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Mufti et Soufi. Les fatwas de ‘Alî Jum‘a

La richesse et l’évolution complexe des différentes tendances interprétatives qui traversent l’Islam depuis ses débuts rendent impossibles les simplifications grossières. Certains analystes, plus ou moins bien intentionnés, reprennent pourtant à leur compte des clichés sur l’Islam qui, pour être superficiels, n’en sont pas moins dotés d’une surprenante résilience.

C’est le cas de la supposée opposition radicale entre un islam spirituel et mystique, et un islam dit ‘‘juridique et casuistique’’. En un mot, l’opposition entre le Mufti et le Soufi serait irréductible et insurmontable. C’est ainsi qu’un livre récent et intitulé Soufi ou mufti ? Quel avenir pour l’islam ? entend enfermer les musulmans dans une impasse qui n’existe que dans l’esprit de son auteur[1]. C’est oublier un peu vite – ou feindre d’ignorer – qu’il y a toujours eu des autorités de la Loi qui furent en même temps des maîtres de la Voie. Dès le 3ème siècle de l’Hégire, Junayd (m. 911), considéré comme l’une des autorités les plus importantes du soufisme, déclarait : « Notre science s’enracine dans le Livre et l’enseignement prophétique et quiconque n’est pas de ceux qui ont mémorisé le Coran, transcrit le Hadith et maîtrisé les sciences du fiqh, ne saurait être suivi. »

Le célèbre Ghazâlî (m. 1111) a réussi une synthèse harmonieuse entre les aspects juridiques et spirituels de l’Islam, entre le fiqh et le soufisme, dans sa fameuse ‘‘somme spirituelle’’ intitulée Ihyâ’ ‘ulûm al-Dîn. Il a ainsi durablement marqué toute la pensée musulmane. Quelques siècles plus tard, Suyûtî (m. 1505), l’un des auteurs les plus féconds parmi les savants musulmans, prononça de nombreuses fatwas sur des sujets relatifs au soufisme dans son recueil intitulé al-Hâwî lil-fatâwî. Il inaugurait ainsi une longue liste de muftis qui furent aussi de grands Soufis. Il fut, par exemple, suivi dans cette voie par Ibn Hajar al-Haytamî (m. 1566) dans son recueil de fatwas al-Fatâwâ al-hadîthiyya.

Plus près de nous, le Cheikh al-Azhar ‘Abd al-Halîm Mahmûd (m. 1978) prononça 43 fatwas éclaircissant les aspects les plus importants du soufisme[2]. Par ses éditions d’ouvrages classiques et les études sur la mystique musulmane qu’il publia, il fut l’un des acteurs du renouveau du soufisme en Egypte et dans bien d’autres pays. Enfin, un digne héritier de tous ces muftis soufis est ‘Alî Jum‘a, l’actuel mufti d’Egypte. Il est connu pour son combat sans concession contre l’excision dans un pays qui la pratique encore largement, et pour avoir affirmé clairement que l’apostasie ne mérite aucun châtiment terrestre dès lors que l’ordre public n’est pas menacé.

‘Alî Jum‘a est né le 3 mars 1952, il occupe la charge de Grand-mufti d’Egypte depuis 2003. Ce spécialiste des fondements du Droit en Islam (usûl al-fiqh) est aussi un homme de spiritualité et un fin connaisseur de la mystique musulmane. Outre de nombreux ouvrages sur les usûl al-fiqh, il vient de publier un recueil de cent fatwas dont beaucoup concernent des thèmes relatifs à la mystique : al-Bayân limâ yachghal al-adhdân[3]. Littéralement, le titre de l’ouvrage signifie : l’éclaircissement concernant les questions qui occupent les esprits. Ce titre suggère nettement la volonté de répondre aux difficultés que rencontre l’Islam contemporain. Près d’un tiers des fatwas concernent le soufisme (30 sur 100). C’est dire que pour ‘Alî Jum‘a les aspects mystiques de l’Islam doivent être pris en compte dès lors que l’on souhaite apporter des réponses aux interrogations qui traversent le monde musulman.

Qu’est-ce qu’une fatwa ? C’est une réponse à une question religieuse faisant problème. Cette réponse doit être dûment argumentée à l’aide de preuves scripturaires. Afin de donner une idée précise du travail effectué par ‘Alî Jum‘a dans son ouvrage, le meilleur moyen est sans doute d’offrir au lecteur la traduction d’une fatwa relative aux aspects essentiels du soufisme.

 

Cheikh ‘Alî Jum‘a

« Questions 87 : Quel est le statut juridique (hukm) relatif au rattachement d’un musulman à un voie soufie (tarîqa) ? Pourquoi existe-il plusieurs voies soufies ? Puisque le soufisme c’est l’ascèse, l’invocation de Dieu et la noblesse de caractère, pourquoi le musulman ne pourrait-il se contenter de puiser les convenances spirituelles et le bon comportement à partir d’une lecture du Coran et de la Sunna ? 

Réponse : Le soufisme c’est une discipline d’éducation intérieure par laquelle le musulman peut s’élever jusqu’au degré de l’excellence (ihsân) qui fut définie par le Prophète (ص) ainsi : ‘‘Que tu adores Dieu comme si tu le voyais, car si tu ne le vois pas, Lui te vois[4].’’ Le soufisme est donc un programme d’éducation visant à purifier l’âme de toutes ses maladies car celles-ci voilent l’homme de Dieu. Cette éducation a donc pour but de remédier aux défauts de l’âme et du caractère, et cela concerne aussi bien le rapport de l’homme à Dieu que celui aux autres et à soi-même.

La voie soufie est l’école au sein de laquelle la purification de l’âme et l’élévation du caractère seront rendues possibles. Le maître spirituel (shaykh) est celui qui enseigne cette discipline à l’élève ou au disciple (murîd). De fait, l’âme humaine recèle par nature un certain nombre de maladies intérieures comme l’orgueil, la suffisance, la fatuité, l’égoïsme, l’avarice, la colère, l’ostentation, la tendance au péché, le désir de vengeance, le mépris, la haine, la traîtrise, l’ambition. Selon le Coran, la femme de l’intendant dit [après avoir pris conscience de ses fautes] : ‘‘Je ne m’innocente pas, l’âme est instigatrice du mal, sauf si mon Seigneur me fait miséricorde. Certes, mon Seigneur est Celui qui pardonne et Il est le Miséricordieux.’’[5] Tout cela explique pourquoi nos Anciens prirent conscience de la nécessité d’une éducation de l’âme afin qu’elle perde ses maladies, qu’elle puisse être en harmonie avec les autres et qu’elle puisse s’élancer vers son Seigneur.

Une voie soufie doit comporter certains éléments : s’appuyer sur le Coran et la Sunna puisqu’elle n’est autre que la discipline spirituelle contenue en eux. Tout ce qui s’oppose à l’esprit des enseignements du Coran et de la Sunna ne saurait faire partie d’une voie soufie. De plus, les enseignements de cette voie ne peuvent être isolés de ceux de la Loi car ils en sont l’essence (jawhar).

Le soufisme insiste sur trois attitudes fondamentales mises en lumière par le Coran : Prendre garde à la nature de l’âme, prendre du recul par rapport à elle et la purifier de ses défauts. A ce sujet, le Très-Haut a dit : ‘‘Par l’âme ! Comme elle fut bien modelée ! Dieu lui a inspiré une part de perversité et une part de piété.’’[6] Concernant la seconde attitude, le Coran préconise l’invocation de Dieu (dhikr Allâh) : ‘‘Ô vous qui avez la foi, invoquez Dieu abondamment !’’[7] De même le Prophète (ص) a dit : ‘‘Que ta langue reste toujours humide par l’invocation de Dieu’’[8]. Quant à la troisième attitude, elle est liée au détachement des séductions du monde (zuhd fî l-duniâ) et à l’aspiration vers l’Au-delà : ‘‘La vie de ce monde n’est que jeu et distraction passagère : pour les gens de piété, la demeure de l’Au-delà a bien plus de valeur ; n’avez-vous donc aucun discernement ?’’[9]

Pour sa part, le maître spirituel qui transmet les différentes formes d’invocation aux disciples, qui les guide dans la voie de la purification de l’âme et de la guérison des maladies du cœur, est aussi un enseignant transmettant une discipline précise à chacun en fonction de ses maladies propres. Cette charge fut d’ailleurs assumée par le Prophète (ص) qui conseillait à chacun ce qui lui permettait de se rapprocher de Dieu en tenant compte de ce qui différencie chaque âme. C’est ainsi qu’il a pu dire à un homme qui l’avait interrogé sur ce qui pourrait le préserver de la colère divine : ‘‘Ne te mets jamais en colère !’’ ; à un autre qui lui avait demandé une pratique simple à laquelle il pourrait s’accrocher, il répondit : ‘‘Que ta langue reste toujours humide par l’invocation de Dieu’’. Parmi les Compagnons, certains veillaient en prière, d’autres s’attachaient plus particulièrement à la lecture du Coran, d’autres encore étaient connus pour leur courage dans les combats ; certains pratiquaient beaucoup l’invocation de Dieu, tandis que d’autres distribuaient ce qu’ils possédaient en aumônes.

L’éducation spirituelle telle que nous l’avons évoquée ne nécessite pas l’abandon du monde : il s’agit de pratiquer plus particulièrement une forme d’adoration de Dieu afin d’aboutir à la proximité de Dieu. On peut rapprocher cela des différentes portes du Paradis : bien que les portes soient multiples, le Paradis est un. A ce sujet, le Prophète (ص) a dit : ‘‘Il est une porte du Paradis pour chaque type d’adorateurs, et c’est par elle qu’ils seront appelés : les hommes de jeûne seront appelés à entrer au Paradis par une porte nommée Rayyân.’’[10] De la même façon, les voies soufies et les types d’éducation qu’elles transmettent peuvent varier en fonction du maître et des besoins du disciple…

Il faut souligner ici que ce que nous disons du soufisme ne s’applique pas aux pseudo soufis qui ne font que lui nuire et qui n’ont ni religion ni piété ; ceux qui recherchent la transe lors des fêtes religieuses et qui simulent le ravissement. Tout cela ne fait évidemment pas partie du soufisme authentique… et nous ne pouvons le juger à partir d’actes d’ignorants. Il nous faut au contraire nous rapprocher des grands savants qui firent son éloge et tenter de comprendre pourquoi ils le firent.

Enfin, nous voudrions répondre à qui demande : « Pourquoi ne pouvons-nous nous contenter d’apprendre les convenances spirituelles et la purification de l’âme directement du Coran et de la Sunna ? » Ce genre de propos est à première vue séduisant mais mène à une perte certaine ! Prenons un exemple : Nous n’apprenons pas les obligations de la prière ainsi que ce qui y est recommandé ou déconseillé par la lecture du Coran et de la Sunna mais par le biais d’une science que l’on appelle jurisprudence (‘ilm al-fiqh). Cette science a été élaborée par des juristes qui ont déduits, par un effort de réflexion (istinbât), les statuts juridiques de la religion à partir du Coran et de la Sunna.

Qu’en serait-il de nous si nous adoptions l’attitude de celui qui voudrait lire directement des statuts juridiques dans le Coran et de la Sunna ? De la même façon, il est des choses que l’on ne saurait trouver par une simple lecture du Coran et de la Sunna, et qu’il faut donc apprendre auprès des maîtres spirituels en recevant leur enseignement oral car, en spiritualité, les enseignements écrits ne suffisent pas. On dit, par exemple dans l’art de la psalmodie du Coran (tajwîd) : ‘‘L’allongement obligatoire d’une voyelle dure six temps’’.

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Qui donc a fixé la durée de cet allongement ? Quel en est le fondement scripturaire (dalîl) et qui l’a rendu obligatoire ? Nul autre que les spécialistes de cet art. Il en va de même pour la science qu’est le soufisme : elle fut exposée dès l’époque de Junayd, au 4ème siècle de l’Hégire et elle continue de l’être de nos jours, bien que les temps soient peu portés à la spiritualité, que les mœurs soient dépravées, et que certaines voies soufies soient déchues par l’adoption de comportements contraires à la religion, laissant croire aux uns et aux autres qu’elles représentent le soufisme. Mais Dieu – qu’Il soit exalté – défendra le soufisme et ceux qui le représentent ; Il les préservera par Sa puissance car Il a dit : ‘‘Certes Dieu prendra la défense de ceux qui ont la foi, et Il n’aime pas les traîtres ingrats.’’[11]

Nous espérons avoir donné, dans ce qui précède, un éclaircissement suffisant sur ce que sont le soufisme, les voies soufies, le maître spirituel, les raisons de la multiplicité des voies et celles pour lesquelles il faut recevoir la discipline visant à la purification de l’âme de l’enseignement des maîtres spirituels et non par une simple lecture du Coran et de la Sunna. Que Dieu nous permette de comprendre la réalité de notre religion. Et certes, Dieu est plus savant. »[12]

 


[1] Anne-Marie Delcambre, éd. Desclée de Brouwer, 2007.

[2] Cf. Fatâwâ ‘Abd al-Halîm Mahmûd, vol. II, p. 327-408, ed. Dâr al-Ma‘ârif, Le Caire, 2002.

[3] Ed. al-Muqattam, Le Caire, 2005.

[4] Hadith cité par Bukhârî.

[5] Coran : 12, 53.

[6] Coran : 91, 7-8.

[7] Coran : 33, 41.

[8] Cité par Tirmidhî.

[9] Coran : 6, 32.

[10] Cité par Bukhârî.

[11] Coran : 22, 38.

[12] Al-Bayân, p.328-331.

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