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L’universalisme de l’islam

“Si l’espérance n’est pas suivie de l’action, Elle demeure un vain désir.”

Ibn ‘Atâ’ Allâh, Hikam

Pourquoi une voie soufie telle que la tarîqa ‘Alâwiyya se préoccupe-t-elle de la « Terre », de « l’éducation d’éveil », de la « communication » et des « médias », ou encore de la « mondialisation » ? N’est-elle pas concernée, a priori, uniquement par « la spiritualité et le soufisme », ou encore « la Révélation » – autres thèmes traités lors du congrès de juillet 2009 ??

Autant demander pourquoi le Prophète, chargé de transmettre un message par essence spirituel, enseignait et surtout incarnait l’éthique dans toutes les dimensions de la vie, y compris les plus pratiques. C’est que l’islam, animé par le principe/expérience de l’Unicité (tawhîd), n’opère aucune scission entre l’esprit et la matière, entre ce que le Coran nomme le « monde invisible » (‘âlam al-ghayb) et le monde sensible (‘âlam al-shahâda).

De cette scission artificielle est issue précisément la crise écologique moderne. Il est désormais impossible de séparer l’état de la planète de notre état spirituel ! Le Vivant (al-Hayy) est présent à tous les niveaux de la Manifestation universelle, et l’on sait maintenant que la matière qui paraît la plus inerte est ‘‘ énergie’’ et ‘‘lumière’’.

Cette vision intégrale, intégrative, qui caractérise l’islam bien compris, devient, dans le vécu soufi, expérience de « réalisation » (tahqîq) du Réel (al-Haqq), autre nom majeur de Dieu ; expérience d’expansion de la conscience humaine, qui investit dès lors toutes les facettes de la réalité, ainsi que l’ont souligné beaucoup d’intervenants lors du congrès : « Où que vous vous tourniez, là est la face de Dieu » (Coran 2 : 115). C’est en ce sens qu’il faut lire les « Recommandations du Centenaire ».

Mais l’homme moderne a inversé le sens des priorités (cheikh Mehanna d’Egypte), privilégiant la raison utilitariste, asservie à l’ego, au détriment d’une conscience universelle qui donne son droit, selon les termes du Prophète, à chaque niveau de réalité ; privilégiant une raison ‘‘borgne’’, coupée du Ciel, et donc de la Terre, une raison dominatrice, arrogante, oubliant la « Matrice », la Rahma, cette qualité ‘‘féminine’’ de Dieu qui « enveloppe toute chose » (Coran 7 : 156) et rend possible en nous l’inspiration et l’intuition.

Considérons le colonialisme, les Guerres Mondiales, le fascisme, le nazisme… : tout cela n’est pas l’oeuvre de l’Homme, « représentant de Dieu sur terre » (Coran 2 : 30), mais de l’homme mâle, impuissant à admettre en lui la part d’Eve. À partir de là, l’illusion et la distraction font leur travail chez cet homme : « Les cimetières sont pleins d’hommes qui ont donné leur vie pour des illusions », disait le cheikh Bentounès lors de la réunion spirituelle du centenaire, le 30 juillet 2009.

Le domaine religieux islamique a particulièrement subi cette inversion des valeurs et cette perte du sens. Alors que les plus grands oulémas tel Ghazâlî et Suyûtî ont toujours affirmé la précellence de la science intérieure, spirituelle (al-‘ilm al-bâtin) sur la science religieuse formelle, normative, tributaire des apparences (al-‘ilm al-zâhir), on en est venu à rigidifier, à sédimenter, à compartimenter, cette matière vivante, dynamique, fluide, qu’était l’islam muhammadien.

Il faut donc recourir à l’ijtihâd, à l’« effort d’interprétation et d’adaptation des données de la Révélation » ? Certes, mais l’humanité ne peut plus se satisfaire de demi-mesures. « Lâ islâh bilâ salâh », rappelle le président du conseil supérieur des confréries soufies d’Egypte, Abdelhadi al-Kassabi : pas de réforme extérieure sans réforme intérieure préalable, sans remise en cause permanente de la conscience individuelle et de ses actes, sans lucidité intransigeante. « Change-toi, ton monde changera », lance à son tour Tareq Oubrou.

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Lucidité intransigeante sur soi-même, et miséricorde pour les autres êtres : telle a toujours été la ligne de conduite des maîtres spirituels du soufisme. « Agis en sorte que tu sois une miséricorde pour les autres, même si Dieu a fait de toi une épreuve pour toi-même », disait Junayd de Bagdad (m. 911). Effort sur soi, et amour/compassion pour autrui.

Le soufisme vise en effet à apporter le bonheur à l’humanité (cheikh al-Manufi d’Egypte), à redonner du sens, à renouveler le projet humain. De simples citoyens algériens ont ainsi témoigné à Mostaganem que le passage de la « Caravane de l’espoir » dans leur ville leur avait effectivement ouvert des perspectives insoupçonnées.

L’universalisme de l’islam ou du soufisme, comme l’a bien compris le Dr. Kojiro Nakamura, repose sur le fondement de la Fitra, cette nature pure originelle de l’homme qui lui permet à tout moment de réintégrer l’Unicité. Il amène l’homme à transcender les réflexes identitaires locaux (Mokhtar Taleb-Bendiab), les modes d’allégeance de nature tribale, les appropriations idéologiques, bref, à se déconditionner. Cheikha Nur (Istanbul) formula à sa manière cette parole ancienne : « Le soufisme, c’est la liberté ! »

Il ne s’agit pas de faire fi de l’immense patrimoine islamique, mais au contraire d’aller à son essence pour mieux s’en imprégner et le vivifier. La Tradition rend libre, tandis que la tradition aliène ! La célébration du centenaire répondait bien à un souci de mémoire mais, tel le dhikr, « souvenir de Dieu », elle a eu pour but d’actualiser cette mémoire, de projeter une énergie spirituelle vers le futur. Concilier patrimoine et postmodernité, voilà une opération alchimique que peu savent faire !

En organisant ce centenaire en Algérie, le cheikh Khaled Bentounès avait bien conscience de créer un électrochoc dans son pays. Il eut été plus facile, plus convenu, de célébrer cet événement en Europe, où le soufisme est très ‘‘tendance’’… Le pari consistait précisément à faire venir des milliers de personnes des « cinq continents », comme l’a relevé le cheikh ‘‘Zebda’’ – ancien responsable du F.I.S. -, dans ce pays enclavé, qui vit une situation de malaise endémique, afin de l’ouvrir aux perspectives mondialisées.

La philosophie du centenaire n’était pas d’organiser une célébration narcissique, dont les bénéfices, de quelque ordre qu’ils soient, reviendraient à la confrérie ‘Alâwiyya. Non, le but était de créer une ‘‘onde de choc’’ pouvant susciter de vrais débats, afin de contribuer à l’éveil de la conscience de l’humanité actuelle, musulmane ou non.

En effet, ne nous leurrons pas, et le soufisme est là pour nous le rappeler : « La crise est fondamentalement spirituelle, le reste n’est qu’habillage » (Pierre Rabhi). Alors que le monde achoppe soit sur un nihilisme sans issue, soit sur un messianisme morbide, saurons-nous démentir les indiens Kogis, convaincus que l’ignorance et l’avidité de l’homme ‘‘civilisé’’ « ne peuvent qu’aboutir rapidement à la fin de toute vie sur Terre » (Eric Julien) ?

L’appel « Semer l’espérance » paraîtra à certains par trop naïf. Mais possédons-nous encore l’espace confortable du scepticisme et de la dérision ? Y avons-nous encore droit, si l’on considère crûment l’état spirituel et matériel de la planète – ce « temple pur », selon les termes du Prophète – et de ses habitants ? La célébration du centenaire a été possible parce que la dynamique qui l’animait – perçue par tous les participants – émanait d’une énergie qui, dans la pleine lucidité des défis actuels, rend positive encore et toujours la vie.

Introduction au livre Graines de Lumière. Héritage du Cheikh al-Alâwî aux éditions Al Bouraq.

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