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Patrick Haenni : « Il y a une affirmation politique des populations musulmanes »

Vous estimez qu’il n’existe pas de communautarisme musulman en France

Je pense qu’il faut distinguer deux choses : les discours et les réalités sociologiques. Au niveau des discours, l’atmosphère qui me semblait régner chez les personnes rencontrées, c’est un sentiment diffus mais généralisé d’agression, qui remonte haut dans l’échelle sociale et qui dépasse de loin les seuls « jeunes de banlieue ». Cela peut se faire dans le rapport à la police au quotidien, cela peut aussi se faire dans le rapport au champ intellectuel français, par rapport à des événements de politique étrangère, dans l’expérience du racisme que vivent aussi les classes moyennes. Chez certains, cela crée une sorte de solidarité de stigmate « black-beur », chez d’autres cela peut aboutir à des intentions plus ou moins marquées de réactivation des solidarités familiales par exemple.

Mais ce qu’il faut noter au delà des intentions et des discours, c’est que les penchants communautaristes butent sur la réalité sociologique. Emmanuel Todd annonçait il y a dix ans déjà, le démantèlement des structures de solidarité maghrébines. Et c’est cela qui domine, massivement, lourdement : hausse des mariages mixtes, surtout chez les femmes et donc en dépit des normes musulmanes socialement reconnues qui s’y opposent, la difficulté énorme d’organisation associative, la faiblesse de l’autorité des familles, la faiblesse encore des écoles musulmanes dont les quelques projets en cours sont surtout une riposte à la loi sur les signes religieux de 2004 et non l’expression d’une tendance structurelle des musulmans de France.

Il y a donc une tentation communautaire réactive et idéologique déjouée pour l’instant moins par la république que par ce que Todd appelle le « système anthropologique maghrébin » qui pousse à l’atomisation et à l’individualisation en dépit de toutes les tentatives de reprise en main religieuse. Dans ce contexte, et face aux logiques de discrimination sociale, politique et symbolique présentes, la France doit affronter un processus réel de ghettoisation « par le haut » redoublé par une impossible restructuration communautaire à la base. Or quand le ghetto est privé de communauté, les tensions s’accumulent car les attentes des populations exclues, ne pouvant compter sur le groupe des paires, se reportent sur l’Etat social qui, lui, se défile et se manifeste par une présence toujours plus autoritaire. C’est donc bien parce que La Courneuve ou les Minguettes ne sont ni Kreuzberg ni Chinatown qu’il y a eu les jacqueries de banlieue de l’automne passé.

En quoi les émeutes de l’automne 2005 démontre contrairement à une idée répandue, que les « islamistes » ne tiennent pas les banlieues ?

L’idée n’était pas si répandue que cela. Certains doutes se sont exprimés au début des émeutes sur les manipulateurs potentiels, caïds ou islamistes. Cela n’était guère fondé car caïds comme islamistes avaient tout à perdre des émeutes : une plus forte présence policière pour les uns, la fin d’une stratégie de reconnaissance pour les autres. Les peurs médiatiques se déplacent alors sur une autre figure de crainte : non pas le manipulateur barbu, mais le « pompier communautaire », figure qui survit mal au flop de la fatwa de l’UOIF. Il ne s’agit pas de dire que les acteurs religieux n’étaient pas là. Ils étaient présents, mais ils n’étaient pas seuls et beaucoup d’autres formes de réactions ont été observées : les mobilisations de quartiers, de parents d’élèves, d’animateurs sociaux. Ensuite, second constat, côté acteurs religieux, c’est moins le mouvement militant, hiérarchique et discipliné, que les notabilités religieuses localement efficaces qui se sont affirmées.

Vous notez que l ’UOIF souffre d’une crise de légitimité réelle et adopte un nouveau discours de promotion de valeurs individualistes

Ce point est très intéressant. Les études des jeunes chercheurs sur l’islam de France comme Samir Amghar, Amel Boubekeur Moussa Khedimellah analysent ainsi le passage de témoin d’une militance contestataire au profit d’un nouveau discours plus centré sur l’individu, l’exemple personnel, la réussite social. Il suffit de comparer l’atmosphère des congrès de l’UOIF. On est loin aujourd’hui de la ferveur des années 1980 lorsque le FIS et al-Nahda avaient leurs stands et où la militance vibrait aux rythmes martiaux de munshîdin comme Abu Ratib ou al-Yarmok par exemple.

On est passé de l’hymne martial à la chanson hallal, du foulard islamique au streetwear musulman. Cette tendance est d’ailleurs globale et invite à penser le repositionnement de l’islamisme dans une perspective non de démobilisation (du salon du Bourget aux urnes palestiniennes ou égyptiennes la référence religieuse continue de mobiliser les cœurs et les allégeances) mais de banalisation : la crise n’est pas celle de l’islamisme comme mouvement social, mais de sa capacité à organiser la grande alternative globale souhaitée. Qu’oppose-t-on à Coca ? Muslim up et Mecca Cola. L’exemple est caricatural, mais de manière « enflée » traduit bien le processus : la reconquista identitaire a des saveurs étranges de déjà vu…

La montée du salafisme s’explique selon vous par l’affaiblissement du tissu associatif musulman ?

Oui, en partie, mais en partie seulement. Le salafisme est une religiosité étrange. Elle correspond à une forme de souffle messianique portant moins l’élan révolutionnaire (sauf pour une infime minorité jihadiste) que la démission citoyenne. Contrairement à l’islamiste, le salafiste est dans l’évitement, l’esquive, le repli, moins d’ailleurs sur « la communauté » que sur le petit groupe, la bande, s’identifiant au groupe sauvé, al-firqa al-nâjiyya, et étant de ce fait dans une logique sectaire. Le salafisme est donc sur le plan idéologique une réaction à la politisation du religieux sur une ligne islamiste et sociologiquement un acteur progressant sur fond de l’essoufflement d’une dynamique associative, celle des jeunes musulmans.

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Comment se traduit le communautarisme politicien que vous dénoncer dans votre rapport ?

C’est une histoire connue, souvent occultée, puis projetée brutalement dans l’espace médiatique à l’occasion du soulèvement de l’automne que celle du communautarisme français logé en quelque sorte en silence dans le fonctionnement de la République. Non pas comme idéologie concurrente, mais comme mode d’organisation des pratiques : que ce soit le flirt avec les leaders religieux dans le cadre de stratégies électorales, les modes parfois ethniques d’attribution du logement social encore récemment condamnés à Saint-Étienne, la tentation de rechercher des intermédiaires « communautaires » pour atteindre des populations éloignées.

Vous recommandez de ne pas faire du Conseil français du culte musulman (CFCM) un organe représentatif

Le risque est en effet présent, en raison de sa proximité avec le pouvoir, de confondre deux questions : la représentation d’une population et l’institutionnalisation d’un culte. La première question est politique, la seconde est religieuse et entre les deux la confusion peut exister. Prenez l’exemple de positionnements publics comme celui de l’UOIF tentant d’intervenir dans la question du soulèvement d’automne à coup de fatwas contribuant à « religiosifier » ce qui était avant tout une question sociale. Le risque existe aussi de brouiller les cartes entre le religieux et le politique si l’on attend du CFCM qu’il développe un « islam français » sur le plan théologique, c’est-à-dire un discours religieux construit sur une attente politique.

Nicolas Sarkozy appelant Tariq Ramadan à trancher théologiquement sur la question du moratoire (à savoir discuter le principe et non son application) montre bien que les attentes de la République sont parfois aussi des attentes religieuses et le CFCM va évidemment être leur lieu de fixation. Finalement, et dans la même logique, je redoute une approche en termes de religion building, consistant à construire un islam « modéré » lequel fera pièce à un islam « radical », approche illusoire dès lors que la sociologie de la radicalisation montre que celle-ci se construit dans le politique et qu’à un moment donné elle rejoint un discours religieux

Votre rapport préconise que seule une participation politique autonome est susceptible d’exercer une fonction de porte-parole des revendications des cités.

Pas exactement. Le rapport, qui est rappelons le, un travail collectif de l’International Crisis Group, entend se démarquer de deux types de réponses face à la question de la violence qu’elle soit jihadiste ou émeutière : une approche purement sécuritaire et une approche économiciste. Nous ne disons naturellement pas dans ces recommandations que les politiques sécuritaires ou la question de la pauvreté ne doivent pas être traitées, et nous émettons quelques propositions sur ce front là, mais nous pensons qu’en plus, il y a un plan qui a été trop peu pris en compte qui est celle de l’affirmation politique des populations musulmanes mais aussi des populations des cités de façon plus générale.

Or cette affirmation politique, qui a sans arrêt échoué ou été mise en échec, est non seulement importante pour faire passer des demandes politiques, mais également à titre d’horizon d’engagement militant, de carrière militante. Or ces horizons sont partout bouchés : les partis nationaux, à l’exception des verts et d’une partie de la gauche alternative, ne laissent guère de place aux populations des cités, l’UOIF a sans doute un problème à la fois de classe et culturel avec les beurs, les jeunes musulmans ne sont guère présent dans l’activisme associatif et le salafisme se désintéresse de la politique. Or les demandes à l’égard du politique et de l’Etat restent fortes car les populations musulmanes de France ne peuvent compter sur une solidarité communautaire inexistante.

Il faut donc réfléchir à l’organisation de cette demande. Celle-ci peut se faire de façon autonome ou non, l’essentiel est qu’elle se fasse, pas nécessairement de manière autonome. Cela peut très bien se faire à partir d’un investissement des structures politiques disponibles. Peut-être que les émeutes de l’automne auront permis de rouvrir à la fois le champ politique et le goût des engagements citoyens. C’est d’autant plus crucial, si l’on se place dans une perspective laïque, que ce qui se profile chez une partie des anciens leaders des mouvements de jeunes musulmans, c’est une volonté de sécularisation des engagements militants, c’est-à-dire des possibilités d’alliances et de dialogue avec les autres forces politiques présentes dans un cadre idéologique où l’islam serait moins là en tant qu’élément organisateur du discours qu’en tant que droit : droit au respect, à la pratique, à la reconnaissance.

Propos recueillis par la rédaction

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Mise au point de la rédaction du Monde diplomatique

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