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L’interdiction de l’intérêt résout-elle les contradictions du libéralisme économique ? (partie 1)

Introduction

La situation économique actuelle est si déséquilibrée qu’elle se prêterait volontiers à des jugements excessifs, avec un risque pour nous de ne pas pouvoir séparer le « bon grain de l’ivraie ». Nous devons prendre conscience de la faillite du système financier actuel, en termes rationnel et moral. C’est à mon sens un devoir de dénoncer cette faillite et il ne nous est guère permis de trahir ceux qui en souffrent ou pourraient en souffrir, en éludant cette responsabilité[1]. Le dogme financier et monétaire officiel défendent en apparence des idées « libérales » mais en réalité, nous constatons qu’elle justifie et avalise ce qui ressemble de façon croissante à un énorme système de spoliation au profit des fortunés.

En fait, le libéralisme tel que dépeint par ses parangons est agité par des contradictions sévères, qui le rendent pratiquement instable et nuisible. « Le laisser faire, laisser passer » libéral semble secréter en son sein les conditions favorables à sa négation. Cependant, dans la perspective islamique, certaines caractéristiques du libéralisme sont acceptables, comme la promotion de l’initiative privée. Notre question aujourd’hui consiste à vérifier l’hypothèse selon laquelle le libéralisme ne peut pas atteindre l’objectif d’une économie équitable et prospère sans éliminer les effets contradictoires du taux d’intérêt. Notre propos est ici de montrer que le « capitalisme libéral » n’est pas un système durablement viable, car le taux d’intérêt sur lequel il repose est un facteur déstabilisant. Après avoir revu les arguments avancés pour abolir le taux d’intérêt de la vie économique, nous verrons qu’un système économique alternatif existe, s’appuyant sur le principe du partage des profits et conservant des caractéristiques importantes d’une « société libérale », à savoir le mécanisme du marché, l’initiative personnelle et la concurrence maîtrisés.

Les critiques du système financier actuel sont nombreuses. S’il y a un réel consensus sur ses effets anti-économiques, car il s’agit là d’une observation irréfutable, l’analyse des causes de ces défauts n’est pas monotone. On peut y voir des causes essentiellement monétaires, réglementaires ou de rapport de force des acteurs économiques. Il paraît évident que la réponse n’est pas simple mais composée et qu’elle doit tenir compte de nombreux paramètres, tant les embranchements d’un système financier sont compliqués. Malgré ce constat, je serais de l’avis pour trouver la racine du problème dans la légalisation de l’intérêt.

Dans l’arbre enchevêtré des mécanismes menant aux déséquilibres du système financier actuel, vous trouverez un facteur « pathogène » commun : l’intérêt. Dans les textes religieux, l’intérêt est un mécanisme économique, indifféremment du taux auquel il est appliqué. Il n’y a donc aucune distinction entre intérêt et usure, et les deux étant un cas d’espèce du concept de « riba  ». D’un point de vue islamique, l’intérêt est défini comme un « surplus » prévu au contrat sans contrepartie effective. Une définition plus détaillée est donnée ultérieurement. Notre hypothèse centrale ici est que l’intérêt est une caractéristique majeure du libéralisme économique, en tant que pratique adoptée suite à une « libéralisation » de la scène économique de règles morales définies par les Ecritures saintes. L’intérêt est par ailleurs un facteur essentiel dans l’émergence d’une élite capitaliste rentière, déclencheur du développement capitaliste européen et mondial[2].

Il existe un « libéralisme » économique découlant d’une vision philosophique plus générale, le « libéralisme classique » découlant des Lumières à côté d’un libéralisme typiquement économique qualifié de « néoclassique ». Une des critiques essentielles de l’ école libérale classique, notamment développée par Friedrich Von Hayek (Prix et Production, 1931), est que l’information sur l’état des marchés est fournie par les prix (les prix élevés indiquant une insuffisance de production par rapport à la demande et inversement), et que donc toute intervention de l’État dans l’économie, parce qu’elle modifie artificiellement la pertinence des prix, détourne les facteurs de production de leur allocation optimale, voire pousse les agents à produire des biens inutiles et à ne pas produire les biens les plus demandés.

Le libéralisme néoclassique s’appuie sur l’idée d’ « équilibre général » et s’intéresse aux défaillances du marché. Cette approche du libéralisme est une tradition plus récente née au XXe siècle, qui cherche à en donner une justification « scientifique » reposant sur la théorie de l’équilibre général proposée à la fin du 19ème siècle, qui tente de démontrer que la rationalité des acteurs, grâce à la coordination supposée parfaite de leurs actions par le seul biais du marché, conduit à la meilleure des situations possibles. Léon Walras, dans ses Eléments d’économie politique pure (1874), tentera ainsi de démontrer que la flexibilité des prix, associée à celle des quantités offertes et demandées, conduit nécessairement à un équilibre général.

Alors que Walras pensait ainsi avoir montré la possibilité de l’équilibre, Vilfredo Pareto cherchera à établir que l’équilibre en question est optimal. Une situation est dite optimale au sens de Pareto s’il « n’est pas possible d’augmenter l’utilité d’un individu sans dégrader celle d’au moins un autre individu » [3]. De cela, il ressort que le « néo-libéralisme » est un concept libéral avant tout économique, ne reposant pas sur des principes généraux (par exemple les principes démocratiques, le respect des droits et libertés individuels). Si bien qu’il peut aboutir, en quelque sorte, à une « obsession » économique dans laquelle l’efficacité économique, conçue comme la maximisation du profit individuel, primerait sur toute autre considération sociale ou politique.

1. Les contradictions du libéralisme

Le libéralisme comme outil du capitalisme

«  Nous sommes reconnaissants au Washington Post, au New York Times, Time Magazine et d’autres grandes publications dont les directeurs ont assisté à nos réunions et respecté leurs promesses de discrétion depuis presque 40 ans. Il nous aurait été impossible de développer nos plans pour le monde si nous avions été assujettis à l’exposition publique durant toutes ces années. Mais le monde est maintenant plus sophistiqué et préparé à entrer dans un gouvernement mondial. La souveraineté supranationale d’une élite intellectuelle et de banquiers mondiaux est assurément préférable à l’autodétermination nationale pratiquée dans les siècles passés  »[4].

Partons voulez-vous d’une hypothèse historique : le libéralisme est un sous produit du capitalisme. En général, on a tendance à affirmer le contraire, i.e que le capitalisme est un produit du libéralisme. C’est la liberté politique qui aurait permis le développement économique en libérant l’énergie des entrepreneurs grâce au libre marché et à la libre concurrence…Cette théorie est séduisante mais elle ne correspond pas aux faits, car le capitalisme est antérieur au libéralisme.

Le phénomène capitaliste se caractérise par l’émergence d’une classe capitaliste détenant un pouvoir monétaire capable d’influer le fonctionnement d’une société. Le féodalisme moyenâgeux ne peut pas être qualifié de société capitaliste car souvent les seigneurs étaient endettés et n’accumulaient pas de fortune. Ils tiraient leur richesse de l’exploitation indue de biens et de personnes attachés à un titre de propriété foncier, qualifié pernicieusement de « titre de noblesse », qu’ils géraient avec un succès divers.

La noblesse européenne s’éteint quand le commerce de l’argent, entendez l’usure, est autorisé et devient accessible à tous. La classe capitaliste se caractérise par l’accumulation d’un capital, et donc par l’augmentation de ses actifs avec le temps. C’est pourquoi le capitalisme développe un rapport onéreux par rapport au temps conçu comme une part d’accumulation. C’est cette avidité continue que l’on nomme la préférence temporelle. Il est intéressant de constater la simultanéité entre le mouvement sponsorisé de légalisation de l’usure et l’émergence du libéralisme. Il ne s’agit pas de discréditer gratuitement un courant philosophique et politique ayant marqué les trois derniers siècles européens, mais de remarquer une concordance d’intérêts étonnante entre le capitalisme et le développement du libéralisme. S’il est vrai que la société chrétienne à partir du 5ème siècle se caractérise par l’omniprésence de l’interdit, le libéralisme philosophique peut s’interpréter comme une réaction à la sévérité excessive de l’Eglise sur certains sujets (comme la sexualité, le plaisir corporel, etc).

Mais l’essence du libéralisme économique est d’éliminer tout obstacle au commerce, de laisser les marchands faire leurs affaires sans entrave et finalement d’optimiser leur profit. L’histoire européenne depuis disons le 8ème siècle est l’histoire de la recherche d’un juste milieu. « La meilleure position est celle du milieu  », dit le procès-verbal[5]. C’est pourquoi nous constatons que l’histoire économique européenne oscille entre des expériences variées, à tendance libérale ou au contraire étatiste. Toutefois, le capitalisme est le dénominateur commun de cette histoire économique. C’est pourquoi H.Minsky aimait à plaisanter en disant « qu’il y a autant de formes de capitalisme que (la compagnie) Heinz n’a de sortes de marinades ». Par exemple, après la vague libérale du 18ème et 19ème siècles, l’expérience de l’ « économie de guerre » puis la crise de 1929 nécessite de penser un « capitalisme assisté », dans lequel l’Etat garantirait un fonctionnement économique normal par ses interventions sur le système financier et sur le marché.

L’Etat providence, en marginalisant pendant 50 ans le dogme libéral strict, est l’expérience récente la plus manifeste montrant que le libéralisme n’est qu’un des sous-produits historiques du capitalisme. « Ce qui caractérise peut-être le mieux l’Etat capitaliste, affirme Jacques Duboin, c’est son impuissance quand l’intérêt général est en jeu. Il ne peut rien sans crédits, ce qui signifie qu’il doit disposer de sommes nécessaires à l’exécution de tout ce qu’il veut entreprendre… Dans sa dernière phase, le rôle de l’Etat capitaliste a grandi considérablement puisqu’il est obligé de prendre le libéralisme en tutelle »[6]. Le néolibéralisme est la réponse apportée par le capitalisme à l’échec du compromis mis en place dans les années 1930 pour répondre à la crise du capitalisme libéral.

En effet, suite à la désactivation des accords de Bretton Woods en 1971, la croissance artificielle observable dans l’après guerre n’est plus possible. Le néolibéralisme consiste à ajuster les déséquilibres créés par le marché financier en éliminant les sources de rigidité réglementaire sur le marché du travail et plus généralement sur l’ensemble de l’outil de production. Nous devons comprendre que le néolibéralisme est avant tout un phénomène financier. La classe politique a donc délibérément capitulée pour instaurer un pacte social excessivement favorable aux capitalistes, auxquels ils ont délégué leur pouvoir budgétaire, monétaire et réglementaire en matière économique.

C’est pourquoi aujourd’hui, malgré quelques expédients destinés à populariser le nouvel ordre social (ouverture au grand public du capital de sociétés cotées, création d’un lien de survie entre capitalisme financier et salariés avec l’idée des fonds de pension pour la retraite, …), le système économique actuel souffre d’une crise de légitimité. Le système économique mondial surdétermine le système politique, tout en n’étant pas démocratique. Là encore, on constate que le capitalisme peut abandonner les institutions démocratiques si nécessaires.

Ceci explique la multiplication des espaces informels de prise de décisions (Davos, Bilderberg), concurrençant, négligeant voire méprisant les institutions démocratiquement élues. Au passage, on constate un décrochage entre des notions que la pensée unique fait passer pour inséparables, à savoir le capitalisme, libéralisme et la démocratie. Or le capitalisme peut s’accommoder d’un système politique fasciste, le libéralisme économique s’opposer aux institutions démocratiques, et la démocratie s’opposer au capitalisme et au libéralisme. Sans vouloir totalement réfuter le lien entre ces trois notions, on ne peut pas non plus parler d’un rapport nécessaire entre elles.

Le libéralisme économique pêche par défaut !

 Le «  capitalisme libéral » vu par Muhammad Baqir Al-Sadr que Dieu l’agrée

Dans son ouvrage Notre Economie (1960)[7], Sadr nous livre une analyse pénétrante de la doctrine capitaliste, dans ses caractéristiques et ses fondements moraux. Bien que Sadr ne différencie pas entre le concept de capitalisme et celui de libéralisme, puisqu’il les assimile en un concept unique que l’on appellerait aujourd’hui le « capitalisme libéral », son regard critique nous semble très pertinent.

La doctrine capitaliste se caractérise par le droit absolu à la propriété privée (tamalluk), la liberté totale d’user de ses richesses (istighlal) et enfin la liberté de les consommer (istihlak). Contrairement au marxisme qui prône que la propriété collective doit remplacer définitivement l’idée de propriété privée, le capitalisme est favorable autant que possible à la propriété privée individuelle. De là l’idée que le capitalisme est une doctrine individualiste alors que le marxisme est une doctrine collective. Ainsi, le capitalisme s’appuie sur la promotion des intérêts individuels de la classe capitaliste alors que la doctrine collective encourage le sentiment de responsabilité collective des individus au profit des plus faibles.

Selon la doctrine capitaliste, le bonheur humain repose sur les trois libertés individuelles de propriété, d’utilisation des richesses et de consommation, à charge ensuite de trouver un équilibre entre le bonheur individuel et les nécessités sociales. Cette doctrine n’est donc pas basée sur une analyse scientifique mais sur un fondement moral précis. Après avoir rappelé qu’il existe des lois économiques incontournables (loi de l’offre et de la demande), Sadr insiste sur l’existence de règles économiques dépendantes de la volonté humaine et donc du type de société dans laquelle on vit. Ainsi, dans la société capitaliste, la règle de maximisation des utilités personnelles régit les comportements économiques des individus alors que dans une société islamique (ou religieuse), la notion de richesse est différente et induit plus volontiers le concept de charité (sadaqa), en tant que facteur de richesse spirituelle. Les règles comportementales édictées en normes universelles par les économistes capitalistes s’en trouvent donc relativisées.

Sadr considère que la liberté individuelle constitue le socle moral et philosophique du capitalisme. De notre point de vue, cette description correspond plutôt à la définition du libéralisme. En tout état de cause, la contradiction manifeste entre la réalisation d’un bonheur fondé sur l’exercice sans contrainte des trois libertés individuelles évoquées ci avant et la prise en compte de l’intérêt général est résolue de trois façons : premièrement par le concept un peu mystérieux de « main invisible », selon lequel la réalisation de l’ensemble des intérêts individuels va dans le sens de l’intérêt collectif.

Deuxièmement en disant que la liberté économique stimule l’envie de produire et troisièmement, que la liberté est un droit inaliénable de l’être humain. Nous renvoyons le lecteur au texte pour la réfutation des deux premiers points, qui relève d’une validation a posteriori. La doctrine capitaliste trouve donc sa légitimation morale dans le troisième point, l’affirmation selon laquelle la liberté est ce qui donne à l’être humain sa dignité. Sadr commence par distinguer la liberté naturelle de la liberté sociale. La première traduit le libre-arbitre de l’individu (ce dont les pierres, les végétaux et les animaux sont dépourvus) alors que la seconde est celle que lui attribue la société. L’un des aspects de la liberté naturelle est la capacité de l’homme à contrer ses instincts et son égoïsme primaire. La liberté naturelle est d’origine divine alors que la liberté sociale est d’origine doctrinale.

La liberté sociale se divise en une « liberté véritable » (hurriyyat haq¥qiyya) et une « liberté formelle » (hurriyya shikliyya). La « liberté sociale véritable » consiste à donner effectivement à l’individu les moyens de choisir, comme le fait de lui procurer l’argent nécessaire pour acheter un bien, de rendre disponible ce bien sur le marché, et d’éliminer la possibilité de spéculation (ihtikar).

Quant à la « liberté formelle », elle consiste à donner un droit théorique à l’individu concernant une action économique sans préparer les conditions rendant ce choix possible. La « liberté formelle », sans garantir les conditions du succès, est toutefois un pas positif vers « la liberté véritable » car elle autorise théoriquement une élévation du niveau social de l’individu et stimule les agents économiques.

La « liberté formelle » est une étape préliminaire nécessaire vers la « liberté véritable » et constitue donc plus qu’une simple liberté nominale. Le capitalisme repose entièrement sur la notion de « liberté formelle » et s’oppose à la notion de « liberté véritable » en refusant toute intervention de l’Etat. Il considère qu’il n’appartient pas à la doctrine capitaliste de créer les compétences chez un individu et que la « liberté véritable » réduit le sentiment de responsabilité et le niveau d’activité humaine.

Au contraire, Sadr considère que la « liberté véritable », sous forme d’un minimum vital, ne réduit pas l’activité humaine et donne de la confiance aux agents (besoin naturel d’une certaine stabilité chez l’être humain). En réalité, le capitalisme ne peut accepter le concept de « liberté véritable » car il contredit la « liberté formelle absolue ». En effet, l’idée d’un minimum vital s’oppose aux intérêts des capitalistes et donc à leur « liberté formelle ». Selon le système islamique, les deux formes (formelle et essentielle) de liberté coexistent dans le sens où un individu est assuré d’un minimum vital au-delà duquel la « liberté formelle » prévaut (initiative…).

On a vu précédemment que la doctrine capitaliste prétend qu’elle est moralement mieux fondée car elle respecte le mieux la dignité humaine. Il s’agit alors de savoir dans quelle mesure la dignité humaine repose sur la liberté. Sadr affirme d’abord que la dignité humaine repose sur la liberté naturelle (libre-arbitre) et pas sur la liberté sociale définie variablement selon la nature de la société. L’erreur du capitalisme est donc de confondre la liberté naturelle avec la liberté sociale. Mais Sadr ajoute que la dignité humaine ne dépend pas uniquement de la liberté dont un individu jouit.

Le besoin de sécurité d’un individu est également très important. L’argument de Sadr est alors de dire qu’une doctrine ne peut pas sacrifier tous les besoins d’un individu au profit du respect absolu et illimité du seul besoin de liberté. Toutefois, cette restriction ne peut se justifier que par l’idée de matérialisme historique, la conscience religieuse ou la conscience morale. Or, la doctrine capitaliste réfute l’idée du matérialisme historique, considère que religion et vie sociale doivent être séparées et enfin conçoit la conscience comme une force exogène issue de la coutume. De ce fait, incapable de justifier une quelconque limitation à la liberté formelle, la doctrine capitaliste a refusé toute ingérence de l’Etat ou de quelque corps social constitué dans le champ d’action individuel.

 Le débat sur le rôle de la loi dans un système libéral

Pour comprendre le rôle de la règle dans le système libéral, il faudrait distinguer deux optiques : le rôle de la réglementation économique et le rôle de la loi d’une manière plus générale dans une société dite « libérale ». Les contradictions du « libéralisme classique » ont poussé le néolibéralisme à une sorte de dichotomie entre le « domaine économique » où seule la règle du marché doit prévaloir et les « autres domaines » de l’activité humaine, où l’intervention étatique est tolérée voire requise.

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En effet, en refusant toute idée de restriction à la liberté individuelle, le libéralisme classique peut aboutir à une situation dominée par la loi du plus fort : « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le Maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit »[8]. Le libéralisme semble confronté à une contradiction fondamentale : d’un côté, le marché est une « main invisible » qui permet de favoriser les intérêts particuliers tout en contribuant à l’intérêt général, de l’autre, le principe de non intervention de l’Etat provoque un autre type de violence, avec le risque d’un chaos économique, une situation où les êtres humains, « un loup pour l’homme » lutteraient entre eux pour partager la rareté[9].

Conscient du fait que « la liberté n’est possible que dans un pays où le droit l’emporte sur les passions »[10], le courant utilitariste a donc admis la nécessité de réglementer la vie économique et par là de tolérer une intervention de l’Etat dans la vie économique. C’est le sens de la citation d’Adam Smith : « Le commerce et les manufactures sont rarement florissants dans un Etat où la justice du gouvernement n’inspirera pas un certain degré de confiance ». L’intervention étatique n’y a pas de fondement moral et ne mobilise pas le sentiment de solidarité sociale ; cette intervention est purement utilitariste.

Le « néolibéralisme » n’a donc pas en apparence de posture philosophique (contrairement au libéralisme classique des Lumières ou de l’école autrichienne fondamentalement opposée à l’interventionnisme étatique) mais une posture utilitariste (plutôt représenté par les théoriciens anglais du libéralisme comme Locke, Hume et Smith), guidée par la seule maximisation des satisfactions. Ainsi, s’il l’estime possible, le libéralisme cherchera à réduire au maximum le rôle de l’Etat. C’est précisément ce qui se produit depuis la fin des années 1980 avec la remise en cause du « welfare state »[11].

La rigidité du système économique « libéral »

Le système économique « libéral » sécrète une structure de marché rigide. La libre concurrence qu’il promeut favorise la compétition, de telle sorte que les acteurs cherchent à augmenter leur taille critique, à la fois pour être mieux paré sur le marché concurrentiel et également pour éviter les opérations de rachat (OPA). Cependant, les mécanismes structurant qu’il induit ne sont pas conformes au principe du marché. Pour exemple, cet aspect inévitable du libéralisme économique est trahi par l’existence de directives européennes contre la concentration excessive (anti-trust) et pour la libre concurrence. Le libéralisme inclut donc plus que les seules lois du marché, et en réalité, produit des phénomènes résultant de comportements économiques dictés par la nature humaine elle-même.

L’erreur principale du libéralisme est d’analyser les comportements économiques en terme de « marché des utilités », alors que la réalité est plus compliquée et dirons nous, impossible à modéliser. De plus, les rapports de force économiques sur le terrain ne sont pas neutres. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir les analyses des barrières à l’entrée sur un marché capitalistique, concurrentiel, technologique ou strictement réglementé.

Le « néolibéralisme » économique est une doctrine monolithique, reposant sur des hypothèses abstraites, qui sécrète des modes de production et de consommation ne résultant pas uniquement de la « liberté économique » mais plutôt d’un rapport de force particulier et pérenne, entre acteurs et facteurs de production. La rigidité de ce système tient en ce qu’il est à sens unique, car il avantage inéluctablement le plus riche. En fait, la liberté économique ne peut s’exercer que dans certaines conditions d’éducation[12], d’information et de revenu. La problématique de Sadr évoquée précédemment sur l’articulation de la liberté formelle et de la liberté véritable est donc à nouveau posée.

Le taux d’intérêt : principal facteur de rigidité de l’économie « libérale »

Nous verrons plus tard que la légalisation du taux d’intérêt est considérée comme un succès important obtenu par le courant libéral. Si bien qu’aujourd’hui il paraîtrait difficile de classer dans la typologie des doctrines économiques un économiste favorable au mécanisme du marché tout en étant hostile à la légalisation du taux d’intérêt. Pourtant, on ne devrait pas catégoriser la légalisation du taux d’intérêt comme un « acquis libéral ».

S’il est vrai que le taux d’intérêt faisait l’objet d’une stricte interdiction canonique jusque 1830, cela ne signifie pas qu’économiquement, le taux d’intérêt favorise les mécanismes du marché et la libre concurrence. Le fondement théorique pour légaliser le taux d’intérêt est un libéralisme philosophique et non pas un libéralisme économique. Nous recensons deux mécanismes, induits par l’usure, contradictoires avec celui du marché. Ces deux mécanismes à l’origine d’une rigidité structurelle du système usuraire sont d’ordre technique et concurrentiel.

D’un point de vue technique, la fixation d’un taux d’intérêt monétaire entrave le libre fonctionnement du marché des capitaux et surdétermine les décisions d’investissement sur tous les marchés de financement. D’un point de vue concurrentiel, le système usuraire catalyse l’accumulation de capital et la création de monopoles biaisant la compétition et l’initiative entrepreneuriale. C’est ce qu’explique Schumpeter (1883-1950) a contrario, en affirmant que les fluctuations du capitalisme (cycles) sont dues aux innovations techniques. Selon lui, la crise est provoquée par l’existence de taux d’intérêt trop élevés, en conséquence de quoi certaines entreprises deviennent insolvables.

C’est ce qu’il appelle le processus de destruction créatrice. Face à une crise, seul un être exceptionnel peut s’extirper du marasme usuraire sur la base d’une innovation technique majeure : c’est l’entrepreneur schumpétérien. Toutefois, Schumpeter était fort pessimiste sur l’avenir du capitalisme et quand on lui demanda si le capitalisme pouvait survivre, il répondit : « non, je ne crois pas qu’il puisse ».

Le rôle du crédit dans le dysfonctionnement économique est également souligné par Duboin en 1935, quand il écrit : « Dis-toi qu’il n’y a plus place aujourd’hui dans tous les grands pays modernes, que pour deux partis politiques : ceux des partisans de l’abondance ; celui des bénéficiaires de la rareté. Les partisans de l’abondance proclament que l’homme est mis au monde pour vivre, et qu’il doit travailler dans la mesure où c’est encore nécessaire. Ils réclament donc leur part de travail, leur part de loisirs, leur part dans la richesse produite grâce au patrimoine scientifique qui nous appartient à tous indistinctement. Les partisans de l’abondance ne parleront jamais de surproduction tant qu’il y aura des êtres humains qui manqueront du nécessaire. Les bénéficiaires de la rareté veulent artificiellement recréer de la rareté qui permet le profit. Ils parlent de surproduction alors que celle-ci ne peut exister que si l’on regarde les choses sous l’angle du profit. Or l’abondance tue le profit ! L’abondance a fait son entrée dans le monde et bouleverse tous les petits calculs égoïstes qui, jusqu’à ces derniers temps, dirigeaient les actions de la plupart des hommes »[13].

Il est clair que nous trouvons le principal problème du capitalisme dans le système monétaire usuraire, car ce dernier tend à privatiser un bien qui ne peut qu’être collectif. Gesell souligne l’aspect inhibant de l’intérêt en ces termes : « Proudhon demandait pourquoi avons-nous trop peu de maisons, de machines, de navires ? et il en indiquait la vraie raison : parce que l’argent ne tolère pas qu’on en construise d’avantage. Ou, pour parler comme Proudhon, parce que l’argent est une sentinelle postée à l’entrée du marché, et dont la consigne est de ne laisser passer personne. On dit que l’argent est la clé du marché (échange de biens) ; erreur : c’en est le verrou »[14]. Nous sommes donc face à la difficulté suivante, érigée en tabou, qui est que la légalisation du taux d’intérêt est un obstacle au fonctionnement normal de l’économie et du marché[15].

A suivre…


[1] Se référer par exemple aux analyses contenues dans le site internet de L.Larouche « Executive Intelligence Revue », entre autres.

[2] BRAUDEL.Fernand, La dynamique du Capitalisme, 1985

[3] Tiré de www.wikipedia.com

[4] David Rockefeller, Président et fondateur du « Groupe de Bilderberg » et de la Commission Trilatérale. Président du CFR. Propos tenus à la réunion du Groupe de Bilderberg à Baden Baden en 1991.

[5]«  خير الامور اوسطها »

[6] DUBOIN, Rareté et abondance, 1945

[7] SADR.MuÆammad Baqir, Notre Economie, 1961, pp.239-277

[8] 45ème prédication du curé Henri Lacordaire, un catholique libéral, à la Cathédrale de Notre-dame vers 1835

[9] SADR, Notre économie, pp.259-264

[10] Henry Lacordaire

[11] BOURDIEU.P, Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale, Liber-Raisons d’agir, 1998, pp.14-15 : « On a là un exemple typique de cet effet de croyance partagée qui met d’emblée hors discussion des thèses tout à fait discutables. Il faudrait analyser le travail collectif des “nouveaux intellectuels” qui a créé un climat favorable au retrait de l’État et, plus largement, à la soumission aux valeurs de l’économie. Je pense à ce que l’on a appelé “le retour de l’individualisme”, sorte de prophétie auto-réalisante qui tend à détruire les fondements philosophiques du « welfare state » et en particulier la notion de responsabilité collective (dans l’accident de travail, la maladie ou la misère), cette conquête fondamentale de la pensée sociale (et sociologique). Le retour à l’individu, c’est aussi ce qui permet de “blâmer la victime”, seule responsable de son malheur, et de lui prêcher la « self help », tout cela sous le couvert de la nécessité inlassablement répétée de diminuer les charges de l’entreprise. »

[12] BOURDIEU.Pierre, La misère du monde, 1993 ; pour les concepts de capital symbolique, culturel, social et économique, voir La distinction, Editions Minuit, 1979

[13] DUBOIN.Jacques, En route pour l’abondance, 1935

[14] GESELL, L’ordre économique naturel, Introduction

[15] Sur la contradiction entre taux d’intérêt et libéralisme, voir le chapitre de M.Ordody de Ordod dans BEAUGE.Gilbert Les Capitaux de l’islam, éditions du CNRS, 1990, 276 pp. et également sa thèse à Paris 1- La Sorbonne sur le système financier du partage des profits, 1995.

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