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L’Islam est-il rebelle à la libre critique ?

Un jour de mai 1999, le directeur de la revue Panoramiques, Guy Hennebelle, nous lance un défi : pour que l’islam devienne complètement une religion française, il lui faut accepter la critique, ne pas se contenter de la mise en avant du discours lénifiant des ’turcophiles de profession’, selon la formule de Péroncel-Hugoz, ni tenter de ’judiciariser’ systématiquement la réplique à la critique comme le font trop souvent certaines autres ’communautés’ ; acceptez-vous une vraie confrontation ?

Sans partager l’ensemble des attendus qui accompagnaient sa position, nous avons décidé de répondre à partir d’un double point de vue :

1) l’islamophobie ne se réduit pas à un complot diabolique visant à détruire l’islam : des objections réelles doivent être examinées ;
2) l’islamo-paranoïa et la tactique du bunker assiégé ne sont pas de bonne méthode pour répondre aux mises en cause de la part d’interlocuteurs avançant des jugements argumentés.

L’idée d’une disputation médiévale nous a séduits et nous avons proposé une participation à plusieurs intellectuels musulmans : certains, désabusés ou sceptiques, l’ont déclinée ; d’autres ont douté de l’efficacité d’une prestation qui sortait du registre ’savant’ auquel ils sont habitués. Mais le résultat est là. Les éléments d’une intelligentsia musulmane s’engagent dans l’expression publique ’tout terrain’ pour défendre leurs convictions de croyants et d’hommes de savoir. Leur esprit n’est pas celui de l’apologie édifiante mais d’une mise en perspective raisonnée de la référence ’islam’ dégagée de toute mythologisation glorificatrice, respectueuse de la réalité historique de cette religion. Ils ne veulent éluder aucune ’question sensible’.

Contre la culture de l’anathème

Nous ne sommes pas de ces musulmans enivrés de l’égoïste plaisir d’être dans la vérité, indifférents au sort des autres qui ne sauraient être que coupables de mécréance et promis à la perdition. Par delà quelques propos convenus sur la tolérance, une telle vision existe dans certains cercles musulmans. Elle ne correspond pas à l’essentiel de la doctrine islamique sur le sort des non musulmans, sort défini avant tout par la fidélité à la foi qu’ils ont reçu et par les œuvres qu’ils accomplissent.

Il nous semble urgent de réactiver une théologie du rapport aux non musulmans qui sorte de la géographie des anathèmes, du dispositif des camps antagonistes (musulmans/kafir, élus/réprouvés, Bien/Mal…) : ’Élargis donc la miséricorde du Très-Haut et ne mesure pas les choses divines aux étroites mesures officielles’, écrivait le grand penseur Ghazâlî 1 qui disait sauvés par leur foi ceux qui n’avaient pas entendu parler de la prophétie de Muhammad. On pourrait étendre ce raisonnement et conclure que le message de l’islam étant obscurci ou dénaturé par l’image qu’en donne actuellement le monde musulman, il ne parvient pas dans son authenticité aux non musulmans qui seront sauvés par leurs propres œuvres. Le ’réformateur’ Mohammed Abdou, au début de ce siècle, confirmait cette orientation : ’Les titres généalogiques des divers peuples, la religion qu’ils pratiquent, la communauté religieuse qu’ils adoptent, tout cela n’a aucune influence sur la complaisance ou la colère de Dieu (…)’ 2.

Seuls seraient surpris d’une telle problématique ceux qui ont oublié que la diversité est constitutive de la Création et que le Coran enjoint au cheminement vers l’autre : ’Ô hommes ! … Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez.’ (Coran, Sourate XLIX, verset 13). Le dialogue est donc pleinement justifié. Et pareillement la critique, jusqu’au désaveu et à la satire. Aucun musulman ne doit réclamer la censure du propos antipathique d’un non musulman sur l’islam. S’il se sent outragé dans sa foi et dans sa raison, qu’il réplique par la parole et par l’écrit !

Sortir de ’l’islam politique’

Les différents auteurs ici rassemblés par la revue Islam de France, se positionnent chacun comme il l’entend face à la diversité du legs théologico-juridique et spirituel de l’islam. Ils répondent cependant à la question du rapport de cette religion à la ’libre critique’ par la tendance à découpler le message religieux de ses multiples occurrences sociales dans l’histoire et particulièrement de cet ’islam politique’ qui domine les discours islamiques contemporains actuelle.

Sur ce point, on peut débattre du jugement d’un auteur comme Tariq Ramadan pour lequel : ’le concept d’« islam politique » est, pour utiliser une formule kantienne, « vide »’ 3. Pour de nombreux musulmans, au contraire, ce concept est ’plein’ et consubstantiel à l’islam. Croire que la perspective politique est intrinsèquement incluse dans le message divin, c’est adopter précisément une théorie élaborée entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle dans le monde arabo-musulman qui a aggravé les théories classiques du califat. En réaction à l’influence coloniale européenne, à la décadence du califat puis à sa suppression par Mustapha Kemal (1924) suite au morcellement de l’empire ottoman, vit le jour une conception ’politique’ de l’unité religieuse de la communauté musulmane selon laquelle la défense des principes et le respect de la Loi exigeait un État politique de type islamique. Mais cette construction théorique est purement circonstancielle, même si depuis quelques dizaines d’années, elle a prétention à recouvrir le sens global de l’identité islamique.

Nous sommes tout à fait en droit de ne pas adhérer à ces vues et de repositionner l’islam dans sa nature de message spirituel privilégiant la verticalité du rapport entre le croyant et Dieu plutôt que l’horizontalité socio-politique formelle à laquelle voudraient nous contraindre l’orthodoxie contemporaine et les théories de l’État islamique (dawla islamiyya). Quittant le délire obsidional et vivant sans complexe une islamité en terre ’non musulmane’, nous pouvons renouer avec l’esprit d’investigation intellectuelle et la confrontation des valeurs et des symboles.

Le rapport à la libre critique

De la même manière qu’on ne saurait réduire l’espace mental de la chrétienté aux mises au point doctrinales des conciles de l’Église catholique, il n’est pas fondé de borner l’espace musulman aux énoncés dogmatiques de ses hommes de religion. Que ces derniers, pour la préservation de leurs privilèges de corps et de par leurs liens avec les instances du pouvoir, dans des contextes où l’espace musulman était menacé, aient incliné à la production d’attitudes doctrinaires répétitives (taqlid), n’a rien de surprenant.

Mais il est faux de dire que l’islam par nature serait enclin, plus que d’autres, à l’étouffement de la diversité et du libre questionnement. Parallèlement au blocage dogmatique, cette civilisation a connu une vitalité intellectuelle dont il est impossible, ici, de traiter systématiquement.

Il faudrait rappeler que le potentiel critique de l’islam se déploie dès sa phase inaugurale par les énoncés du fait coranique contre l’idolâtrie, par ses appels à la justice, par ses ruptures avec la tradition ancestrale dans plusieurs domaines comme les droits des femmes (dont on affirme l’égalité religieuse avec l’homme) ou le refus de l’éloge de la guerre pour la guerre (qui était une tradition bédouine séculaire), etc….

Il faudrait rappeler que les grandes questions religieuses ont été l’objet de controverses capitales – effacées par l’orthodoxie conservatrice des États musulmans actuels 4.

Et pourtant, il en a été ainsi des questions de la nature de la foi, du libre arbitre, du statut du pécheur, du sort de l’incroyant, de la nature du Coran (créé ou incréé), de l’accord du sunnisme avec la spiritualité soufie affirmé par Ghazâlî (1111), de l’accord de la Loi avec la philosophie démontré par Averroès (1198), des finalités de la chari‘a (avec la littérature des maqâsid ach-charî‘a, ’finalités de la Loi’, au XIVe s.), de la nature de l’autorité politique et de la laïcité (Ali Abderraziq, 1925), du littéralisme ou de la lecture finalisée du Coran (réactualisée par le tunisien Mohamed Talbi 5 ou l’égyptien Nasr Abu Zeid), etc.

Il faudrait rappeler que des périodes de l’histoire musulmane ont connu la libre confrontation doctrinale, par exemple sous la dynastie bouyide (935-1055), comme l’évoque Mohammed Arkoun : ’L’une des plus frappantes caractéristiques de la culture sous les Bouyides, c’est qu’aucune des tendances qui, depuis l’avènement de l’Islam, se sont développées dans une atmosphère de rude compétition, ne l’a emporté sur les autres de manière décisive. Au contraire, toutes connaissent un plein épanouissement grâce à la conjonction d’une tension socio-politique permanente et d’une étonnante liberté de pensée’ 6.

Il faudrait rappeler les promesses du réformisme de Mohammed Abdou (m. 1905) qui écrivait : ’Il n’y a en aucune façon en Islam ce que certains appellent l’autorité religieuse. (…) Je dis que l’Islam n’a donné ni au calife, ni au cadi, ni au muphti, ni au chaykh al-islâm la moindre autorité en matière de doctrine et de formulation des règles. Quelle que soit l’autorité détenue par l’un d’eux, c’est une autorité civile définie par la Loi islamique ; et il est inadmissible que l’un d’eux puisse revendiquer un droit de contrôle sur la foi ou le culte de l’individu ou puisse le requérir de défendre sa façon de penser’ 7.

Il faudrait rappeler que l’islam contemporain produit lui-même ses propres critiques, dont le sort, il est vrai, n’est guère enviable. Citons Mahmoud Mohammed Taha (pendu au Soudan en 1985) pour sa théorie de la différence de statut entre la révélation mecquoise et la révélation médinoise, ou l’égyptien Nasr Abou Zeid 8 (contraint à l’exil après le verdict de son divorce forcé par un tribunal égyptien convaincu de son apostasie), et d’autres encore que la censure contraint à n’être appréciés que d’un public restreint…

Le moment européen de l’islam ?

On a beaucoup affirmé que la France et l’Europe étaient une chance pour l’islam. Pour l’instant, ce n’est que partiellement vrai. Si l’Europe constitue un espace de liberté intellectuelle et mentale pour un rapport pluriel à l’islam, pouvant réinsérer cette foi et ses valeurs dans la dynamique de la modernité, il n’en demeure pas moins que les infrastructures intellectuelles d’une vraie connaissance de cette religion sont squelettiques. Pour eux-mêmes, les musulmans n’en disposent quasiment pas. Quant aux lieux de production universitaire, ils demeurent rarissimes. Comme si on continuait de penser que la présence de l’islam dans ce continent n’était que la queue d’une étoile filante, celle des migrations qui finiront bien par ’oublier’ leur religion.

Pour nous en tenir à la France, il n’existe aucune filière universitaire dispensant un savoir sur l’exégèse coranique, ni sur le kalam (théologie), ni sur le droit musulman 9, ni sur la philosophie islamique… Que valent donc les appels à la ’libre critique’ et le haro sur les ’tabous’ si les musulmans (et les autres) ignorent presque tout de quatorze siècles d’histoire de la pensée islamique ?

Athées et croyants : à contre-emploi ?

Nous serons d’accord avec Guy Hennebelle pour nous affliger de la situation actuelle du monde musulman. Mais en désaccord avec lui sur les causes de ce blocage que nous n’imputons pas au contenu du message religieux de l’islam mais à l’ensemble des conditions historiques et sociales qui l’ont affecté de sens (et contre-sens) légitimants en faveur de telle catégorie sociale, au profit de tel groupe de forces politique ou intellectuel… Au passage, il est cocasse de voir comment des athées matérialistes attribuent à la toute puissance de la pensée ( !) le principe du ’déclin de la civilisation arabo-musulmane’, alors que des croyants, dont nous sommes, ne cessent de répliquer qu’il faut y voir à l’œuvre des facteurs tout ce qu’il y a de plus temporels ! C’est que nous ne confondons pas le dessein de Dieu avec les intérêts prosaïques par lesquels les hommes règlent leurs affaires terrestres.

Saïd BRANINE – Michel RENARD

Directeurs de la revue Islam de France

Notes

1 – Cité par Louis Gardet, in Dieu et la destinée de l’homme. Les grands problèmes de la théologie musulmane, Vrin, 1967, p. 392.

2 – ibid, p. 392.

3 – Tariq Ramadan, Aux sources du renouveau musulman, Bayard, 1998, p. 176. Pour cet auteur : ’le qualificatif « islamique » devrait être attribué à une société dès lors qu’elle est nourrie par une dynamique qui permet aux femmes et aux hommes de demeurer fidèles à des principes de foi et d’éthique malgré les immanquables transformations qui sont l’œuvre du temps ; mais il ne saurait être question de réduire le fait « islamique » à l’expression d’une structure, à l’image d’un État qui serait islamique par la seule application, littérale et formaliste, d’un certain nombre de règles ou de sanctions.’ Énoncé qui prend le contre-pied catégorique de l’idéologie de Hassan el-Banna, fondateur des Frères musulmans : ’L’islam est à la fois religion et pouvoir, adoration et commandement. Coran et épée unis de manière indéfectible’ ; ’Dire que la religion est une chose et la politique en est une autre, … est une prétention que nous combattons par tous les moyens’ ; ’L’islam auquel croient les Frères musulmans fait du pouvoir politique l’un de ses piliers… Dans nos livres de droit musulman, le pouvoir politique est un article de foi et un tronc et non une élaboration juridique et une branche’ ; ’Pensez-vous que le musulman qui accepte la situation présente, qui se consacre à l’adoration, et laisse le monde et la politique aux impuissants, aux criminels, aux étrangers et aux impérialistes peut être considéré comme musulman ? Non, il ne le peut pas. Il n’est pas musulman. Car l’islam authentique est à la fois djihad et action, religion et État’, cité par l’intellectuel égyptien Rifaat el-Saïd, in Contre l’intégrisme islamiste, Maisonneuve et Larose, 1994, p. 42.

4 – Pour la période médiévale, cf. Les penseurs libres dans l’islam classique, Dominique Urvoy, Albin Michel, 1996.

5 – De Mohamed Talbi, cf. Réflexions sur le Coran (avec Maurice Bucaille), Seghers, 1989 ; et Plaidoyer pour un islam moderne, Cérès éd./Desclée de Brouwer, 1998.

6 – Mohammed Arkoun, L’humanisme arabe au IVe/Xe siècle. Miskawayh, philosophe et historien, Vrin, 1982, p. 189.

7 – Mohammed Abdou, Al-Islâm wan-nasrâniyya ma‘il-‘ilm wal-madaniyya, cité par Camille Mansour, L’autorité dans la pensée musulmane, Vrin, 1977, p. 107 ; et par Mohammed Arkoun, L’islam hier-demain (avec Louis Gardet), Buchet/Chastel, 1982, p. 209-210.

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8 – Nasr Abou Zeid, Critique du discours religieux, Sindbad/Actes Sud, 1999.

9 – À l’exception de la réouverture en 1999 d’une chaire de droit musulman à l’EPHE confiée à Mohammed Hocine Benkheira (de cet auteur, lire L’amour de la Loi, Puf, 1997).

 

Sommaire de la partie

Islam, notre foi…

 

Éditorial : L’islam à l’école de la disputation, Saïd Branine et Michel Renard

I – Islam, théologie et histoire

– Incroyance, apostasie et hérésie, Leïla Babès

– Le politique est coupable, pas le religieux, Mezri Haddad

– Une orthodoxie inoxydable, Rochdy Alili

 

II – Droit et spiritualité : vers l’universalité

– Un exemple d’Ijtihâd moderne, Abdel-Magid Turki

– Faire évoluer l’islam vers une modernité empreinte de spiritualité, Éric Geoffroy

 

III – Révélation, antisémitisme, politique : trois controverses

– Mohammad est-il l’auteur du Coran ? Cheikh Mohammad Abdallah Draz

– L’islam est-il antisémite ? Mourad Faher

– L’islam est-il totalitaire ? Fouad Nohra

 

IV – Critiques musulmanes et critique des musulmans

– Il ne faut pas jeter la pierre à l’islam, Nasr Abou Zeid

– Faire sauter les verrous intellectuels entretien avec Mohamed Charfi

– Critique ou incantation disqualifiante ? Michel Renard

 

Panoramiques

n° 50 – 1er trimestre 2001

numéro de confrontation dirigé par Saïd Branine et Michel Renard pour la revue Islam de France, et par Guy Hennebelle pour la partie Panoramiques

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