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Ni « République des juges » ni « République des préjugés »

 

Dans le débat québécois sur le projet de loi 60, un argument semble particulièrement mettre à mal les défenseurs du statu quo: ceux qui refusent que l’on interdise le port de signes religieux ostentatoires dans la fonction publique québécoise et au-delà. Cet argument, qui se décline sous diverses formes, trouve sa meilleure expression dans la critique dite de la « République des juges », cest-à-dire l’adoption d’un juridisme excessif qui vide la démocratie de sa raison d’être, à savoir l’émergence et l’articulation de l’action politique au cœur du débat citoyen.

Cette critique soutient ainsi, et à juste titre, que le vivre-ensemble d’une société démocratique comme celle du Québec, ne peut ni ne doit devenir la chasse gardée des seuls juges et autres juristes de la nation. Avant d’être jurisprudentielle, la définition des contours institutionnels du vivre-ensemble doit pouvoir non seulement se discuter, mais aussi se conclure dans l’arène politique. Seul le politique, en effet, est à même de représenter légitimement la volonté populaire, dépositaire ultime de la souveraineté nationale.

Face à cet argument, la position des opposants à la charte se réduit souvent à rappeler la place centrale du droit (et des droits) dans nos sociétés libérales. Ce à quoi la majorité des défenseurs du projet de loi incline volontiers. Mais, en même temps, ces derniers insistent sur la nature évolutive du droit, qui n’est au final que la cristallisation juridique d’une norme éthique qui s’élabore au creuset de la dynamique socioculturelle d’une nation et sous l’égide de son action politique.

L’argument semble donc puissant et a le mérite de redonner au politique le rôle essentiel qui doit être le sien dans les débats sociétaux. Cependant, malgré sa force, cet argument n’est pas pour autant conclusif. Il ne réussit en effet ni à disqualifier la légitimité de l’argument juridique ni à clore le débat en faveur des interdits proposés par le gouvernement de Mme Marois. Car, une fois reconnu le primat du politique sur le juridique dans la définition du vivre-ensemble, il est primordial de distinguer entre le politique et le populisme, entre une volonté populaire façonnée sous l’égide de la raison en vue d’un projet de société juste et libéral, et une vox populi transformée, comme le veut l’adage et naïvement, en une vox déisacralisée et donc indiscutable.

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Sauf à vouloir se fourvoyer à dessein, on ne peut ignorer que l’opinion publique peut contenir le bien comme le moins bien, le louable comme l’ignoble, le jugement le plus tempéré comme le préjugé le plus grossier. C’est pourquoi, avant de traduire l’opinion en politiques publiques, le rôle du politique est justement de l’éclairer, de l’éduquer. Et c’est là que les élites intellectuelles, les juristes notamment, sans se transformer en politiciens, participent pleinement du politique. À moins de réduire le politique à la politique, voire à la « partisanerie » politicienne, l’élite, c’est-à-dire le savoir et l’expertise, doit en effet pouvoir dialoguer avec l’opinion et la soumettre à sa critique rationnelle. C’est seulement ainsi que nous éviterons la « République des juges » sans instaurer la « République des préjugés ».

Or, sous divers subterfuges, c’est à cette « République des préjugés » que les défenseurs de la loi 60 en appellent aujourd’hui en soutenant une loi liberticide dans sa lettre, islamophobe dans son esprit. En fait, ces défenseurs, se sachant avoir perdu le débat sur le plan juridique, et ce avant même de se retrouver devant les juges, prétendent s’en remettre au politique, c’est-à-dire à la volonté générale. Seulement, sous leurs plumes, il s’agit d’une pseudo-volonté générale puisque, depuis au moins le Rousseau du Contrat social, il est bien établi, chez les philosophes politiques et au-delà, que la volonté générale est tout sauf une opinion publique abusée, et encore moins le simple intérêt particulariste du groupe majoritaire. Méditons ce passage rousseauiste :

« [L]a volonté générale est toujours droite et tend toujours à l'utilité publique: mais il ne s'ensuit pas que les délibérations du peuple aient toujours la même rectitude. On veut toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours : jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe, et c'est alors seulement qu'il paraît vouloir ce qui est mal.» (Jean-Jacques Rousseau, dans Du contrat social)

La volonté générale, intrinsèquement bonne car tendue exclusivement vers « l’utilité publique », c’est-à-dire « le bien commun », est donc différente de l’opinion publique dont il est, non pas parfois mais souvent, de l’ordre du possible de la tromper. Celle-ci, dans ces conditions, peut en effet « vouloir ce qui est mal ». Or, il n’est pas aujourd’hui pire mal pour le Québec qu’une loi liberticide qui brime les libertés fondamentales au nom d’une menace intégriste fantasmée ou une affirmation identitaire chimérique. Et il est justement de la responsabilité du politique, dans son sens le plus noble, d’éviter au Québec une telle infamie.

 

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