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L’Islam dans le monde arabe (1/2)

La mort du Dieu chrétien (Nietzsche) et le désenchantement du monde occidental (Max Weber) ont donné au thème de la religion une charge polémique. L’Islam joue un rôle non négligeable dans le processus de retour du religieux tel qu’il est constaté dès la fin du XXème siècle. Les débats et les peurs qui entourent ce retour proviennent de la puissance idéologique de l’Islam dit politique, de l’Islam comme philosophie politique. Il semblerait à certains que l’Islam puisse être une alternative programmatique, face à la domination du capitalisme marchand et de la démocratie libérale.

Il est certain, dans ces conditions, que les précautions autour de la volonté de ne pas amalgamer l’islam comme religion et le terrorisme comme technique politique sont assez vaines, dans la mesure où précisément, ce n’est pas le terrorisme en lui-même qui inspire cette crainte, mais les objectifs finaux du djihadisme international, dont les Occidentaux craignent qu’il ne fascine les citoyens indifférents des démocraties représentatives agonisantes. Fin des religions, règne de l’argent, satisfaction du confort matériel, droit de désigner les ennemis de tous et domination absolue sur le monde… l’homme européen n’est pas assez sorti de cette histoire. Si en effet les religions en Occident sont devenues de simples systèmes de croyances où des consommateurs du spirituel peuvent faire leur marché, ils ont encore une réalité dont la force est à prendre en compte pour analyser finement la géopolitique de notre monde.

L’attention naturelle portée sur le monde arabe en tant qu’unité substantielle provient pour une large part, de façon parfois inconsciente, du fait que le territoire en question a vu naître les trois religions monothéistes et est encore l’enjeu d’un conflit mondial sur l’avenir des religions. Le monde arabe est en lui-même un espace historiquement religieux, dont les contours ont été dessinés par les guerres, les conquêtes, les spasmes et les remous liés aux affrontements et aux arrangements religieux. Le fait que l’Islam ait été initialement imposé au monde à travers la conquête militaire des Arabes, du VIIème au VIIIème siècle, a eu une importance fondamentale dans le regard jeté à la fois sur l’Islam et le monde arabe. Une sorte d’équivalence transitionnelle s’est établie entre les deux termes, si bien que s’est instaurée une identité quelque peu confondante. Cette équivalence a une part de vérité, comme nous pourrons le constater dans un premier temps. Cependant, elle n’entraîne en rien une homogénéité religieuse dans le monde arabe.

Comme l’explique René Khawan, dans son Introduction au Livre des ruses, « l’homme arabe, aujourd’hui comme hier, n’entreprend rien, que ce soit en politique ou dans tout autre domaine, sans en référer à une tradition qui remonte aux prophètes et, par-delà ces Envoyés, à Dieu ». L’Islam est né dans le monde arabe : c’est un fait que nul ne conteste ; mais que l’arabité soit née de l’univers islamique, voilà qui mérite une réflexion plus poussée.

L’islamologue allemand Ludwig Ferdinand Clauss (1892-1974) avait réussi à se départir du ferment matérialiste de l’évolutionnisme, en imaginant une conception de « la race » plus culturelle et spirituelle que biologique et physique. Appliquant la méthode de l’observation participante de Malinowski, Clauss tenta de mettre en place de façon plus ou moins agencée le concept classique de « caractère » avec les données biologiques existantes et les faits naturels observés, afin de définir avec précision la psychologie d’un peuple. Le parti pris méthodique du chercheur allemand consistait, d’un certain côté, à prendre le risque de faire jouer l’opposition métaphysique corps/âme, voire même d’accorder la primauté causale à l’esprit, dans un cadre cognitif platonico-chrétien.

Néanmoins, la puissance d’une telle approche théorique vient du fait qu’elle était, à l’époque où Clauss la formulait, à la fois originale et innovante, puisque l’objet d’étude défini par l’islamologue reposait sur une défiance vis-à-vis du régime épistémologique général prégnant dans les sciences sociales de sont temps. D’une manière plus tranchante, Clauss choisit une option humaniste et prit ses distances avec le décentrement de l’homme dans la sphère des connaissances et son rangement raisonné dans la taxinomie des vivants près des animaux, pour considérer l’humain comme un être singulier échappant à toute catégorisation scientifique. Paradoxalement, cette approche philosophique est aussi antihumaniste, en cela qu’elle va à l’encontre de la définition européenne de l’homme comme animal rationale – rappelons qu’Heidegger, dans sa Lettre sur l’humanisme (1945), évoquait la nécessité ontologique de penser plus haut la question de l’homme…

La psychologie phénoménologique des races humaines permet à Clauss d’envisager l’altérité sous un angle réellement alternatif – c’est précisément cet élément qui fait que son œuvre est actuelle. Pour l’islamologue germanique, le désert est l’environnement à partir duquel doit se comprendre la psychologie du peuple arabe. Le désert, espace apparemment vide et sans intérêt, est le substrat à partir duquel les Arabes ont développé une forme de spiritualité spécifique. Cette forme explique le style prophétique typiquement arabe et est en accord avec les bases psychologiques musulmanes. Dès lors, dans l’optique de Clauss, un rapport de consubstantialité ethnique, environnementale et spirituelle est établi entre arabité, désert et Islam. « La piété musulmane est définie comme une spiritualisation des lois du désert » (Robert Steuckers, « L’Islam dans les travaux de Ludwig Ferdinand Clauss », Vouloir, n°89/92, 1992.). La mystique désertique prégnante dans le monde arabe est ainsi à mettre en lien avec le monothéisme intégral invitant à une soumission absolue à un Dieu unique et transcendant, sans visage mais tout-puissant, invisible mais partout présent. De fait, le marchand de la tribu des Quraïch qu’était Muhammad durant la période antéislamique, n’est devenu Prophète qu’une fois qu’il s’en est allé au désert, seul, en quête d’absolu.

S’il est tellement nécessaire d’insister sur cette approche, c’est qu’elle nous enjoint de considérer la question du rôle des religions dans le monde arabe d’une manière particulière. Malgré son caractère universel et le côté prosélyte de ses adeptes, l’Islam est le produit d’une mystique d’un espace bien déterminé. L’Islam est plus qu’une religion parmi d’autres, dans le monde arabe : il est un véritable « fait social total » (Marcel Mauss), qui explique maints aspects de ce territoire et nombre de comportements typiques de ses habitants. Le fait qu’à l’époque contemporaine, dans des pays arabes aussi divers que le Maroc, la Jordanie ou les États du Golfe, la Charia, sous des formes extrêmement variées, régisse la sphère publique, témoigne de cette prégnance mentale même du point de vue des institutions politiques et sociales modernes, de même que le fait que les pays arabes fassent partie de l’Organisation de la Coopération Islamique, au niveau des États-nations sécularisés – bien que l’OCI soit réduite à l’impuissance politique du fait des divisions de ses membres, qui défendent perpétuellement leurs intérêts nationaux et non ceux de la communauté musulmane, la Oumma.

La force politique de l’Islam provient de la synthèse des tribus arabes qu’il a permis de créer sous la forme d’une union socio-mystique. Si d’un point de vue racialo-psychologique, Islam et arabité sont profondément liés, la transcendance mue par l’islamisation méconnait avec certitude le caractère par trop étriqué de l’arabité. L’arabité est née de l’Islam, mais l’Islam peut potentiellement ignorer l’arabité : de facto, ce sont les Turcs qui ont représenté les derniers l’Islam sous la forme d’un Empire, jusqu’au début du XXème siècle, et les Arabes qui, par leur soulèvement soutenu par l’Empire britannique dans les années 1920, se sont empêtrés dans la forme politique typiquement occidentale : l’État-nation, qui a à la fois stoppé net la possibilité de créer une Oumma, et potentiellement ruiné tout espoir de donner naissance à un nationalisme arabe qui ne s’est avéré au bout du compte qu’un discours efficace justifiant la protection d’intérêts bien nationaux.

La colonisation du Dar El-Islam par les puissances européennes au XIXème siècle, et l’éclatement de l’Empire ottoman au XXème, marquèrent la fin du modèle traditionnel impérial/califal : la Oumma est dorénavant divisée en États-nations à l’européenne, forme légale-rationnelle d’organisation politique (Max Weber) ; à la Oumma, organisation communautaire religieuse, s’est substituée la forme laïque et désenchantée de la domination technique. La référence à une autorité religieuse transnationale, dans cette nouvelle donne, ne peut qu’être perçue comme décalée, non pas tant parce qu’elle est réactionnaire politiquement, que parce qu’elle est le fait des vaincus.

Le discours du nationalisme arabe peut être conçu comme ayant joué le rôle d’un discours d’orgueil, de mauvaise conscience, de compensation relative à la naissance des États modernes de type européen en terre d’Islam. La référence religieuse à l’Islam dans le domaine politique, économique et social se substitue ainsi à la référence culturelle à l’arabité comme socle commun ; autrement dit, l’arabité des pays arabes contemporains s’est construite au XXème siècle au cours d’un processus de fortification architecturale après l’indépendance : l’arabité contemporaine est un fait à rapporter à l’activité des mouvements d’indépendance et de décolonisation, qui se sont approprié le discours nationaliste de l’Europe même temps que les colons européens leur aient imposé la pratique de l’État moderne administratif.

Pour user d’une formule lapidaire, nous pourrions dire que les puissances européennes ont apporté au monde arabe des routes et des ponts ; l’Europe leur a fourni des choses, le monde arabe leur a retourné leurs mots d’ordre politiques : nationalisme, autodétermination, liberté et droits de l’homme. À cette aune, l’Islam dit politique, qui n’est finalement que la volonté d’accorder à l’Islam le rôle unitaire qui était initialement le sien, peut être considéré comme la pratique réactive des peuples arabes accouplée au discours actif des Européens.

À la dissociation radicale entre arabité et Islam au cours de l’histoire politique, il faut ajouter ce qui est la caractéristique majeure de l’Islam depuis la mort du Prophète. Autant, du vivant de Muhammad, l’Islam était le vecteur de l’unité des tribus arabes, autant la mort de l’Envoyé d’Allah a ouvert la brèche à toutes les désunions possibles (fitna). Les schismes ont marqué l’Islam, dans le monde arabe. L’Islam est multiple, hétérogène, multiforme (Henri Laoust, Les schismes de l’islam). À l’intérieur même de l’Islam orthodoxe, quatre écoles juridiques se sont progressivement détachées. L’école juridique de l’Islam sunnite la plus traditionaliste est le hanbalisme, basée sur l’enseignement de l’imam Ahmed Ibn Hanbal (780-855). Cette école s’est construite à l’encontre du courant mutazilite, qui s’était développé d’après une tentative plus ou moins fructueuse de fusion entre foi et religion, révélation et raison (logos) – et dont l’expression ultime se manifesta dans l’œuvre philosophique d’Ibn-Rushd (Averroès), grandiose synthèse helléno-islamique.

Le hanbalisme est une réplique à cette tentative, mettant en avant l’incompatibilité fondamentale existant entre la vérité révélée par le Prophète et la méthode dialectique issue de la pensée grecque. C’est pourquoi le hanbalisme prit les traits, au cours des siècles, du conservatisme moral rétif à toutes les innovations doctrinales, où les normes juridiques d’où sont issue la juste piète individuelle et collective se basent le moins possible sur l’utilisation du raisonnement par analogie, et le plus possible sur l’application stricte des textes religieux. Le hanbalisme est ainsi l’école juridique littéraliste par excellence de l’Islam sunnite, représentant une tendance orthodoxe clairement dogmatique.

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Le hanbalisme a été explicité par une grande figure de l’histoire des idées islamiques : le juriste et théologien Ibn Taymiyya (1263-1328). Dans son fameux Traité de droit public (Siyâsa sha’îya), l’hypothèse de départ qui est mise en avant concerne les charges publiques (willayat), qui doivent avoir pour objectif final l’amendement des hommes, la condition religieuse des gouvernés, qui sont ainsi l’objet politique des gouvernants. Les hommes d’État sont des « fondés de pouvoir de Dieu » (Dominique Colas, article « Ibn Taymiyya », in Dictionnaire de la pensée politique, Larousse-Bordas, Paris, 1997, pp. 147-148.).

Le haut fonctionnaire parfait, dans le schéma imaginé par Ibn Taymiyya, doit être à la fois un savant, un homme juste et plein de zèle : le savoir, la morale et le caractère vertueux comme trois attributs de l’homme de pouvoir sont ainsi clairement définis. Ce modèle de base de la philosophie politique taymiyyienne permet d’établir une jonction nette entre politique et religion : la mission politique est religieuse ; pis : la mission politique trouve dans la religion sa légitimité. Ainsi, « lorsque le pouvoir se sépare de la religion ou lorsque la religion se sépare du pouvoir, le désordre se met dans l’État » (Ibn Taymiyya, Traité de droit public, chapitre 7, cité in Dominique Colas) »

Ibn Taymiyya joue un rôle extrêmement important dans l’histoire de l’Islam : sa pensée a eu une très forte répercussion dans la pratique. En effet, sa philosophie politique a largement inspiré, au XVIIIème siècle, le courant doctrinal wahhabite, auquel adhéra l’émir Ibn Seoud. Henri Laoust, dans son Introduction au Traité d’Ibn Taymiyya, explique qu’il faut « entendre par Wahhabisme un mouvement arabe de rénovation politique et religieuse, qui s’est donné pour but, au moment où l’Empire ottoman commençait à manifester ses premiers signes de désagrégation, d’organiser un État conforme aux principes de droit public tels que les définit la Siyâsa Sar’iya » (Henri Laoust, Le Traité de droit public d’Ibn Taimiya1).

Le wahhabisme – mouvement du prédicateur Abd al-Wahhab (1703-1792) – est, selon Henri Laoust, un « mouvement à la fois religieux et politique, arabe et musulman, [étant] assigné essentiellement pour but […] de construire un État sunnite qui se fût étendu non seulement au Nadjd [région centrale désertique de la Péninsule arabique], mais à l’ensemble des pays arabes, de restaurer l’Islam dans sa pureté première, en luttant contre toutes les innovations suspectes ou les superstitions populaires et en se laissant de larges possibilités d’expansion comme au temps des Compagnons [du Prophète]. »2 Le wahhabisme est la forme de l’Islam dans l’Arabie saoudite contemporaine : le puritanisme fondamentaliste wahhabite s’est implanté par l’alliance entre Abd El-Wahhab (l’idéologue) et Ibn Séoud (l’émir local).

L’idéologie d’Abd al-Wahhab constitua une légitimité religieuse permettant l’instauration d’une domination traditionnelle de la famille Séoud sur les tribus arabes alentour. L’esprit d’Abd al-Wahhab et le sabre d’Ibn Séoud permit l’unification des tribus arabes. Le califat ottoman[], sous la conduite du sultan Mahmud II, fit détruire cette dissidence que représenta le wahhabisme saoudien au XIXème siècle. L’Empire britannique, qui souhaitait détruire l’Empire ottoman pour des raisons géostratégiques, instrumentalisa le wahhabisme – tout comme le panarabisme, au début du XXème siècle. Fayçal al Saoud reconquit ainsi Riyad en 1902, le Nedjd en 1912, le Hedjaz, la Mecque et Médine en 1924 et Dejeddah en 1925 : le Royaume d’Arabie saoudite prit naissance suite à ces conquêtes « islamo-britanniques », en 1932. Le pacte « pétrole contre protection » conclu en 1945 entre le Roi saoudien et le Président américain Roosevelt déboucha sur un développement du wahhabisme. Le hanbalisme, qui se retrouve également en Syrie, en Irak, en Palestine et au Liban, est plutôt minoritaire dans le monde arabe. Cependant, cette doctrine est relayée par les Monarchies du Golfe à travers le monde.

Cette expansion mondiale de l’école juridique hanbalite, sous les auspices des Monarchies de la Péninsule arabique, et avec leurs moyens financiers, matériels et humains, a pris une ampleur spectaculaire, dans le contexte particulier du « Printemps arabe ». Si les premières révoltes, en Tunisie et en Egypte, ont pu paraître spontanées, les « Révolutions » libyenne et syrienne semblent avoir été financées par l’Arabie saoudite et le Qatar (sans compter les puissances occidentales). En outre, la victoire électorale du parti politique islamiste Ennahdha en Tunisie, et celle du candidat des Frères Musulmans en Egypte, ont teinté d’une coloration particulière ces mouvements collectifs historiques.

Les visites des prédicateurs orientaux remettent en question les identités nationales des pays du Maghreb, qui seraient menacées par l’idéologie wahhabite venue du Golfe. De façon plus générale, la montée en force des courants de l’Islam politique après les chutes des dictatures laïques cristallise les peurs d’une certaine opinion publique et façonne une partie très importante des débats publics. En Tunisie, sous Ben Ali, les prédicateurs wahhabites avaient transmis leur message par les chaînes satellitaires, en s’engouffrant dans le vide intellectuel consubstantiel à la dictature laïque de l’ancien régime.

D’une manière plus générale, l’islamisme, malgré toutes les manipulations dont il est l’objet, tente de se constituer comme un discours de substitution après l’effondrement matériel et symbolique du nationalisme arabe et de l’idéologie moderniste baathiste. Pour les partisans les plus mobilisés de la société civile, croyant encore au dogme occidental du progrès matériel comme fondement légitimateur du pouvoir politique, l’islamisme serait un dangereux retour en arrière. Pour les islamistes, l’enjeu consiste au contraire à réussir à relever le défi de la gouvernementalité à l’ère de la mondialisation, tout en incarnant une politique alternative face au capitalisme déshumanisé, qui ferait ainsi de l’Islam « l’esprit d’un monde sans esprit » (3…)

Notes

1 Recension d’ouvrage, in http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/syria_0039-7946_1950_num_27_1_4555_t1_0174_0000_2

2 Encyclopédie Universalis, http://www.universalis.fr/encyclopedie/wahhabisme/

3 Michel Foucault, « L’esprit d’un monde sans esprit » (entretien avec P. Blanchet et C. Brière), in Blanchet (P.) et Brière (C.), Iran : la révolution au nom de Dieu, Paris, Éd. du Seuil, coll. « L’Histoire immédiate », 1979, pp. 227- 241.

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