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L’une voilée, l’autre aussi

La perception des instances médiatiques et gouvernementales françaises vis-à-vis du voile islamique incite savants, sociologues, islamologues et autres à traiter le sujet sous le seul angle des libertés fondamentales de la femme. Ce qui va ici nous importer, ce ne sont pas tellement les discours élitistes sur la question mais plutôt les témoignages des principales concernées, c’est-à-dire les musulmanes. Dans quel contexte de vie ces femmes construisent-elles leur discours pour légitimer son port et dans quelle mesure ces témoignages peuvent-ils apporter de la relativité à la façon dont le voile est perçu en France* ?

Le voile est un choix personnel

Le dialogue entre Saida Kada et Dounia Bouzar dans le célèbre ouvrage L’une voilée, l’autre pas met en valeur une idée-clé qui gouverne le discours sur le port du voile : il est le fait d’un choix personnel de la femme. Idée que l’on retrouve incessamment dans les témoignages recueillis auprès de jeunes musulmanes françaises, toutes étudiantes, dont la moyenne d’âge est de 20 ans : « Si je porte le voile, ce n’est pas parce que mes parents ou mes frères m’y ont obligé mais parce que je l’ai voulu » (Karima) (1), «  Décider de porter le voile, c’est une chose difficile et grave, parce qu’ensuite, il ne faut pas l’enlever » (Na’ima), « Les gens disent qu’on m’a forcé à le porter, c’est n’importe quoi, je le porte depuis que j’ai quinze ans et même ma mère ne le porte pas » (Siham).

L’opposition entre choix et obligation de porter le voile est une idée qui s’interprète de différentes façons d’un pays à un autre. En France, le choix personnel s’oppose principalement à une obligation qui viendrait des parents ou des frères ; tandis qu’à Aceh, province musulmane de Sumatra, il s’oppose à tout type d’obligation, y compris celle imposée par la loi islamique. Le grand imam de la mosquée Baytu-r-rahman l’explique en ces termes : «  On ne peut pas obliger une fille à porter le voile islamique, c’est une décision qui doit venir du cœur » (2).

Le sens que les jeunes musulmanes françaises interrogées donnent au terme obligation est strictement la même pour les unes et les autres. Pour répondre à la question du motif pour lequel elles portent le voile, elles répondent qu’il s’agit d’une obligation religieuse exprimée dans le Coran visant à préserver la chasteté des femmes. Tout en affirmant par ailleurs qu’elles sont pleinement décisionnaires, elles se soumettent donc totalement à l’idée du caractère obligatoire du voile.

Incohérence rhétorique ? Pas tellement. Le concept d’obligation est ici défini sous l’angle divin. Les jeunes musulmanes n’imaginent pas un instant qu’il puisse s’agir d’une interprétation construite du verset (3). «  Il est clair et explicite » dit Karima. «  Je ne suis pas allée voir un imam pour savoir si le voile était obligatoire ou non. J’ai ouvert le Coran et j’ai lu avec mes propres yeux. » dit Sabrina.

Ce que l’on retient des témoignages, c’est que les jeunes femmes s’inscrivent dans une relation toute personnelle avec le Livre Saint. De fait, l’obligation de porter le voile n’est pas perçue comme telle ; elle se transforme, par un processus mental que l’on aura l’occasion de décrire un peu plus tard, en une décision qu’elles prennent par elles-mêmes après lecture individuelle. Nulle d’entre elles n’affirme donc avoir pris sa décision en fonction d’une pratique discursive pourtant bien réelle et totalement intériorisée.

« Les génies aiment les filles »

Certaines sociétés ne conçoivent pas l’utilité de la notion de choix concernant le voile. Celui-ci s’y impose tout naturellement aux jeunes filles ayant dépassé le stade de la puberté. Meghighda, installée dans un village du Haut Atlas marocain, à quelques dizaines de kilomètres de Marrakech, a cinq filles. La plus âgée a 24 ans et la plus jeune 13 ans. Toutes deux sont flanquées du même fichu vivement coloré porté à mi-tête.

«  Les génies aiment les filles, raconte Meghighda, et les filles sont trop vulnérables pour les ignorer. » Cette sentence, qui n’est pas tellement une métaphore dans cette société (4), laisse entendre que les femmes sont gouvernées par une affectivité qui étouffe l’intelligence humaine, celle-là même qui permet de posséder la raison. Autrement dit, la femme est trop faible face au pouvoir magique des tentateurs (les djinns ou génies) pour pouvoir assurer sa propre sécurité à l’extérieur de la maison. Le fichu rappelle cette nécessaire protection matérielle contre le surnaturel. La place accordée à la notion de choix est donc parfaitement absente et il ne viendrait pas à l’esprit d’une de ces jeunes filles ne fut-ce que d’y prétendre.

Le décalage interprétatif entre les étudiantes françaises et les jeunes paysannes de la montagne marocaine est saisissant. Il s’impose un peu moins lorsque l’on interroge les hommes de cette même région. Lahcen, guide de montagne, explique par exemple : « La tête couverte des femmes est une obligation donnée par Dieu parce qu’elle est tentatrice vis-à-vis du génie. Si elle rencontre un homme par accident [qu’elle ne connaît pas], son fichu la protège contre le génie qui accompagne cet homme ». Nous retrouvons ici l’idée de l’obligation divine véhiculée à travers les versets du Coran mais réinterprétée en fonction du pouvoir des génies (5). Dans cette conception extrêmement contraignante, nul processus transformateur ne s’enclenche. L’obligation divine ne renvoie pas à l’idée de choix personnel opéré par la femme.

Est-ce à dire que les jeunes étudiantes françaises s’inventent un choix inexistant ? Pas du tout. De la même manière que les habitants des montagnes marocaines vis-à-vis de leurs croyances aux génies, elles ne font que s’approprier un schéma discursif en parfaite cohésion avec la société dans laquelle elles évoluent, c’est-à-dire la société française, et pour laquelle la notion de choix, donc d’autonomie et de pouvoir décisionnaire, est prédominante. Leur discours n’est donc pas moins dénué de réalité, il rappelle justement la relativité de nos façons de penser, dépendantes de notre environnement culturel et social.

Le voile protecteur

Il est à présent utile de se demander pourquoi le port du voile suppose une protection logique de la femme contre l’homme et surtout, d’une manière plus générale, contre le monde extérieur.

Milka est croate, elle vit avec son mari et ses quatre enfants (Trois garçons et une fille de 14 ans) à Zagreb. Sa perception du voile est, selon ses dires, généralisable à l’ensemble des musulmans croates, très minoritaires (6) : « Le voile est une culotte ». Il apparaît dans cette expression un principe étiologique lié au domaine psychanalytique : le cheveu est une résurgence du poil du pubis.

Milka expose ainsi la théorie : «  Que se cache-t-il sous le voile des femmes ? Rien d’autre que ses cheveux. Et c’est quoi les cheveux ? C’est la même chose que le poil de ton pubis. » Le transfert qui s’opère ici entre cheveux et poils du pubis n’est pas forcément dû à une innovation ou à un débordement de traditions locales. Il apparaît en effet dans le hadith que le poil fait partie des éléments corporels qu’il importe de nettoyer (7).

Autrement dit, le voile est la manifestation visible de ce que l’homo religiosus tente constamment de cacher par honte, par pudeur, par morale divine. Si dans de nombreuses sociétés, la virilité s’impose à l’homme en partie par sa pilosité, la féminité d’une femme ne s’impose que par l’abstraction de la sienne. Dans ce cas de figure, la chevelure est tout autant concernée que les autres formes pileuses de son corps. Toutefois, dans la mesure où cette même chevelure est sexuellement connotée lors de la nuit de noces et dans certaines manifestations de deuil, il serait dommageable de la faire totalement disparaître.

Cette explication du port du voile n’est pas dénuée d’intérêt mais son aspect par trop psychanalytique dissimule des motifs anthropologiques et historiques majeurs et bien connus. Est-il utile de rappeler que le voile islamique n’est ni plus ni moins que la récupération d’une tradition évoquée dans les livres religieux des grands monothéismes ? Ou bien qu’il est manifeste dans le répertoire de reconstitution des modes de vie dans les civilisations antiques ? Est-il encore utile de rappeler que le voile islamique n’a pas de réelle valeur religieuse pour les femmes des sociétés rurales du Moyen-Orient ou du Maghreb où elles le portent d’ailleurs très légèrement sans cacher forcément (loin de là !) l’ensemble de leur corps ?

Le voile a bien un rôle de protecteur pour la femme mais les explications relatives à cette protection sont multiples et renvoient à des notions particulières à chaque type de société. D’une manière générale, quelle que soit l’aire culturelle dans laquelle vivent les porteuses du voile, cette protection concerne la catégorie du charnel, du sexuel.

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Bien plutôt que de s’en offusquer, il est important de comprendre que cette catégorie explicative n’a pas moins de sens ni moins de valeur que le fait de porter des chaussures pour marcher dans les rues de Paris. Cette donnée peut paraître évidente à un Occidental, elle ne l’est pas par exemple pour un Bushman. De la même manière, la valeur de la notion de protection par le voile renvoie à une dimension ethnologique non généralisable bien plus qu’à une dimension religieuse universelle qui voudrait que toutes les femmes du monde portent le voile pour les mêmes raisons coraniques.

Universalité versus particularismes

Autrement dit, le choix de porter le voile en France correspond à la mise en exécution de référents culturels différents, rattachés ou non au motif de la religion et qui ne sont pas forcément ceux auxquels pensent les élites politiques françaises ni même d’ailleurs les « religieux ». Les déclinaisons du voile, de sa forme, de ses couleurs, de ses appellations et de la manière dont il est porté à travers le monde nous permettent de supposer qu’il est dénué du caractère universel dont on l’affuble ici même en France.

Le simple fait non anodin d’avoir pris en compte (en partie) dans la Commission Stasi des données relatives à l’univers des femmes iraniennes pour évaluer son port en France (8) démontre à quel point on ne prend pas suffisamment le temps de comprendre les différences d’usages et de pratiques sociales qui le mettent à l’œuvre dans les différentes aires culturelles. Se focalisant sur une rhétorique abstraite et forcément contextuelle, les élites oublient presque d’écouter réellement celles-là même qu’ils jugent (9). Ce qui crée un décalage logique entre les discours : ceux de l’élite politique française, ceux de l’élite savante arabo-musulmane et ceux de ces jeunes filles et femmes qui portent le voile. Usant chacun d’une rhétorique choisie en fonction de leurs intérêts, ils ne réalisent pas à quel point ils ne parlent pas dans un seul et même registre.

Examinons par exemple l’utilisation du mot soumission dans les trois discours. Pour le premier, il fait référence aux femmes du monde arabe, aux Saoudiennes par exemple et leur déplorable condition de vie. Pour les savants, il fait référence à la soumission à Dieu. Pour les jeunes femmes voilées, il est l’exact contraire du mot liberté tel qu’envisagé dans le texte fondateur des « Droits de L’Homme et du Citoyen ». Chacun de ces discours opère dans des champs référentiels particuliers à un univers géographique et culturel que l’on s’est attribué. Se confondant tous, il en résulte une parfaite cacophonie où les uns essaient de récupérer, sans le comprendre, le sens que les autres ont donné à ce terme pour proposer une contre-argumentation.

Quoi qu’il arrive, ce décalage donnera toujours raison à l’élite politique parce que dans cette cacophonie qu’il crée, c’est la seule dont la voix a le droit et le pouvoir de porter. Il importe donc plus que jamais, hic et nunc, de donner à cette élite les moyens de détruire cette vision universaliste qui colle si fortement au voile des jeunes musulmanes de France, à condition qu’elles en soient elles-mêmes conscientes.

Notes :

* Les propos qui suivent ont été recueillis auprès de femmes musulmanes par mes soins au cours de voyages itinérants et auprès d’étudiants en ethnologie ayant travaillé dans un certain nombre de pays (France, Maroc, Croatie, Sumatra). L’ensemble de ces propos n’est nullement généralisable à l’ensemble des sociétés concernées tant les enquêtes réalisées ont été de courte durée ou sont encore en cours de réalisation.

(1) Tous les prénoms ont été modifiés en vue de préserver l’anonymat des femmes interviewées

(2) Article de Jocelyne Grange pour rfi.fr : La loi islamique se fissure à Aceh (27/03/2005)

(3) Coran, [XXIV ; 31]

(4) Il s’agit des maisonnées entourant à 15km à la ronde le village d’Imlil, où l’on voue un culte à Sidi Chamharouch, le roi des génies. La croyance en l’existence des génies (les djinns) est réelle et non symbolique.

(5) Sur la croyance aux djinns, voir article de Asma Sassi pour Oumma.com : De la foi raisonnée à la foi enchantée

(6) Selon le recensement de 2001, la population croate de confession musulmane représente 1.3% de la population totale

(7) Cf “Charh Mouslim” de An-Nawawi- Commentaires du Hadith N°378

(8) Audition dans le cadre de la commission de l’écrivain iranienne Mme Chahdortt Djavann, auteur du livre Bas les voiles, éditions Gallimard

(9) Notons que les auditions lors de la commission Stasi ont largement donné la parole à des présidents et des secrétaires généraux, voire souvent à des représentants d’associations de défense de la laïcité plutôt qu’aux musulmanes elles-mêmes, pourtant très nettement concernées, en tous cas plus que d’autres, par la mise en place de cette commission

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