorables à leur épanouissement. Elles cherchent un asile sûr qu’elles trouveront en Chine pour le bouddhisme, en Europe pour le christianisme, en Russie pour le communisme, etc. Le bouddhisme, né en Inde, a dû émigrer en Chine faute de pouvoir concurrencer l’hindouisme. Le christianisme n’a pas pu s’imposer à Jérusalem aux Juifs. Il a dû émigrer en Europe à la recherche d’âmes vierges. Il n’a pas pris racine en Orient (Egypte, Turquie, Maghreb) même avant l’apparition de l’islam. C’est dans ces pays d’ailleurs que se sont déclarés les schismes les plus graves : Donatisme en Afrique du Nord, Arianisme en Egypte au IV siècle, Nestorianisme un demi-siècle après, Monophysisme qui a conduit à la rupture entre l’Eglise byzantine et Rome… Né en Allemagne avec Marx et Engels, le communisme a trouvé un terrain favorable en Russie et en Chine et non dans le pays où le capitalisme existait réellement. 

Les Etats et les mouvements politiques ont consacré au cours du XX° siècle la notion d’idéologie. Bennabi lui donne sa propre définition : « C’est une flèche vers un but, l’indication d’une direction, même si le but est une destruction, et si la direction indiquée est celle du suicide d’une nation. L’idéologie hitlérienne a tendu le peuple allemand au delà des forces humaines. Mais on sait dans quel abîme elle l’a précipité finalement. Sans parler de ses conséquences morales dans le monde si elle avait triomphé ». Il introduit ainsi un autre paramètre de l’efficacité d’une idée : aller dans le sens de l’histoire : « Il faudrait que le but soit adéquat à l’évolution normale de la nation, qu’il soit adéquat aux destinées du monde, car si une politique coupée de l’âme universelle n’a aucune chance d’efficacité, elle ne peut plus être qu’un danger de plus dans le monde »[6]. 

Au moment où ces lignes sont publiées dans le « PISM » (1971), l’URSS est au sommet de sa puissance. Mais Bennabi a décelé depuis longtemps les signes de l’effondrement qui allait intervenir une vingtaine d’années plus tard : « La société soviétique ne retrouve plus en elle certai
nes notes imprimées qui avaient inspiré les grands moments de son édification à l’époque de Lénine et de Staline, et cet élan mystique qui l’avait dressée à Stalingrad. En franchissant le cap du demi-siècle, elle s’est engagée dans la deuxième phase d’une civilisation, sur ce palier où les notes fondamentales commencent à devenir illisibles sur le disque de son univers culturel origine ».
Dans «Le musulman dans le monde de l’économie » (1972), il est encore plus net : « Il faut s’attendre au déclin de la société communiste moderne. Elle connaîtra le même sort que les sociétés communistes ont subi dans le passé à l’image des « Qarmates » dont le système a volé en éclats en un court laps de temps après avoir menacé l’Etat abbasside, pourtant à l’apogée de sa grandeur, ou encore la société persane avant l’avènement de l’islam. » Ses prémonitions remontent en fait aux années cinquante, après le congrès de la déstalinisation. Il voit la rupture idéologique – l’heure de Siffin – toucher le monde communiste déjà polarisé en trois : l’URSS, la Chine et la Yougoslavie. La société soviétique passe de la phase de l’âme à la phase de la raison. Khrouchtchev est celui qui a osé reconnaître publiquement que le facteur moral ne suffit pas pour stimuler le travail et que l’URSS a beaucoup à apprendre du monde capitaliste dans la production agricole. Pour le marxisme, abolir le « profit » c’était comme pour le christianisme effacer le « péché originel » par le célibat des moines. Bennabi n’applaudit certes pas à ce passage de l’ « idée » à la « chose », et préfère les positions de Pékin. 

En mai 1973, il donne à Batna ce qui est peut-être sa dernière série de conférences publiques. Au siège d’une école militaire, il présente les idées comme « des armes invisibles, encore plus invisibles que les rayons invisibles. En manipulant d’une certaine manière un certain nombre d’idées, on peut réaliser des buts que la force physique ne peut réaliser » et ajoute : « Le colonialisme ne peut maintenir dans nos pays la situation sous-développée qu’en nous maintenant nous-mêmes dans un univers privé d’idées ; et, au contraire, nous ne pouvons nous débarrasser de notre sous-développement qu’en nous débarrassant des sous-idées qui constituent l’univers idéologique que nous avons hérité des siècles de décadence ». 

Comme s’il annonçait vingt ans à l’avance la crise de société qui allait s’emparer de l’Algérie à la fin des années 80 et la cliver en deux idéologies et deux sociétés, Bennabi a brossé d’elle ce tableau : «Depuis l’indépendance, ce sont deux sociétés superposées qui constituent la réalité algérienne… On a d’un côté les idées d’une société de type post- almohadien, c’est-à-dire une société dont les idées imprimées sont à l’état confus, comme sur un film ou un disque effacé sur lequel ne se retrouvent pas les motivations existentielles. De l’autre, les idées exprimées qui n’expriment rien, comme un disque qui n’aurait gardé trace que des harmoniques séparées des idées fondamentales qui seraient restées sur le disque d’un autre univers culturel. De ce côté-ci, les idées exprimées représentent une matière intellectuelle plus confuse encore, incapable de fournir des modalités opératoires efficaces… D’un côté, c’est la forme subjective et littéraire, de l’autre c’est la forme pseudo-objective et pseudo-scientifique. D’un côté, c’est la société ankylosée qui impose ses coutumes, ses préjugés, ses superstitions comme des traditions authentiques, de l’autre c’est la société qui se veut révolutionnaire qui se révolte en fait non contre les fausses valeurs, mais contre les valeurs les plus authentiques. D’un côté, c’est l’idée qui a perdu son rayonnement social, de l’autre c’est l’idée qui a un rayonnement mortel. D’un côté, c’est l’inertie, la statique, de l’autre c’est la pseudo-dynamique, l’anarchie hurlante… Le pays ne comptait pas seulement deux « élites », mais deux « sociétés » superposées. L’une représentait le pays traditionnel et historique, et l’autre voulait faire son histoire à partir de zéro. Les idées imprimées de l’un et les idées exprimées de l’autre ne pouvaient pas cohabiter dans un même univers culturel. Les deux sociétés parlaient deux langages différents. Ce qui se disait à la radio, dans la presse, même dans certains livres scolaires, s’il pouvait signifier les idées exprimées de l’une, n’avait aucun sens par rapport aux idées imprimées de l’autre… » (le « PISM »). Il s’ensuivra une déflagration qui coûtera à l’Algérie quelques deux cent mille morts et des traumatismes durables.
Après qu’il eut achevé la rédaction de « Vocation de l’islam » Bennabi prend connaissance du livre de l’orientaliste britannique Gibb où ce dernier explique l’inadaptation de l’esprit musulman par sa nature « atomistique ». Cet « atomisme » se manifesterait sous la forme d’une propension à « envisager les événements séparément », à « résister aux constructions synthétiques » et surtout à avoir « horreur du rationalisme », ajoutant « qu’au lieu de consacrer leur raison à mettre au point l’interprétation musulmane de l’univers en l’exprimant en langage moderne, les musulmans la mettent au service de la réaction émotive suscitée en eux par le défi lancé à l’esprit musulman »[7]. 

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Bennabi relativise ce jugement en expliquant que ce trait n’est pas une propriété de l’esprit musulman, mais un effet de la décadence. La mise au point qu’il lui adresse dans l’avant-propos de « VI » est ainsi libellée : « Je ne crois pas que l’atomisme – ce pli de l’esprit incapable de généralisation- soit le pli spécifique de l’esprit arabe comme l’affirme l’honorable orientaliste anglais. Il s’agirait plutôt d’une modalité de l’esprit humain en général, lorsque celui-ci n’a pas encore atteint un certain degré de développement et de maturité intellectuelle
– ou lorsqu’il l’a dépassé… Plus précisément, l’esprit discursif s’inscrit dans l’évolution historique entre deux stades d’atomisme. C’est ainsi que la pensée est forcément « atomistique » dans ses premières démarches, comme ce fut le cas en Europe à l’époque pré-cartésienne, et qu’elle le redevient lorsqu’elle cesse tout effort intellectuel, comme à l’époque post-almohadienne dans le monde musulman. Mais l’important héritage culturel que la civilisation musulmane a légué à la civilisation moderne demeure le témoignage d’une tout autre tournure de l’esprit musulman aux époques de son épanouissement. Son labeur fut en effet marqué dans tous les domaines par le sens de la « loi », qui suppose l’aptitude à synthétiser. Les doctrines juridiques ont été élaborées en fonction de thèmes directeurs, les «Ouçouls ». Le droit musulman offre pour la première fois dans l’histoire de la législation l’aspect d’un système philosophique développé à partir de principes fondamentaux, alors que le droit romain n’était qu’une compilation empirique de «recettes » légales. On pourrait aussi bien signaler en astronomie la découverte par Abul Wafa de la « variation », ou deuxième inégalité du mouvement de la lune, ou rappeler que c’est à Ibn Khaldoun que revient l’honneur d’avoir le premier dégagé les lois de l’histoire et leurs relations avec les activités des sociétés … L’on doit à cette civilisation la découverte du système décimal, l’application de la méthode expérimentale, notamment en médecine, et l’introduction de la notion mathématique du temps (les Arabes furent les premiers à utiliser les « heures légales ») qui sont les premiers jalons de la pensée technique. On trouvera peut-être même un jour que la « pomme de Newton » n’est pas sans quelque rapport avec les travaux des frères Ibn Moussa (dont l’aîné, mort en 873, a écrit un « Traité sur la puissance de l’attraction)».

Ici, comme en d’autres parties de son œuvre, Bennabi répond à Gibb comme s’il était à l’origine de la thèse de « l’atomisme », alors que bien avant lui d’autres orientalistes avaient attribué à l’esprit musulman ce défaut. Louis Massignon parlait déjà en 1929 de la « conception atomistique et discontinue de l’histoire » chez les musulmans ; en 1943, il évoque dans un texte « l’atomisme occasionaliste de la pensée arabe » [8]; en 1945, il revient avec plus de vigueur sur la question : « On connaît assez la tendance occasionnaliste et atomistique de la théologie musulmane primitive, tendance conforme à la méthode de présentation discontinue, sous forme de hadiths isolés de la doctrine prophétique » ; en 1952, il martèle encore ce jugement, écrivant : « Pour le théologien musulman, le temps n’est pas une durée continue, mais une constellation, une voie lactée d’instants[9] ». 

La paternité de cette thèse reviendrait à l’américain Duncan Black Macdonald qui l’a esquissée en 1906 dans une conférence donnée à Chicago sous le titre « The religious attitude and life in Islam ». On peut, enfin, pour rendre justice à Gibb, noter ce passage de son livre qui démontre que somme toute il n’était pas éloigné des propres conclusions de Bennabi : « L’Islam est une religion vivante et vitale… Ce n’est pas l’Islam qui est pétrifié, mais ses formulations orthodoxes, sa théologie systématique, son apologétique sociale ». Bennabi a dû se fier au traducteur et préfacier de Gibb, B. Vernier, qui écrit dans sa présentation de l’ouvrage : « Gibb met en lumière un trait commun aux penseurs musulmans qu’il attribue à l’imprégnation du Coran… C’est ce qu’il appelle l’atomisme ». 

N.B
[1] Op.cité.

[2] Hermann de Keyserling : « Analyse spectrale de l’Europe », Ed. Stock, Paris 1930.

[3] Ed. Rets, Paris 1975.

[4] Cf « Idées et croyances », op.cité.

[5] « De l’esprit des lois ».

[6] « Politique et culture », op.cité.

[7] H.A.R.Gibb : « Les tendances modernes de l’islam », Ed. G.P Maisonneuve, Paris 1949.

[8] « Comment ramener à une base commune l’étude textuelle de deux cultures, l’arabe et la gréco-latine »

[9] Cf. Louis Massignon « Opéra Minora », T.II.

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