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L’islam de marché ou la politisation néo-libérale de l’islam

Auteur d’un livre remarquable « L’islam de marché » paru aux éditions du Seuil, le chercheur suisse Patrick Haenni décrit dans cet entretien un monde musulman marqué par de nouvelles formes de religiosité, dont les idéologues sont fascinés par les méthodes managériales américaines.

Quels sont les signes qui témoignent d’une régression de l’islamisme dans un monde musulman marqué par l’émergence de nouvelles formes de religiosité ? Une réalité d’ailleurs complètement inconnue de l’Occident

Je ne pense pas qu’il y ait régression de l’islamisme au sens qu’ils recrutent moins. Au contraire, tous les chiffres électoraux dans les Etats qui leur concèdent un peu d’espace montrent au contraire que « la revanche de Dieu » se porte bien et les législatives égyptiennes le montrent bien. Ce qui se joue, c’est plutôt une relative fatigue idéologique du côté d’une partie des jeunes militants qui se sentent à l’étroit dans des structures souvent très rigides, dans lesquelles ils peinent à se faire une place. Cela va de paire avec un regard beaucoup plus critique de leur part sur le discours islamique classique (la restauration du califat, l’établissement de l’Etat islamique, la confrontation identitaire avec l’Occident) véhiculé par ce qu’on appelle en Egypte la vieille garde (al-haras al-qadim), encore marquée par l’expérience carcérale au temps de la répression nassérienne et portant en elle une culture de la clandestinité complètement contraire à la nouvelle génération qui a connu les expériences parlementaires, l’activisme sur les campus ou dans les syndicats professionnels. Les tensions internes sont d’ailleurs nombreuses même si l’on ne saurait parler de fracture : critiques de la démission politique des leaders silencieux jusqu’à ce printemps sur la question palestinienne, critiques des rapports disciplinaires organisant la hiérarchie au sein des Frères, critique du caractère rhétorique du discours politique inapte à se positionner avec intelligence sur les enjeux contemporains. Et surtout, dirais-je, volonté de dégraisser l’appareil pyramidal, lourd, bureaucratique des Frères pour en faire une structure plus souple et moins « stalinienne » dans son fonctionnement. Dans l’univers de l’islamisme classique, on est comme partout confronté à la fin des grandes structures d’encadrement total de la personne type PC des années 1950 et l’heure est à l’activisme « maigre » à l’image de la dynamique associative s’organisant autour de l’émission Sunaa al-Hayat du jeune prédicateur Egyptien Amr Khaled.

Dans cette nouvelle configuration religieuse, quel est le rôle joué par ce nouvel acteur social qu’est « l’islamiste contrarié » ?

Je parle d’islamiste contrarié parce que, à par quelques cas très médiatisés de rupture comme dans le cas du parti al-Wasat en 1996, les renégats sont rares. Ce qui se passe, c’est plutôt un processus d’endormissement de la militance comme le montre bien Mohamed Mosaad dans un remarquable DEA consacré aux Frères, et d’un fonctionnement dépolitisé du réseau militant sur un mode souvent très corporatiste : comme structure de recrutement, d’embauche, de mobilisation de ressources humaines et financières. Sur le plan idéologique, cela donne alors deux choses. Premier cas de figure, une désidéologisation des imaginaires où la réussite sociale, et l’accumulation économique deviennent les nouveaux idéaux un peu sur le mode de ce qu’a connu la militance de gauche des années 1960 avec l’avènement du yupie. Deuxième cas de figure, une quête idéologique éclatée qui va tenter de coupler la référence islamique à différents produits du marché idéologique occidental : la société civile, la démocratie, l’écologie, le féminisme, les technologies appropriées, le women empowerment, les médias alternatifs, les différentes formes de cyberactivisme, la diplomatie populaire, les mouvements anti-globalisation, la bioéthique. En adoptant une telle posture de délocalisation idéologique, l’islamisme contrarié passe du statu d’intellectuel, au sens de dépositaire d’un savoir global, d’une réponse globale (qu’incarnait le slogan phare des frères « l’islam c’est la solution »), à celui d’intermédiaire culturel : Islamonline présente autant des modèles culturels occidentaux au monde arabe qu’il n’offre l’islam à l’Occident. De manière symptomatique, l’un de ces « islamistes contrariés », en train de préparer une petite biographie retraçant son cheminement intellectuel, a provisoirement appelé son papier « à la découverte d’un monde sans frontières ». Sauf que cela pose le problème du statu de l’islam dans ces nouveaux espaces de militance et de sens : qu’apporte l’islam à la réflexion sur l’écologie, à l’altermondialisme, à la démocratie populaire. Le débat est d’ailleurs ouvert sur la nature de « l’islamité de leur engagement ». De manière intéressante, je pense que ces montages sont des vecteurs de sécularisation : le management islamique a vécu, la démocratie musulmane se passe toujours plus d’épithète, les hymnes révolutionnaires deviennent de la chanson hallal. C’est aussi une certaine forme d’accès à l’universel.

Cette politisation néo-libérale de l’islam que vous appelez « l’islam de marché », n’a pas pour objectif d’instaurer un Etat Islamique ou la charia, mais véhicule plutôt un projet individualiste fondé sur la réussite sociale, l’ambition et la richesse ?

Je pense que « l’islam de marché » est une configuration complexe. Précisons d’abord que ce que je désigne ainsi n’est pas un courant : personne ne se réclame bien sûr de l’islam de marché. C’est une construction intellectuelle, la mienne, qui singularise dans l’univers de l’affirmation musulmane contemporaine un réseau d’acteurs, de pratiques, d’imaginaires et d’affects religieux qui se retrouvent sur trois points : une dimension de classe où le nouvel imaginaire religieux formalise une culture bourgeoise et cosmopolite, l’apolitisme où la question de l’Etat est marginalisée, la rupture avec l’obsession identitaire. Alors qu’a-t-on à la place : un imaginaire religieux qui, en vertu de la position sociale de ses membres vante l’esprit d’entreprise, le succès économique et la réussite sociale, une prédication souvent « désalafisée », soft, n’insistant pas de manière obnubilée sur la question de la norme et révise en quelque sorte à la baisse le plancher minimum de la religiosité, réinvente une vision très chrétienne où Dieu est amour, où le témoignage de foi occupe une place centrale ainsi que le thèmes de la repentance et du pardon (qui, en Egypte, sont au cœur d’un véritable mouvement social : les artistes repentantes). Dans le même temps, l’angle mort de ce grand édifice théologico-économique, c’est le thème de la justice sociale qui est passé à la trappe dans ce processus de mobilité sociale ascendante du processus de réislamisation. Plus, on a une vision extrêmement américaine de la charité : il s’agit de compenser le retrait de l’Etat par de nouveaux alliages entre les autorités politiques et religieuses pour gérer de manière privatisée la redistribution. Et le nouvel encensement du waqf, et de tous les répertoires de la charité musulmane comme la sadaqa, la zaka, le birr, etc. doit être compris non comme un mouvement de retraditionnalisation, mais comme une forme de gestion musulmane et « post-islamiste » (l’Etat est largement marginalisé par les imaginaires de l’islam de marché) de la nouvelle donne néo-libérale qui va se redéployer en force dans le monde musulman post-11 septembre qui consacrera sans doute moins l’avènement de la démocratie que la liquidation définitive de l’Etat post-colonial, de ses appareils bureaucratiques et son orientation socialisante à liquider à tout prix. Là aussi, le socialisme islamique auquel on a un moment cru en Egypte et ailleurs est un idéal définitivement enterré. Ainsi, le côté individualiste de la prédication de l’islam de marché ne doit pas faire illusion : il ne s’agit pas de dépolitisation, mais de repolitisation du religieux sur une ligne non islamiste proche de l’idéal de conservatisme compatissant prôné par les idéologiques de la droite conservatrice américaine.

Cet « islam de marché » a ses idéologues fascinés notamment depuis les années 1980 par les méthodes managériales américaines

Effectivement. J’ai été très étonné de voir l’immense popularité parmi les islamistes contrarié des écrits américains de management et d’édification personnelle : Stephen Covey, Dale Carnegie sont des personnages références, non seulement pour des prédicateurs comme Amr Khaled ou Tariq al-Suwaydan qui les connaissent bien, mais aussi en bas de l’échelle sociale : un prédicateur d’une petite ville dans le Delta égyptien reconnaissait avoir été fasciné par cette littérature, il était un lecteur assidu des écrits de Dale Carnegie. Regardez Sunaa al-Hayat, qui bien plus qu’une émission de télévision est d’ores et déjà un véritable mouvement social en train de restructurer la religiosité sur une ligne post-islamiste dans l’ensemble du monde arabe, ayant sans exagérer des millions d’adeptes et de multiples relais locaux sous forme de comités qui déjà par dizaines se fondent en associations. C’est la mise en application concrète de la littérature d’édification personnelle américaine. L’objectif n’est plus d’établir l’Etat islamique dans le monde musulman, mais de restaurer la compétitivité de ce dernier dans le concert des nations en s’appuyant sur une religiosité « proactive » comme diraient les anglosaxons et basée sur le concept de positivité (ijâbiyya) centrale dans le discours de Amr Khaled. L’islam revient dans le politique non par la porte de la problématique de l’Etat islamique, mais en participant au redéploiement du religieux à l’échelon planétaire et à l’émergence de sociétés civiles vertueuses interagissant avec l’Etat non en termes de contestation, mais par le biais du principe de la « décharge », au sens du sociologue de Weber, où certaines de prérogatives de l’Etat sont déléguées à des opérateurs religieux privés se situant dans l’esprit de la faith-based initiative des Républicains. Amr Khaled a bien compris cela lorsqu’il me confiait que «  le monde se dirige, l’Amérique se dirige, vers une nouvelle vision où la religion réoccupera sa place en comparaison de celle qu’elle occupait le siècle précédent. Après les impérialismes, les nationalismes et les communismes, on est dans un basculement, dans une période de cristallisation de nouvelles idéologies  »… et de bannissement de tous les « ismes ». Islamisme compris.

Certains courants salafistes sont également porteurs de cet islam de marché ?

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Oui, je ne suis pas un spécialiste du salafisme, mais je pense qu’il peut se prêter relativement bien à cette recomposition : on constate d’abord que les grands thèmes de la littérature d’édification personnelle se diffusent aussi dans les médias salafistes comme dans le journal salafiste al Bayan où l’on traite par exemple de sujets comme « la construction de l’esprit », « la découverte des énergies », « comment améliorer son expression »… Mais surtout, alors que le salafisme est trop souvent présenté comme une idéologie va-t-en guerre, ce qu’il est à la marge, il me semble plutôt qu’il fonctionne comme une idéologie de la démission et du désengagement politique, et surtout, comme un kit de normes éthiquement neutre, ce qui explique qu’il marche si bien dans les banlieues : le salafisme ne s’oppose pas au culte des marques, au consumérisme, à l’Américanisation, la micro-économie salafiste fonctionne dans la globalisation et le marché. Le salaf vend des sandwich grecs et des pizzas, parfois des kebabs, quand il fait des vêtements, il fait plutôt du streetwear vaguement islamisé (le graphisme des logos, le choix des noms des marques) que dans le hijâb, comme beaucoup d’autres opérateurs économiques dans ce domaine. Et comme eux, il vise une clientèle large du coup il ne joue pas trop sur la symbolique musulmane. Surtout, ce qui est intéressant, c’est le thème de la hijra, le grand idéal du salaf. Qui part ? Les riches bien sûr, ou plutôt les entrepreneurs de classes moyennes. Pour où ? En grande majorité, pour les Emirats, Dubai, la Malaisie, rarement sur les pays d’origine. Bref, on quête les pôles de croissante et de compétitivité du monde musulman, « là où le rêve arabe rejoint le rêve américain  » comme le disait l’un d’eux. Idéologie formalisant la discrimination et l’exclusion sociale, le salafisme peu aussi stimuler l’esprit d’entreprise car s’excluant d’une intégration économique par le salariat (par le vêtement, les revendications d’aménagement des horaires, etc.), il est contraint à développer des activités indépendantes pouvant à terme se concrétiser par une hégire bourgeoise qui l’inscrit pleinement dans la globalisation et le marché et qui est autant une posture religieuse qu’une stratégie de promotion sociale et économique.

En quoi le nouveau genre « naschid » (chant religieux), symptomatique de cet islam de marché, participe également à la dépolitisation de l’islam ?

Le nashîd, c’est un peu l’indice du sort de l’islamisation en Egypte et peut-être bien au-delà : politisé, jihâdiste dans ses thèmes, militant, dans les années 1970 et très marqué par la norme salafiste (des chœurs d’homme et le duff pour seul instrument de musique), il se « refroidit » politiquement, s’apaise à mesure qu’il entre en interaction avec un environnement non militant. En effet, le nashîd à la base, était destiné à animer les moments de militance : manifestations, week-ends, célébrations diverses, etc. Il fonctionnait encapsulé dans le réseau. Puis, progressivement, il commence à se répandre et à devenir public. D’abord, en étant sollicité pour animer les mariages islamiques qui s’imposent dans la bourgeoisie égyptienne pieuse dès la fin des années 1980. Mais on ne peut chanter le jihâd à des jeunes mariés. Du coup il fallait s’ouvrir un minimum à la romance. Autre problème : le renouvellement musical du genre. Progressivement, on est contraint de casser la norme salafiste en diversifiant les rythmes et en développant l’instrumentation. Des guerres idéologiques dures ont alors eu lieu entre les Frères se revendiquant de la norme salafiste et ceux qui la contestent. Mais comme souvent, l’innovation religieuse se passe de grands discours et s’impose de manière anthropologique et non théologique. Le nashîd est maintenant toujours plus populaire, toujours moins politique, tempère le côté religieux et, explorant les possibilités du genre, fait toujours plus dans la fusion et les syncrétismes culturels comme Sami Youssif en Angleterre, al-Nada en Belgique ou al-Jîl en Egypte. Une certaine forme de rupture se fait avec le salafisme non pas par l’avènement d’un islam des lumières, par une sorte de retour du refoulé par le salafiste : la culture, la pop arabe en Egypte, le hip hop aux Etats-Unis, le rap en France. Regarder le Bourget cette année, le festival du chant islamique de Bruxelles, la première tournée de Rythm’N’Nashid de décembre 2004, là aussi le nashid est devenu moins un levier de mobilisation identitaire qu’un vecteur d’acculturation.

Dans cette nouvelle religiosité, le port du voile revêt une toute autre signification ?

Oui, je caresse un petit projet : faire la petite histoire de l’ensemble des motifs qui ont balisé l’histoire de la « réislamisation » ou de la sahwa : foulard, nashîd, tables de charité, styles de prédication etc… pour montrer ce dont cet islam est porteur. On est partout dans une phase d’ouverture à l’Occident. Reste à savoir de quel Occident on parle, et mon hypothèse est que la réislamisation est de se faire sur les lignes de l’American Dream de la révolution conservatrice : consumérisme, instransigeance morale, religiosité publique, Etat minimum. On le voit, l’ouverture à l’Occident ne signifie nullement l’avènement d’une théologie humaniste, non pas que l’islam de marché soit obscurantisme, mais parce qu’il s’organise en dehors d’un projet intellectuel. L’islam de marché est sociologique, pas théologique.

Cette émergence d’un islam de marché dans le monde musulman n’est-il pas en fait le meilleur allié des néo-conservateurs américains ?

Oui, c’est ce que j’appelle l’axe de la vertu. Mais je pense qu’il faut distinguer deux choses : les proximités idéologiques et les alliances stratégiques qui éventuellement en découlent. Lorsque je parle d’axe de la vertu, j’essaie de dire que précisément on a dépassé le stade de la proximité idéologique. Un front commun est déjà ouvert, notamment sur le terrain de la morale, où l’on voit des islamistes comme Abdullah Gül se réclamer de la laïcité américaine contre la laïcité française, où l’on voit des alliances morales se former aux Nations Unies regroupant les pays musulmans les plus conservateurs et les conservateurs américains. On le voit dans les tentatives faites par certains islamistes de créer des lobbies familiaristes en s’alliant avec des think tank conservateurs américains comme Our American Values, United Families International, Reclaiming America. Surtout, l’Amérique est en train de réviser drastiquement son rapport à l’islamisme et se place une optique de religion building, où il s’agit de sponsoriser un islam modéré contre le « radicalisme », or les Frères musulmans font partie de cet islam modéré. Convergences idéologiques, amorces de partenariats stratégiques amènent alors au troisième étage de l’axe de la vertu qui est, lui, philosophique : entrepreneurs islamiques et les Américains de la révolution conservatrice sont portés par un même élan philosophique : redéfinir une nouvelle vision de la modernité définitivement affranchie du socle laïciste et étatiste des lumières françaises, une modernité qui ne soit pas value free (Abdel-Wahab Messiri), sans valeurs, qui réhabilite les valeurs morales de la compassion au cœur du politique. La redistribution des ressources n’est plus affaire d’Etat, mais devoir religieux. Le modèle est-il viable, j’en doute, par contre ce qui est sûr, c’est que l’affinité entre l’ordre libéral et la raison religieuse n’est plus à démontrer !

Propos recueillis par la rédaction

 «  L’islam de marché », éditions du Seuil, 108 pages

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