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Rochdy Alili : « La Répubique garde ses parts d’ombre, en particulier à l’égard des habitants de son ancien empire »

Nous voici arrivés, Rochdy Alili, à notre cinquième entretien. Nous avions débuté avec votre livre paru cette année, « L’éclosion de l’islam », qui introduit, avec une ample largeur de vue, le grand public aux débuts de l’histoire islamique. Vous nous avez dit comment vous avez senti l’intérêt de commencer à faire connaître ce passé, relevant l’importance de la vision de l’historien pour comprendre bien des questions d’aujourd’hui. Vous avez présenté votre démarche comme un pas, dans un contexte européen, vers une construction apaisée d’histoires conflictuelles, à l’exemple de ce qui s’élabore entre la France et l’Allemagne, allant jusqu’à parler de la nécessité d’entreprendre des constructions communes d’histoire entre ennemis héréditaires.

Oui, c’est une utopie qui me traverse souvent l’esprit et j’y travaille comme je peux. Malheureusement, nous avons bien du constater ensemble, dans notre troisième entretien, si je me souviens bien, que la culture française (puisque nous vivons en France et devons commencer ce travail en France), admet très difficilement qu’elle est fortement influencée par une idéologie anti-musulmane, forgée par l’Eglise depuis le moyen âge et toujours en œuvre depuis sous des formes diverses. Or l’on ne peut guère discuter si l’un des deux partenaires refuse d’admettre l’existence des préjugés qui ont pu encombrer ses approches à un moment donné et n’entend pas clairement les dépasser.

Vous avez ensuite développé une définition de « l’invasion barbare », en prolongation d’une critique de votre livre, peut être déterminée par ces préjugés que vous évoquiez. Cette critique vous taxait d’angélisme parce que vous affirmiez que les conquêtes arabes n’avaient pas été des « invasions barbares », vous reprochant de ne pas voir que tout acte guerrier, toute violence était en quelque sorte, barbare par essence. Je note que vous n’avez pas cité, lorsque nous avons parlé de cette question, la phrase de Claude Lévi-Strauss : « Le barbare c’est celui qui croit à la barbarie. »

Cela ne m’est pas venu à l’esprit et je ne veux pas polémiquer. Une telle critique est pour moi l’occasion d’explications et d’éclaircissements et je ne peux que remercier ceux qui l’ont formulée. Elle m’a permis aussi de mesurer à quoi pouvait conduire l’état des positions actuelles sur les questions de violence et de conflit, positions bien plus angéliques que je ne pourrai jamais l’être.

Vous nous avez donc mis en garde contre l’erreur de méthode qui consistait à considérer le passé à la lumière des mentalités d’aujourd’hui en oubliant ce que croyaient les hommes et ce qui les animait à leur époque.

Cela d’autant plus que les débats essentiels, comme nous l’avons dit, sont aujourd’hui historiques et qu’ils se nouent sur l’usage de la violence légitime d’état par ceux qui la détiennent, dans le contexte de nations ou d’empires. Je vous ai dit que ces débats devaient reposer sur des règles claires et sur des définitions partagées et je me suis permis de vous soumettre ce que je crois connaître des définitions de l’extermination de masse la plus notable du XXe siècle, sous réserve d’erreurs, que de plus compétents que moi ne manqueront pas de nous faire remarquer.

Bien, si vous le permettez, sur cette question des définitions, que pensez-vous de la pétition des « Indigènes de la République » lancée par plusieurs sites, dont oumma.com ?

Mon premier mouvement, c’est de me dire qu’elle correspond à un sentiment commun à bien des individus issus des anciens territoires coloniaux, à commencer par les musulmans. J’ai moi-même fréquemment noté combien l’approche de leurs problèmes spécifiques, par les politiques de tous bords, relevait d’une mentalité coloniale, où se mêlaient l’autoritarisme, le clientélisme et la condescendance. Votre démarche procède donc d’un ressenti qui a toujours été le mien. Maintenant, il faut que chacun comprenne le registre rhétorique, nécessairement hyperbolique, où se situe cette pétition, qui est, je l’espère, un premier pas collectif pour que les réflexions émergent à un niveau conceptuel et réellement politique. Sur ce point, les frilosités sont telles que l’on peut s’attendre à toutes les manœuvres de retardement de la part de ceux qui ne veulent pas voir soulever ces questions et de ceux qui entendent conserver le monopole de parler à la place des « damnés de la terre », ou du moins garder le contrôle de leur expression par le biais d’associations stipendiaires. Je plaiderai donc, en tant qu’historien, pour qu’une approche commune entre « indigènes », puisque cette pétition propose cette notion rhétorique, nous rassemble réellement, sans à priori idéologique, en dehors de tout extrémisme, dans une quête d’histoire de tous les anciens dominés coloniaux, au-delà des clivages religieux, ethniques ou culturels. D’autres l’ont fait avant nous, dans des perspectives bien plus étroites et communautaires, ils ont eu raison et personne n’a jamais parlé de communautarisme. Il ferait beau voir que l’on ose ce mot pour une démarche si internationale, universaliste et « mondialisée ». Et au-delà, il faut dialoguer avec ceux qui ont eu en France, une démarche communautaire d’écriture raisonnée de leur histoire, en dehors de toute manipulation abusive, comme les Arméniens, et d’autres, avec qui nous avons tant de choses à nous dire et de faux problèmes à évacuer

En tant qu’historien, est-ce que vous avez le sentiment que l’allusion à la violence de la répression coloniale est abusive ?

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La pétition évoque les massacres de Sétif en 1945, mais elle aurait pu rappeler, pour ce qui concerne l’Algérie, au temps de la République, pour ne pas remonter plus loin, la sévère répression des insurrections de Moqrani en 1871, qui envoya certains en déportation en Nouvelle Calédonie, où l’on retrouvera plus tard des déportés vietnamiens. Elle aurait pu rappeler la répression de l’insurrection kanake de 1878, dans cette Nouvelle Calédonie. Elle aurait pu évoquer la pratique répandue du travail forcé, bien après l’abolition de l’esclavage en 1848, dans les colonies d’Afrique noire, et noter que ce travail forcé ne fut supprimé qu’en 1946, par la loi Houphouet Boigny. Elle aurait pu rappeler une autre répression féroce, celle de l’insurrection de Madagascar, qui fut écrasée, au prix de milliers de morts, par le général Pierre Garbay en 1947. Elle aurait pu rappeler, dans les années 1950, les meurtres de syndicalistes et de grévistes tunisiens et le ratissage arbitraire du cap Bon, commandé par le résident général Jean de Hautecloque, à peine arrivé dans le pays, ratissage mené par le même général Garbay, héros des troupes de la France Libre, dont des rues portent le nom, ratissage qui fit des dizaines de victimes innocentes dans des populations civiles qui n’en pouvaient mais. Elle aurait pu rappeler toutes les horreurs de la guerre d’Algérie, auxquelles chacun prit sa part, mais sans doute cela aurait-il été trop long. Alors, sachons raison garder et rappelons que la République, qui est sans doute le meilleur cadre pour construire un avenir commun pour tous, dans le contexte d’une Europe unie, avec des civilités et des solidarités nouvelles, tenant compte de l’évolution des populations, cette République garde ses parts d’ombre, en particulier à l’égard des habitants de son ancien empire, qu’elle tint longtemps hors du statut de citoyen, et qu’elle ne traite pas aujourd’hui aussi dignement qu’elle le devrait.

Vous évoquez, dans ce rapide rappel, qui nous donne plus d’informations que bien des médias, uniquement l’époque républicaine. Est-ce que cette dernière a été plus répressive à l’égard des coloniaux par rapport aux régimes précédents ? 

Non, il ne faut pas penser une chose pareille. Je parle de l’époque républicaine parce que personne ne songe plus à justifier les pratiques de l’ancien régime, alors que certains s’abusent encore et tentent d’abuser les autres sur ce que fit la République à l’égard de ses « indigènes ». Il faut juste le rappeler, sans contraindre personne à la repentance ni à l’auto flagellation, par simple souci de vérité. Maintenant, si vous le voulez, vous pouvez lire le « Code noir », édit de Louis XIV en 1785, qui chasse les juifs des colonies, s’occupe de la catholicité des esclaves et les administre par un étrange mélange de paternalisme, de négation de leurs droits d’hommes et d’une cruauté qui est celle de l’époque et peut s’appliquer par ailleurs à tout sujet non esclave dans le royaume. Ce qui explique peut être que les grands esprits des Lumières, au siècle suivant, se soient si peu insurgés contre ce Code, qui faisait des noirs rien de plus que des meubles.

Quant au régime du second empire, qui arrive après l’abolition de l’esclavage, c’est lui qui instaure les bagnes coloniaux, pour réprimer les opposants en France, mais aussi dans les colonies, mais c’est lui qui ouvre, par le sénatus-consulte de 1865, quelques possibilités de reconnaissance à des habitants de l’Algérie. Ces possibilités sont réduites à néant par une République qui instaure dans ce pays un apartheid authentique avec le régime de l’indigénat codifié par la loi du 28 juin 1881, puis étendu en 1887 à toutes les colonies et dure jusqu’à sa suppression en 1946. Cette suppression n’empêche pas l’inégalité coloniale de perdurer jusqu’aux indépendances qui transfèrent le monopole de la violence légitime aux états nouveaux qui ne brillent pas plus par leur respect des droits de l’homme que l’ancien dominateur. On peut comprendre de ce fait que certaines personnes, qui savent précisément ce qu’était l’indigénat aient pu trouver exagérée la dénomination « indigène » utilisée dans la pétition. Mais enfin, je le répète, cette rhétorique d’auto désignation et de ralliement ne me paraît pas inacceptable et je souhaite qu’elle nous fasse avancer collectivement, avec les autres, dans ce pays et ce continent où se joue désormais l’avenir de chacun de nous.

 

Propos recueillis par Saïd Branine

 

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