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Méditerranée : Nicolas Sarkozy sur le bon bateau ?

(Avec l’aimable autorisation de Arts Livres )

En 2008 paraissait un ouvrage très critique de la politique méditerranéenne de l’actuel Président de la République sous le titre Méditerranée. Adresse au Président de la République Nicolas Sarkozy (Actes Sud / Sindbad, 2008, 352 p, 25 €). L’actualité des pays arabes et la récente démission de la Ministre des Affaires Etrangères Michèle Alliot-Marie donnent a posteriori raison aux thèses défendues par leurs auteurs Béatrice Patrie et Emmanuel Español. Cédric Baylocq Sassoubre s’était entretenu avec ce dernier à l’été 2008 (1), à l’occasion du sommet de Paris qui fondait officiellement le 13 juillet, l’Union Pour la Méditerranée (UPM), prolongement du Processus de Barcelone. Ou les critiques de l’auteur s’avéraient prémonitoires (2)…  

Emmanuel Español partage son temps entre la région Aquitaine où il est conseiller régional (PS) depuis 1999, et le Proche-Orient en tant qu’observateur pour Bruxelles du déroulement des processus électoraux et de la vie politique en général. De la fin des années 1980 à la fin des années 90, il fut conseiller de Jean-Pierre Chevènement, ce qui en fait le successeur du grand islamologue Jacques Berque auprès du leader du MRC (Mouvement Républicain et Citoyen), mais dans une veine plus géopolitique et stratégique que son prédécesseur. Diplômé en Histoire des religions de La Sorbonne, sa passion pour les schismes religieux d’Occident l’a naturellement porté vers les conflits du Proche-Orient. Avec Béatrice Patrie, magistrate et Présidente de la délégation du Parlement Européen pour le Maschrek (Egypte, Lybie, Irak, Syrie, Liban, Jordanie, Koweit, Israël, Palestine), il a publié en 2008 CETTE analyse du projet d’Union pour la Méditerranée (UPM).

Monsieur Español, vous attaquez fort : « la trivialité de votre projet… ne nous échappe pas : la réussite de vos déplacements… est saluée lourdement par l’annonce de moult contrats ratifiés devant les caméras de télévisions dont les méchantes langues mettent en doute la réalité ». Est-ce un ouvrage politique ou analytique ?

C’est un livre qui ne se veut pas militant. L’adresse est tranchante, certes, mais elle ne représente que 15-20 pages des 350 que fait le livre. Béatrice Patrie a signé un éditorial en juillet 2007 dans lequel elle avait un a priori positif sur le projet d’Union pour la méditerranée. Nous étions au départ très favorables à ce projet, selon le postulat que toute initiative visant à ramener la question de la méditerranéen au cœur du débat européen était une bonne chose, comme toute initiative concourant à renforcer le processus de Barcelone et la construction européenne.

Mais dès qu’il précisa son projet vers septembre-octobre 2007, Nicolas Sarkozy s’est clairement éloigné de toute perspective européenne. Nous avons tenté de démontrer par l’analyse aussi rationnelle que possible, pourquoi la vision d’Union méditerranéenne du Président ne peut conduire qu’à l’échec : faire une union qui ne regrouperait que les pays du Sud de la méditerranée sans intégrer les Allemands, les Anglais, les Suédois, la Pologne… et tous les pays du nord de l’Europe fut condamnée par le veto allemand et la mauvaise humeur des Anglais, obligeant le Président à faire marche arrière. Beaucoup plus grave, cela introduisait une fissure au sein de l’Union Européenne qui pouvait s’avérer dangereuse pour la suite, l’ensemble de ses 27 membres méritant d’aller vers plus de cohésion… Quand on écrivit le livre, il n’avait pas encore fait marche arrière : les faits nous ont donné raison.

Deuxième point sur lequel nous avons essayé d’apporter une analyse est l’agenda politique, c’est-à-dire que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Le Processus de Barcelone a été en partie un échec par le sentiment donné aux pays du Sud de vouloir imposer notre agenda. Les agendas de toutes les conférences euro-méditerranéennes de 1995 à 2005 comportent des questions sécuritaires, les questions de migrations, le terrorisme, les armes de destructions massives… que des points qui intéressent au premier chef les européens, mais qui apparaissent nettement moins prioritaires pour les gens du Sud.

Les anthropologues ont crée un paradigme nommé post-colonialisme, qui indiquerait un prolongement d’une idéologie coloniale sous d’autres formes. Cette grille de lecture vous parait-elle vraiment pertinente pour les rapports Nord-Sud ?

Cela paraît assez clair. Le comportement du Président de la République au Maroc ou en Tunisie et celui du Premier Ministre en Algérie relèvent des mêmes méthodes : on y va pour faire des contrats et on le valorise comme cela, ainsi que l’annonçait le Journal Télévisé de TF1 lors de la visite de François Fillon les 21-22 juillet 2008 : « sur le plan politique on a toujours des doutes, mais en tous cas on a signé de beaux contrats » (c’est Emmanuel Español qui parle, ndlr). Quand Nicolas Sarkozy se déplace en Israël les 22-24 juin 2008, il est accompagné de 400 personnes dont 90 chefs d’entreprises. Ce sont des relations totalement asymétriques, imposant l’agenda politique et l’agenda économique ; implicitement, les gens que nous allons visiter sont nos subordonnés.

On perçoit en filigrane de votre ouvrage une certaine nostalgie de la politique arabe du Général De Gaulle, poursuivie dans une certaine mesure par Jacques Chirac, mais avec laquelle Nicolas Sarkozy est en rupture…

On en a l’exemple lors des déclarations du Président de la République en Israël, auxquelles il faut ajouter celles de M. Olmert dans Le Figaro du 19 juin 2008, et d’Ehoud Barak dans Le Monde du 20 juin 2008. Tous les journaux constatent que Nicolas Sarkozy a choisi la rupture d’avec la politique d’équilibre privilégiée par ses prédécesseurs. La « Politique arabe » est un bien grand mot, et François Mitterrand, lui-même plus nuancé, n’avait pas remis en cause le principe d’équilibre. Cela se traduisit par la non-intervention en Irak en 2003 (sous Jacques Chirac, ndlr), une certaine forme de soutien au Liban à l’été 2006 (invasion israélienne puis guerre de 33 jours), une posture équilibrée sur la question du conflit israélo-palestinien… Avec Nicolas Sarkozy, nous sommes très loin de cela, ce qui nuit directement aux intérêts de la France. On voit bien aujourd’hui combien les réticences de l’Algérie, du Maroc ou de la Jordanie (à participer activement à l’UPM, ndlr) sont liées à la position de la France dans le conflit israëlo-palestinien. De ce point de vue, la photo de famille du sommet euroméditerranéen du 13 juillet 2008 est un peu loupée.

Vous argumentez en faveur d’une politique euro-méditerranéenne ambitieuse, en rappelant que la France est maintenant composée d’une part importante de descendants d’immigrés maghrébins. N’est-ce pas justement les renvoyer à une éternelle altérité que de présenter ainsi les choses ? En quoi devraient-ils se sentir plus concernés par ce projet, que par la construction européenne en tant que telle ? Ne risque t-on pas justement de favoriser un peu plus une forme d’exportation des conflits qui traversent cette zone jusqu’au Proche-Orient ?

Il suffit de reprendre les propos du Grand Rabbin, qui déclare qu’à chaque hausse de tension au Proche-Orient, cela se traduit pas une hausse de la tension dans les quartiers où différentes communautés s’affirment comme telles. On ne peut donc extraire complètement la question Proche-orientale de la question nationale, on ne peut pas voir tous les soirs au 20h00 sur sa télévision satellitaire la population palestinienne occupée et écrasée, sans avoir un minimum de répercussions. Il n’y a pas besoin d’aller très loin. J’habite Port Sainte Foy (à la limite de la Dordogne et de la Gironde, ndlr), mon voisin est d’origine marocaine, et à chaque fois qu’on discute de politique, revient la question de la Palestine. Il en est pourtant très loin, géographiquement et culturellement… mais il y a toujours une forme de solidarité. L’orientation de la politique euro-méditerranéenne peut justement participer à apaiser les tensions, pour peu qu’elle ne se résume pas à une quête du contrat…

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Pour répondre à la première partie de votre question, le métissage est une donnée incontournable qui s’impose d’elle-même. C’est une tendance de longue durée, c’est-à-dire qu’on est en train de créer, et c’est une très bonne chose, des millions de Français qui ne seront plus tout à fait des Gaulois ni tout à fait des Arabes, mais qui seront des Français qui vivront dans une culture qui bénéficiera d’un apport méditerranéen et français. Et au fond ; qu’est-ce que la France sinon un métissage depuis vingt siècles : Francs, Germains, Wisigoths, Alsaciens, Bretons, Grecs, Italiens, et j’en passe…

Autre clés des relations Nord-Sud, l’évolution des mouvements politico-religieux. Assassiné en 2005, le journaliste Samir Kassir (3) était moins optimiste que vous : « si elle résulte d’abord du déficit démocratique, la montée de l’islam politique ne saurait être une réponse à l’impasse des Etats, et des sociétés arabes […] Les comportements sociétaux des mouvements islamistes révèlent bien des analogies avec les dictatures fascistes une fois ôté le voile religieux qui les habille (4) ».

(Emu) Samir Kassir était un ami. Nous (lui et Béatrice Patrie, ndlr) connaissons bien son épouse et sommes très liés à sa famille. On est d’accord sur le constat : il est évident aujourd’hui que dans les sociétés de la rive Sud, les partis islamistes apparaissent avec toutes leurs variantes, comme les partis qui défendent la population, la masse. A ce titre, il y a forcément une certaine analogie dans le comportement électoral, avec les partis contestataires qui pouvaient être des partis fascistes, voire le Parti Communiste en France dans les années 1950-60… Donc il y a une certaine forme de contre-société.

A partir de cela, on diverge peut-être un peu sur un point, car on ne peut pas se laisser enfermer dans le chantage, d’ailleurs repris par Nicolas Sarkozy, et qui dit par exemple qu’en Tunisie il est préférable de soutenir Ben Ali, parce que sans Ben Ali vous aurez les Talibans. Et on dit la même chose en Syrie ou en Egypte : « si vous n’avez pas Moubarak, vous aurez les Frères Musulmans », « si vous ne soutenez pas la politique israélienne ou le Fatah, vous aurez le Hamas », « si vous ne soutenez pas la ligne la plus dure du 14 mars au Liban, vous aurez le Hezbollah »… L’argument est utilisé par tous les gouvernements de la rive Sud pour empêcher toute évolution démocratique de leur société.

Or les plus grands perdants de ce blocage, et donc de cette posture européenne consistant à légitimer les politiques de répression, ne sont pas les islamistes qui ont une capacité de mobilisation et une capacité de distance dans une hégémonie sociétale de plus en plus marquée, mais les forces politiques éclairées, modérées, libérales ou sociales-démocrates. La fermeture du champ politique en Egypte, lors des élections présidentielles, législatives et municipales, pour réduire soi-disant les chances des Frères Musulmans, a en fait affecté un ancien parti social-démocrate ainsi qu’une formation libérale. Or, si vous voulez avoir une évolution positive dans ces pays, il faut faire le pari de la démocratie…

Propos recueillis Cédric Baylocq Sassoubre

Notes :

(1) Quelques notes complémentaires et de bas de pages ont été ajoutés dans la présente version (par rapport à la première version mise en ligne sur Arts Livres en juillet 2008), par l’auteur de l’entretien.

(2) Et précèdent et rejoignent en cela celles exprimées par le groupe Marly, composés de diplomates anonymes qui ont récemment fait part de leur difficulté à se faire entendre par le chef de l’Etat : « La politique suivie à l’égard de la Tunisie ou de l’Egypte a été définie à la présidence de la République sans tenir compte des analyses de nos ambassades. C’est elle qui a choisi MM. Ben Ali et Moubarak comme “piliers sud” de la Méditerranée. » (Le Monde, 22 février 2011)

(3) Historien et journaliste libanais, il exerçait pour le grand quotidien libanais en langue arabe An-Nahar, dirigé par Ghassan Tuéni (dont le fils Gebran à lui-même était assassiné) jusqu’à ce qu’il périsse dans un attentat à la voiture piégée le 2 juin 2005. Il tenait des positions anti-syriennes et était critique de l’islam politique, comme l’indique le passage que nous citons.

(4) Dans ses Considérations sur le malheur arabe, Actes Sud/Babel, 2008, 112p, 6,50 euros.

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