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L’Impasse syrienne

Entrevue de Algérie Network

Devant le flot de nouvelles et d’analyses provenant de la crise syrienne, de valeur analytique bien souvent inégale, et pas toujours exemptes de manipulations factuelles, nous avons décidé de réaliser une série d’entretiens sur le sujet en essayant de nous abreuver à d’autres sources. Voici un entretien avec François Burgat, universitaire qui a vécu de nombreuses années en Syrie et dans le monde arabe.

Q1 : Depuis la mi-mars, plus de trois mois après le déclenchement des révoltes en Tunisie et en Égypte, le régime de Bachar al-Assad en Syrie se trouve confronté à un mouvement de contestation. Qu’est-ce qui rapproche et différencie l’actuel régime syrien et la situation sociale de la Syrie de celles de l’Égypte de Moubarak et de la Tunisie de Benali ? Les raisons de la révolte dans ces 3 pays sont-elles identiques ou différentes ?

FB : Contre quelle Syrie une partie de la société s’est-elle soulevée dans le prolongement des printemps tunisien et égyptien ? A côté d’indéniables spécificités, nationales ou régionales, il existe bien évidemment un dénominateur commun analytique entre la révolte syrienne et ses homologues arabes : un même socle des faiblesses et autres contre performances du régime baasiste et, partant, d’identiques revendications ou d’identiques « ressources » pour ceux qui souhaitent le contraindre à se réformer soit, à défaut, l’abattre.

1°) C’est d’abord l’usure du système, due sans surprise à sa longévité extrême ; ce sont ensuite toutes les expressions de l’autoritarisme et du clientélisme qui s’y sont développées dans les carences béantes de l’État de droit.

La liberté d’expression est en Syrie particulièrement limitée, autant qu’hier en Libye ou en Tunisie, les lanternes rouges de la région. Elle est de toute évidence très inférieure à ce qu’elle est en Algérie, où la division des clans au pouvoir donne parfois jusqu’à aujourd’hui l’illusion d’un espace de débat pluraliste, ou au Yémen ou en Égypte, où le régime avait abandonné la velléité de contrôler la totalité de l’espace médiatique. Facebook était interdit en Syrie jusqu’en mars avant d’être paradoxalement autorisé, le pouvoir espérant ainsi démontrer l’exceptionnalité syrienne dont il cherchait alors à se prévaloir sur la scène arabe pour exorciser ses craintes « printanières ».

Dans la Syrie d’où monte la révolte de mars 2011, on peut emprisonner, torturer et même faire disparaître sans aucune contrainte légale et avec un très faible coût politique. La loi d’exception – en vigueur sans discontinuer depuis mars 1963 et levée début avril sans que les pratiques du régime aient pour autant changé – n’y est d’ailleurs pas pour grand-chose. A l’instar de celui de la Tunisie de Ben Ali, de l’Égypte de Moubarak ou de la Libye de Kadhafi, le régime syrien gouverne au nom d’une légitimité qu’il dit populaire et révolutionnaire, mais qui le maintient en réalité hors de portée de tout contrôle populaire, électoral ou juridictionnel. Et il est seul habilité à définir les exigences supérieures de la révolution ou de la résistance nationaliste à l’État hébreu et les entorses qu’elles sont supposées justifier aux droits individuels et collectifs les plus élémentaires.

Spécificité syrienne, en revanche, ce régime est à la fois issu de et étroitement identifié à une minorité religieuse (les Alaouites, une expression très minoritaire du chiisme), très déconsidérée aussi bien d’un point de vue religieux que social par la bourgeoisie sunnite à qui elle a longtemps fourni sa main-d’œuvre domestique. Autre différence essentielle avec la configuration tunisienne ou égyptienne, où l’armée a joué le rôle essentiel que l’on sait, en Syrie l’ancrage de l’encadrement militaire est très spécifiquement lié à cette communauté qu’Hafez al-Assad a utilisée pour verrouiller son pouvoir.

Même si l’absence de toute expression oppositionnelle n’implique pas que la violence répressive soit le seul mode d’action du régime, en Syrie comme ce fut le cas en Tunisie et en Egypte, les performances de l’appareil de répression priment quoi qu’il en soit sur celles des institutions de représentation. Derrière ou plutôt au-dessus des appareils gouvernemental et parlementaire et la fiction de représentation populaire qu’ils entretiennent c’est, tout comme le Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS, ex-Sécurité militaire) dans le cas de l’Algérie, un dispositif policier qui prévaut, avec ses structures para-institutionnelles, des règles de fonctionnement s’abstrayant de toute légalité et une culture propre de l’impunité. De la Sûreté générale ou intérieure à la Sécurité militaire en passant par toutes les officines du renseignement, cinq appareils policiers, parfois concurrents (ils l’ont sans doute été dans la phase d’instauration du pouvoir de Bachar) mais le plus souvent complémentaires constituent le véritable socle du pouvoir. Ils sont aidés chaque fois que nécessaire par des milices recrutées ponctuellement au sein de la fonction publique en générale, de la communauté alaouite en particulier.

Un ouvrage à peine romancé (Mustafa Al-Khaleifi,La Coquille,Actes Sud,2007, 272 p.) permet de se faire une idée des méthodes banalisées à partir des années 1980 contre ceux qui transgressaient la règle ou étaient accusés de le faire. Elles sont jusqu’à ce jour gravées dans la conscience des opposants potentiels qui savent le coût qu’ils doivent être prêts à payer, si pacifique soit leur démarche. Cette particularité doit être présente à l’esprit de qui s’étonne parfois des limites, notamment dans les grandes villes, de la mobilisation protestataire. La structure et les pratiques de ce système policier n’ont que peu évolué depuis le début des années 1970.

Le titulaire nominal du pouvoir a certes changé en 2000 mais seulement dans les limites de la filière de « monarchie républicaine » qui a transféré le pouvoir d’Hafez al-Assad à son fils Bachar. Au milieu des années 2000, les promesses de libéralisation politique de ce qui s’est appelé déjà le « printemps de Damas » ont été fugitives. L’échiquier politique tout entier, de la gauche aux Frères musulmans, dans une configuration qui n’est pas sans rappeler celle que les opposants algériens avaient inaugurée en signant en 1995 le pacte de Sant’ Egidio, a eu toutefois le temps de montrer sa capacité à adopter un code de cohabitation très prometteur qui pourrait demain retrouver toute son actualité. Au sommet de l’État, les transformations n’ont été que minimes. La « Première dame » s’est constituée, au détriment de certains ministères, une sphère réservée, mais dans les limites étroites de l’action culturelle et caritative.

La formule politique qui a traversé le temps est donc demeurée caractérisée par des appareils parlementaire et gouvernemental soumis au monopole d’un parti hégémonique (à défaut d’être formellement unique), lui-même soumis au primat inavoué mais bien réel d’un appareil policier multiforme et omniprésent, dont le leadership comme les troupes de choc sont issus de façon privilégiée de la communauté alaouite. Ainsi les agents de la voirie municipale, principalement recrutés parmi les Alaouites, ne sont pas seulement chargés de l’hygiène publique. Ils sont également les rouages d’un système de surveillance et de délation tentaculaire. Et depuis mars 2011, chaque vendredi, entassés dans des bus publics pré-positionnés à proximité des mosquées de Damas, ils fournissent instantanément des contingents de contre-manifestants matraqueurs prêts à disperser violemment les opposants tout en chantant les louanges de Bachar.

Les jeunes membres des « Chabiha », miliciens musclés issus eux aussi de la communauté alaouite, sont utilisés pour mener à bien les basses œuvres de la répression (effrayer les autres communautés, collectivement ou individuellement, disperser les manifestants) sans impliquer trop visiblement les agents de la force d’État. Là encore, il est tentant de faire le parallèle avec ce que furent les « Groupes islamiques de l’armée » comme les nommèrent progressivement les observateurs les moins « désinformés », par lesquels le régime algérien réussissait à la fois à frapper ses opposants tout en les discréditant aux yeux d’une opinion publique étrangère (alors plus particulièrement crédule) en leur faisant porter la responsabilité de la violence dont ils étaient les principales victimes. Le pouvoir syrien frappe aujourd’hui ses opposants avec des « bandes armées salafis » dont tout permet de penser qu’elles sont issues des rangs de ses services d’une part, de ses affidés d’autre part.

Sans surprise, ce sont donc les actions de tous ces acteurs quotidiens de la répression (comme en Tunisie ou en Égypte d’ailleurs, où les commissariats ont brûlé avant les symboles politiques du pouvoir) qui ont provoqué les premières manifestations. L’un des tous premiers incidents à avoir été rapporté à l’intérieur de la ville de Damas est né ainsi des insultes adressées par un policier chargé de la circulation au fils de l’un des commerçants du grand souk Hamidiyé. À Deraa, ce sont sans doute les ongles arrachés aux adolescents accusés d’avoir tagué quelques slogans importés des printemps télévisés (le désormais universel « le peuple veut la chute du régime », souvent remplacé depuis le mois de Ramadan par « le peuple veut l’exécution de Bachar ») qui ont donné la tonalité du printemps syrien. Leurs pères lorsqu’ils se sont enquis du sort de leur progéniture s’entendirent ensuite conseiller « Faites d’autres enfants ! Si vous ne savez pas faire, amenez-nous vos épouses et on s’en chargera ». La révolte fondatrice du printemps syrien n’a pas été le résultat d’une mobilisation initiée par une organisation politique et, dans ce cas précis, même les réseaux sociaux n’ont pas joué un rôle décisif : elle est bien née de la réaction spontanée de la population, toutes catégories confondues, face à un débordement de cette brutalité policière, piétinant tous les codes sociaux, qui est la marque de fabrique du régime.

Le troisième contentieux des opposants avec le régime syrien est son clientélisme et la concentration des dividendes de l’ouverture économique (du milieu des années 2000) dans les mains d’un groupe relativement restreint où les proches (famille et belle-famille) du Président sont surreprésentés. Même si les records détenus par la belle-famille du président Ben Ali ne semblent pas avoir été égalés par le cousin (Rami Ben Makhlouf) du président Bachar, le syndrome « Trabelsi », fait bien partie, sur fond d’une paupérisation des classes moyennes accélérées par le désengagement de l’Etat, de la recette du désenchantement syrien et de la révolte qui s’est déclenchée au mois de mars.

2°) À l’inverse, le régime syrien est à certains égards moins démuni que ses homologues tunisien ou égyptien pour affronter la contestation. La comparaison entre le régime de Bachar et celui de Moubarak suggérait une image sans doute simplificatrice mais néanmoins relativement justifiée : l’Égypte de Moubarak bloquait devant Gaza les convois humanitaires qu’y envoyait la Syrie de Bachar. De fait, le régime syrien a conservé sur le terrain du conflit israélo-arabe des ressources plus substantielles que celles de ses voisins égyptien ou jordanien, dont la résistance avait cédé sous les pressions américano-israéliennes.

La plupart des opposants syriens contestent aujourd’hui avec virulence cette lecture et la vertu nationaliste dont se pare, il est vrai sans mesure, le régime de Damas, pour justifier ses abus autocratiques. Ils dénoncent au contraire la passivité relative du régime, notamment sur le front du Golan où le calme a régné depuis 1973. L’attitude de Damas ne saurait pour autant être assimilée à celle du Caire et moins encore à celle d’Amman. Si les blindés syriens n’ont effectivement jamais tenté de reconquérir le Golan, tenant réalistement compte d’un rapport de forces qui leur était parfaitement défavorable, le soutien accordé au Hamas et au Hezbollah par la Syrie n’a pas été depuis vingt ans seulement verbal. Ainsi les premières réticences du Hezbollah devant la répression (un temps perceptibles dans le quotidien libanais Al-Akhbar, interdit de ce fait en Syrie) se sont tues au profit d’un soutien sans faille qui coute de plus en plus cher à une formation que sa résistance exceptionnelle avait fait pourtant ériger en 2006 comme la figure de proue du nationalisme arabe, toutes confessions confondues.

Pour les Israéliens et leurs alliés européens et américains, la posture du régime syrien et ses alliances régionales (Téhéran et Hezbollah libanais) sont plus substantielles que ne veulent le reconnaître ses opposants ; et la perspective de son affaiblissement, voire de son élimination, n’est à l’évidence pas pour leur déplaire. Cette réalité nourrit très logiquement les réticences d’une partie des opposants potentiels, en Syrie ou ailleurs. L’unanimisme actuel de la mobilisation occidentale contre cet « autoritarisme syrien », devenu aussi soudainement intolérable qu’il était, depuis 2008, compatible avec les ambitions régionales des puissances occidentales – tranche avec le quasi silence observé par celles ci vis à vis des pratiques en vigueur à Riyadh ou Manama. De là viennent également les états d’âme, très compréhensibles, de certains sympathisants de la cause palestinienne, qui manquent d’enthousiasme pour mêler leur voix à celles de ces subits « défenseurs du peuple syrien » curieusement surgis depuis quelques semaines des rangs des plus inconditionnels supporters parisiens de l’État hébreu.

L’inconfort de toute une génération de militants, arabes ou européens, sollicités de cautionner depuis peu des « libérations » qui s’opèrent avec le soutien des diplomaties européennes voire au forceps des bombes de l’OTAN est bien réel. Qu’y répondre ? Que les diplomaties des nations dominantes défendent à l’évidence, depuis longtemps, des intérêts trivialement mercantiles plus surement que les principes éthique (christianisation puis civilisation d’abord, progrès ensuite, démocratie et droits de l’homme aujourd’hui) derrière lesquels elles ont toujours aimé les masquer. Il n’en demeure pas moins que pendant plusieurs décennies, la France, pour ne citer qu’elle, a fait, au service de cette stratégie, le choix de soutenir des régimes qui étaient devenus aussi répressifs qu’ils étaient illégitimes.

Le double électrochoc subi en Tunisie d’abord, en Egypte ensuite, a induit un profond bouleversement de sa stratégie. La défense, par la France, de ses intérêts commerciaux et politiques, aussi cynique et utilitariste qu’elle puisse être, passe désormais par le soutien à l’instauration de régimes moins autocratiques que par le passé. Longtemps en tension avec les peuples du monde arabe dont elle soutenait les dictateurs les plus discrédités, la diplomatie de Paris est depuis peu en guerre cette fois contre des régimes, ou certains d’entre eux, qui ne sont pas encore passés à la grande lessive printanière. Celui de Tripoli était de ceux là et désormais, celui de Damas a pris sa relève. S’opère dès lors cette convergence troublante entre de véritables dynamiques populaires de libération et le soutien de grandes puissances aux arrière- pensées commerciales et (dans le cas israélien) géopolitiques évidentes.

Faut-il pour autant bouder ce plaisir relatif de voir, une fois n’est pas coutume, les dictateurs dans le collimateur européen ? Faut-il, pour ne pas éprouver la sensation troublante d’appartenir au camp de BHL et de ses alliés – qui ont cautionné une aide militaire que ni la Tunisie ni l’Egypte n’ont osé apporter à la Libye- adopter la ligne du camp algérien ou syrien des « dictateurs sans frontières » et défendre à tout prix la survie de Qadhafi et de Bachar ? Sans doute non. La pilule n’en est pas moins difficile à avaler lorsque se creuse l’écart entre ces nouvelles exigences humanistes que Paris entend imposer avec tant de rigueur à Damas et la prudence des démarches qui devraient être identiques, mais sont loin de l’être, non seulement vis à vis de régimes qui (à Riad ou à Manama) sont moins gênants pour l’agenda de l’Europe mais plus spectaculairement, vis à vis de cet exceptionnalisme dont l’Etat hébreu, depuis sa création, jouit interminablement.

Q2 : D’une part les « représentants » de l’opposition syrienne semblent divisés, d’autre part ils semblent n’avoir, à l’exception notable des Frères musulmans, qu’une connexion très lâche avec les manifestants dans la rue. Qu’en est-il vraiment ? Qui parmi ces opposants pourrait mener un processus de transition en Syrie, et à quelles conditions ? Des leaders peuvent-ils encore émerger spontanément de la rue ?

FB : L’une des dimensions de la révolte syrienne – qui, en la rapprochant d’ailleurs de ses homologues arabes, en fait à la fois la force et la faiblesse – est qu’elle n’a pas été initiée par des oppositions partisanes constituées. Que les oppositions traditionnelles aient pris le train en marche n’implique pas pour autant que, plus ou moins transformées par les exigences de l’heure, elles n’ont aucun avenir,.De Mouammar Kadhafi à Bachar al-Assad, les régimes autoritaires ont pour principe de ne jamais laisser émerger un leadership alternatif. Les oppositions syriennes sont donc pour l’heure effectivement peu structurées, les Frères musulmans ne l’étant pas nécessairement beaucoup plus que les autres, la mouvance associative sunnite ayant fait l’objet de la part du pouvoir d’une vigilance entriste ou répressive toute particulière.

A l’extérieur, aucune grande figure de rassembleur ne s’est pour l’heure imposée. Il est très difficile de mesurer la superficie de chacun des groupes qui s’expriment, depuis Paris ou Londres notamment, le cas échéant aux côtés de ces improbables humanistes nouvellement « amis du peuple syrien », dans les médias étrangers. Sur le terrain en revanche, il est vérifié que des comités de coordination sont présents et remarquablement efficaces en matière d’entraide médicale, sociale et financière, ou de centralisation et de diffusion des images de la répression.

Dans l’incertitude où se trouve l’observateur, pour affiner l’image de l’opposition syrienne, le comparatisme retrouve donc toute sa signification. L’exemple tunisien suggère plusieurs pistes. Les porte-parole isolés, même lorsqu’ils ont été médiatisés, n’ont pas nécessairement les ressources nécessaires pour mobiliser une base électorale. Ainsi Moncef Marzouki, candidat fugitif à la présidence de la République en Tunisie, est apparu relativement démonétisé, malgré sa stature médiatique internationale, après son retour au pays. L’exemple tunisien incite surtout à penser que, même si les oppositions partisanes constituées ont été relativement marginales dans le processus de déclenchement de la contestation, cela ne veut pas dire que les « blogueurs » et autre « génération Facebook » se sont purement et simplement substitués aux forces politiques traditionnelles.

Tout au plus, et cela n’est pas négligeable, ont-ils réconcilié une génération largement dépolitisée – où attirée par les trajectoires extrémistes – avec l’action politique légaliste et spectaculairement contribué à fédérer des foyers d’opposition ancrés dans des appartenances sociales, culturelles, idéologiques ou confessionnelles différentes les unes des autres et que, bien évidemment, les autocrates avaient longtemps excellé à opposer entre elles.

Sans grande surprise et contrairement à ce qu’ont écrit tous ceux qui ont annoncé une nouvelle fois leur disparition, les formations islamistes modérées apparaissent ainsi aujourd’hui, en Tunisie tout autant qu’en Égypte, comme très centrales dans le dispositif oppositionnel. Tout porte à penser qu’il devrait en être de même en Syrie. Le label « islamiste », peu scientifique par son imprécision, se prêtant à tous les malentendus, précisons qu’« islamisme » a plus de chance de rimer en Syrie avec « Erdogan » qu’avec « Taliban ». C’est de ce secteur du paysage électoral que pourrait assez vraisemblablement émerger, le cas échéant (mais nous en sommes encore très loin) une majorité électorale.

Q3 : Des violences de nature confessionnelle entre Alaouites favorables à al-Assad et protestataires sunnites, ont touché, de manière limitée, la ville de Homs – servant de prétexte à la répression. Débordant la Syrie, des violences de même nature ont touché la ville de Tripoli au Liban. Quel risque y a-t-il d’assister à une guerre civile confessionnelle en Syrie ou de voir la crise déborder sur le Liban et l’Irak voisins ?

FB : Marginale en Tunisie, plus importante en Egypte, la variable sectaire est centrale dans le paysage politique syrien. Il est certes dangereux de ne lire la révolte que par ce prisme confessionnel que le pouvoir cherche à mettre en avant et qui tend à occulter l’exaspération politique citoyenne d’abord, sociale ensuite (même si, on y reviendra, les manifestants se refusent à faire de celle-ci leur motivation première). Mais il serait tout autant irréaliste de l’ignorer. Elle éclaire la stratégie de certains des acteurs et, plus sûrement encore, celle du régime.

L’arme du sectarisme, cette « politique du pauvre », n’est pas neuve. Elle a été largement utilisée en son temps par la puissance mandataire française, en parfait reniement de ses principes laïques et républicains. En faisant créer un Liban maronite, mais également des États druze ou alaouite, la France ne cherchait alors qu’à diviser les populations qu’elle entendait soumettre à ses intérêts bien plus qu’à ses valeurs. Déjà, les nationalistes syriens savaient alors que, l’union faisant la force, leur révolte se devait impérativement de sortir de l’ornière sectaire. Face à une revendication endogène, essentiellement démocratique et pacifique, exprimant dans un langage laïque des demandes très universelles et avant tout politiques (« liberté », « dignité », « démocratie »), le régime a fugitivement tenté dans un tout premier temps de les réduire à des revendications trivialement sociales.

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La réplique ne s’est pas faite attendre : « le peuple de Dera’ n’a pas faim », scandèrent les manifestants en réponse aux promesses de hausses de salaires de Bouthaina Cha’bane, la conseillère du Président. Il s’est donc ensuite employé à attribuer à des bandes armées « salafies » la violence dont il a très vite fait lui-même usage pour décourager les manifestants. Pointant du doigt des groupes issus de la majorité sunnite, il construisait ainsi l’épouvantail d’une révolte non seulement radicale mais également sectaire. Confronté à une demande qui, pour être démocratique, n’entendait aucunement se laisser dépouiller de sa dimension nationaliste, il s’est par ailleurs extrait très vite de ses oripeaux trop étroits de « gouvernant » pour s’identifier et assimiler son action et son existence même à celles de la nation.

Comme si la démocratie devait être antinomique avec les exigences nationalistes de l’intégrité territoriale et qu’un parlement librement élu allait s’empresser de vendre les intérêts nationaux au voisin hébreu ou à ses sponsors occidentaux, il s’est donc auto-proclamé l’unique garant possible de l’unité et de l’intégrité nationales. C’est ainsi qu’il s’est approprié le double monopole de la tolérance interconfessionnelle qui est le ciment de la mosaïque ethnique (kurde et arabe) ou religieuse (musulmans, chrétiens, druzes) du pays et celui de la résistance nationale. Hormis les pages de Facebook, les mobilisations initiales se tenaient à l’occasion du seul rassemblement public possible pour la majorité de la population, à ne pas tomber sous le coup de la loi sur l’état d’urgence : celui de la prière musulmane du vendredi. Cette tonalité confessionnelle du registre protestataire initial pouvant paraître marginaliser, sinon exclure, les chrétiens, c’est dans cette brèche que s’est donc engouffrée la communication du régime.

Par un ironique tour de passe-passe, ceux qui ne s’en prenaient banalement qu’à une dérive autoritaire et clientéliste ou à une corruption qu’ils entendaient dénoncer avec succès chez leurs voisins égyptiens et tunisiens, furent donc indistinctement taxés d’être des partisans sectaires de la « sédition confessionnelle » et (comme avait réussi à le faire la France mandataire et comme rêve effectivement de continuer à le faire l’ennemi israélien) de vouloir dépecer le pays. Cette stratégie de communication prenait, fort cyniquement, le risque d’instiller et de nourrir le virus de la division sectaire dont le pouvoir prétendait protéger le pays. Force est de constater qu’elle n’a pas totalement échoué.

Il faut pour comprendre la relative efficacité de cette stratégie réaliser que la situation de la Syrie sur ce terrain brûlant de la division interconfessionnelle est très spécifique. Une différence essentielle la sépare de celle de pays tels que l’Irak ou le Liban. Dans les pays qui sont déjà passés par l’épreuve de la guerre civile, la coexistence intercommunautaire (qui voit par exemple au Liban la moitié de la communauté chrétienne marronite s’allier électoralement au Hezbollah chiite) est le fruit d’un véritable lien « politique », volontaire et assumé, avec ses avantages comme avec ses risques. En Syrie, le chausse trappe dans lequel tombe souvent l’expertise politique étrangère est de mettre en avant cette « remarquable coexistence communautaire » que le régime aime tant inscrire à son crédit et que chaque visiteur est invité à aller célébrer dans l’entrelacs des minarets et des clochers de la vieille ville.

En réalité cet « oeucuménisme laïque » est plus fragile qu’il n’y paraît. Et il doit sans doute moins au positionnement laïque du régime qu’à ses piètres performances démocratiques. La posture religieuse de la minorité alaouite au pouvoir est en fait très ambivalente. C’est avant tout parce qu’elle a la conscience aiguë que le Dieu de la majorité démographique n’est pas « le sien » qu’elle se doit de veiller scrupuleusement à la laïcité du champ politique. Mais une fois prise cette précaution, elle ne se prive pas d’essayer de confessionnaliser discours et stratégie politiques : « Dieu protège la Syrie » proclament ainsi les panneaux qui accueillent le visiteur arrivant de Beyrouth dans « le pays le plus laïque de la région ». Pour contrer le slogan initial de ses contestataires (« Dieu, la Syrie, la liberté et c’est tout »), les communicateurs du régime n’hésitent pas à lier le destin du Président à la même soumission (« Dieu, la Syrie, Bachar et c’est tout »).

C’est donc l’autoritarisme ambiant, plus qu’une volonté librement exprimée par chacune des communautés concernées, qui maintient, par la force et « par le haut », la coexistence interconfessionnelle. Gratte-t-on un tant soit peu le vernis de la cohabitation et ce sont, tout particulièrement chez les minorités chrétiennes (grecque orthodoxe, grecque catholique, syriaque, arménienne, etc., soit environ 8 % de la population) d’autres discours, parfois d’une rare virulence sectaire qui peuvent faire surface : tel prêtre évoque ainsi avec passion cette menace que fait peser la loi « satanique » que mettrait inévitablement en œuvre un pouvoir sunnite. Les évêques syriens ont tous eu à ce jour une attitude exceptionnellement frileuse vis-à-vis de l’opposition, s’attirant d’un petit nombre de membres de leurs communautés des critiques virulentes. La dynamique citoyenne est de ce fait vidée – fut-ce provisoirement – d’une large partie de sa portée politique.

À peine les premières manifestations de Deraa avaient-elles eu lieu que fleurit donc très à propos dans tout le pays une campagne de communication particulièrement pernicieuse. « Si l’on me demande à quelle communauté j’appartiens, je réponds : à la Syrie », proclamaient en souriant des citoyennes et des citoyens supposés représenter toutes les composantes de la mosaïque ethnique et confessionnelle nationale. Sous-entendu : il existe dans le pays des gens qui visent à en stigmatiser d’autres sur la base de leur appartenance religieuse ou ethnique. Et les médias officiels diffusèrent avec insistance une version des premiers heurts de Lattaquié toute entière construite sur le registre, jamais étayé, d’une agression concertée des sunnites contre leurs voisins alaouites. Depuis lors, d’un bout à l’autre de la Syrie, les manifestants ont beau s’époumoner à crier « Shaab Souriya wahid wahid wahid » (« Le peuple de Syrie est un, un, un ») et, à Dera’, les cibles des sbires demander avec exaspération « Mais qu’est-ce que c’est, un salafi ? », la rhétorique du régime a continué à tenter de réduire l’horizon de leurs motivations à un inacceptable prurit sectaire sunnite. Une seconde grande campagne de communication a fleuri en mai pour mettre en évidence cette logique, où chaque segment de la communauté nationale (« garçons ou filles », « vieux ou jeunes », « petits ou grands », « de gauche ou de droite », « traditionalistes ou modernistes » « nerveux ou calmes », « obstinés ou complaisants » etc.) affirme (pour mieux se démarquer des hors-la-loi partisans de la « fitna »…) son attachement passionné « au droit ».

La stratégie du régime est donc double : en confessionnalisant et donc en dépolitisant l’agenda de ses contestataires, il s’emploie à transférer sur le terrain sécuritaire et « éthique » (selon un schéma que les militaires putschistes algériens avaient inauguré en janvier 1992) une confrontation qu’il sait perdue sur le terrain politique. Si ses efforts n’ont pas totalement échoués, on l’a dit, c’est également enfin parce que les sunnites représentent la majorité de la population et que ce sont eux qui, statistiquement, ont payé le prix fort de la répression. S’ajoute à cela l’épisode emblématique du soulèvement de 1982 à Hama, où l’assassinat ciblé des cadets de confession alaouite a marqué les esprits. Des fonds de discours anti-alaouite subsistent naturellement, sans doute créés opportunément pour certains, colportés plus ou moins explicitement par certains leaders en exil pour d’autres. Plus certainement, des logiques de vendetta se sont de toute évidence développées. Elles visent en particulier les membres des services de renseignement militaire (notamment lorsque, comme à Jisr al-Choughour en mai, ils ont été pris sur le fait et délogés du haut de l’immeuble d’où ils tiraient sur la foule) et en général les forces de l’ordre, en réponse aux violences premières de la répression. Ces vendettas ont pu indiscutablement se couler ici et là dans le moule des appartenances et des solidarités confessionnelles.

Mais ces lignes de clivage ne peuvent en aucune manière structurer la lecture de la dynamique politique en cours. Il serait donc extrêmement réducteur de ne lire la révolte syrienne que par le prisme de ces « bandes armées salafies soutenues par l’étranger » que le régime tente contre toute raison d’imposer pour déguiser sa stratégie répressive dirigée contre la population, en stratégie de défense contre les « hordes islamistes » téléguidée de l’extérieur, notamment par le Liban de l’ex-premier ministre Hariri et son mentor saoudien (calquant là encore, de façon troublante, la pratique des généraux algériens dans leur « sale guerre » des années 1990). Evidence ultime : le régime redoute comme la peste le regard de tout observateur (local ou étranger) qui serait susceptible de contredire la thèse qu’il assène, depuis les toutes premières semaines de la crise, dans tous les médias qu’il contrôle. À l’image, une nouvelle fois, du soin apporté par les chefs du DRS algérien à l’« éradication » des voix dissidentes et à l’expulsion de tous les correspondants de la presse étrangère à partir de leur putsch de 1992.

D’inévitables exceptions ne permettent pas en tout cas de disqualifier sérieusement la charpente analytique la plus crédible : celle d’un pouvoir manipulateur et mystificateur, enferré dans un parfait déni de la réalité, enivré par sa capacité à imposer une représentation médiatique surréaliste niant totalement sa propre violence, qui fait tirer sur les manifestants plutôt que de considérer sérieusement la possibilité de devoir satisfaire des demandes, dont il sait que, pour être dangereusement banales et universelles, elles aboutiraient inéluctablement à mettre un terme à son règne.

Q4 : La personne de Bachar al-Assad, plus que le régime lui-même, jouissait d’une certaine popularité auprès d’une partie de la population syrienne. Que reste-t-il de cette popularité après plusieurs mois de répression très violente ? La majorité de la population syrienne est-elle acquise à l’idée de la nécessité d’un départ d’al-Assad ou bien certaines catégories de la population le perçoivent-elles toujours comme un possible réformateur ?

FB : C’est une autre différence avec la situation tunisienne. Le désaveu de la personne de Ben Ali était quasi général, aussi bien à l’intérieur que, fut-ce plus hypocritement, parmi ses partenaires et sponsors européens. Il n’en était rien en Syrie où, lors du lancement de la révolte, face au front de ses opposants de tous bords (élites urbaines lassées du verrouillage politique, couches moyennes paupérisées et humiliées par les méthodes policières, religieux sunnites heurtés dans leurs convictions, téléspectateurs de tous bords de la magie des printemps tunisien et égyptien) Bachar, à l’intérieur comme sur la scène diplomatique régionale ou internationale, était loin d’être si isolé que cela.

Sur la scène internationale d’abord, il était en pleine « ascension sociale » depuis son entrée fracassante – via son adhésion à l’Union méditerranéenne – dans les cercles de la diplomatie européenne puis occidentale. Depuis mai 2008, les ministres français ou européens se bousculaient à Damas. Il jouissait de surcroît, intuitu personae, d’une image infiniment plus positive que celle de Kadhafi – qui avait lui aussi fait son entrée en 2003 sur la scène diplomatique légitime –, mais également que celle de Ben Ali, peu déconsidéré depuis le début même de son mandat. Bachar séduisait au contraire un par un ses interlocuteurs occidentaux par le réalisme de sa communication politique, sa maîtrise des dossiers, ses convictions modernistes – sur le classique terrain de son « oeucuménisme laïque ».

Sur la scène intérieure, la situation était loin de lui être totalement défavorable. Même s’il existe de courageuses exceptions à la règle, on peut ainsi estimer que le Président dispose – sans doute encore – du soutien d’une majorité de sa communauté (alaouite, environ 10% de la population) et donc du premier cercle de son pouvoir politique et militaire. Ne serait-ce que de façon réactive, il a sans doute ensuite également le soutien d’une majorité des communautés chrétiennes. Traditionnellement inquiètes devant tout changement révolutionnaire en général, les Églises, on l’a dit, se sont montrées plus réservées encore face à l’hypothèse d’un rééquilibrage qui s’opérerait au profit de la majorité sunnite, supprimant le cordon sanitaire de la minorité alaouite gouvernante. Plusieurs responsables ont pris le parti d’assimiler publiquement, sans trop de nuances, ni il est vrai de sens politique, les sunnites aux Frères musulmans et ces derniers, contre toute évidence, aux auteurs 30 ans plus tôt à Hama d’un soulèvement dont le lexique n’avait pas toujours évité les raccourcis de la stigmatisation sectaire. Même si, là encore, des exceptions militantes existent, le soutien actif au pouvoir est donc assez vraisemblablement majoritaire de la part des membres (entre 8 et 10 % de la population) des différentes communautés chrétiennes. Les Druzes (une autre minorité religieuse d’environ 10% de la population), s’ils n’ont pas été à l’avant-garde de la mobilisation, lui ont fourni quelques porte parole. Si leur posture communautaire est demeurée très attentiste, ils n’en sont de tout évidence pas absents.

Les Kurdes (sunnites) étaient moins naturellement acquis à un régime avec lequel, au début de la révolte, ils étaient en tension ouverte. Après avoir été successivement des obstacles de fait à la volonté nationaliste baasiste de promouvoir l’hégémonie de la référence arabe puis, à l’opposé, une minorité devenue précieuse pour former une alliance contre la majorité arabo-sunnite, depuis le lancement du conflit irakien et le spectre d’un Kurdistan autonome (qui s’est traduit par les émeutes de 2004 dans la ville de Kamishli), ils étaient redevenus les cibles de la surveillance vigilante et de la répression du régime. Celui-ci a tenté sans réel succès de se les concilier par plusieurs mesures sélectives, dont, pour la première fois, la célébration officielle de la fête du Noruz et, plus significativement, l’attribution de la nationalité syrienne à plusieurs milliers d’apatrides.

Last but not least, on peut esquisser l’hypothèse que l’OPA lancée par le régime de Bachar en direction d’une partie au moins de la bourgeoisie d’affaires sunnite urbaine avait réussi. Alors que cette explication est en aujourd’hui sur le point d’appartenir au passé, tant la réputation du Président semble avoir régressé dans cette catégorie de la population, cette hypothèse contribuerait à expliquer (avec l’exceptionnelle importance des méthodes sécuritaires préventives, y compris, à Alep, des centaines d’arrestations) le calme – même relatif – des deux principales métropoles du pays. Et le fait qu’à la différence de l’Égypte et, dans une certaine mesure, de la Tunisie, la révolte soit venue des villes moyennes et non de la capitale.

Il n’est pas impossible enfin que le régime dispose, depuis l’aggravation de la tension internationale, d’un soutien réactif. Une partie de l’opinion peut être déconcertée par la volte-face européenne et par la dimension éminemment sélective de ce qui ressemble parfois à un certain acharnement anti syrien. Sur ce terrain, le vieux réflexe nationaliste contribue de toute évidence à conforter le discours de discrédit des opposants, que le régime n’a pas trop de peine à accuser de n’être que les alliés objectifs des ennemis de toujours.

Q5 : Deux puissances régionales d’importance ont une attitude difficilement lisible sur la crise syrienne : Israël, d’une part, et la Turquie, d’autre part. Auriez-vous quelques lumières à nous apporter ?

FB : Une certaine propagande naïvement sioniste a souvent tenté d’accréditer dans l’opinion publique occidentale l’idée que des sociétés arabes plus démocratiques fermeraient les yeux sur les méthodes de l’État hébreu et se jetteraient dans ses bras. Je pense que les dirigeants de Tel-Aviv, qui connaissaient mieux que quiconque les mécanismes de la pression qu’ils parvenaient à exercer sur des régimes fragilisés par la faiblesse de leur base populaire, n’ont pas cette naïveté. Ils ne semblent pas en tout état de cause avoir mis à ce jour tout leur poids dans la bataille contre le régime de Bachar al-Assad. Comme celle des États-Unis, leur posture n’est toutefois pas monolithique et demeure difficile à décrypter. Leur objectif le plus affirmé semble être pour l’heure d’affaiblir les capacités d’intervention extérieure du régime et son système d’alliance régionale plus qu’à le renverser.

Une considération pourrait toutefois infléchir cette option initiale et conforter les tenants israéliens de la chute d’Assad. Le Hezbollah a fait clairement le choix de soutenir son allié alaouite et donc la répression qu’il mène contre (notamment) la majorité sunnite du pays. Sans surprise, son image est donc en train de se dégrader en Syrie et elle sera presque nécessairement négative aux yeux d’un régime qui serait issu des rangs de la présente révolte. Il est fréquent d’entendre des victimes de la répression affirmer – sans d’ailleurs que leurs propos puissent être vérifiés, que des éléments armés du Hezbollah pour certains (« On les reconnaît parfaitement à leur accent libanais », insistent les habitants de Hama), des conseillers iraniens pour d’autres, participent à la défense répressive du régime. Si l’on ajoute à cela la part de la variable sectaire (qu’il ne faut pas surdéterminer, mais que l’on ne peut pour autant ignorer), la rue majoritairement « sunnite » aurait logiquement une moindre propension que les élites alaouites (qui doivent de surcroît une partie de leur légitimité religieuse au soutien que leur ont apporté les oulémas chiites iraniens et sud-libanais à partir de 1973) à soutenir le Hezbollah chiite. En ce sens et dans ces limites étroites (car le lien entre Damas et le Hamas serait, dans cette logique, renforcé par une telle transition), Israël pourrait souhaiter voir accéder une majorité sunnite à Damas.

S’agissant de la Turquie, il est exact que rien n’était prévisible dans la fermeté d’Ankara et son désaveu des méthodes répressives de Damas. Depuis le traité de coopération turco-syrien signé le 9 octobre 2009, les relations bilatérales étaient au beau fixe. Les circulations humaines et commerciales s’étaient élevées en flèche, au bénéfice économique et politique des deux pays. Une certaine empathie à l’égard de la revendication de la majorité sunnite fait peut-être partie de l’alchimie de la décision politique turque. Mais les élites au pouvoir à Ankara ont elles-mêmes mené un long combat contre un régime militaire répressif et manipulateur. Il n’est donc pas invraisemblable qu’elles aient aujourd’hui la sagesse de ne pas vouloir construire l’avenir régional sur le soutien à un clan politique dont tout le monde s’accorde à reconnaître qu’il est, à plus ou moins court terme, condamné.

Q 6 : D’une part la Turquie, malgré l’aggravation de son différend diplomatique avec Israël, semble reprendre tout son poids au sein de l’OTAN avec l’accord récent sur le déploiement de radars dans le dispositif du bouclier anti-missiles (censé protéger l’Europe de missiles iraniens mais perçu comme hostile par la Russie). Et de plus les vues d’Ankara sur la crise syrienne convergent avec celles des pétromonarchies et de Washington, s’opposant à mesure de ce rapprochement à celles de l’Iran – avec lequel elle se rapprochait depuis quelques temps. D’autre part le Hamas, même si Khaled Mechaal a semble-t-il refusé la proposition qatarie de quitter Damas pour Doha, va très certainement s’éloigner substantiellement de Damas, alors qu’a lieu une réconciliation inter-palestinienne Hamas-Fatah. Assiste-t-on à l’émergence d’une alliance de pays et d’organisations spécifiquement sunnites s’opposant de manière "modérée" à la politique israélienne et qui bénéficierait de l’indulgence de Washington ? Les développements de la crise syrienne, avec sa charge communautaire, ne sont-ils pas en train de redessiner les relations géopolitiques moyen-orientales selon des lignes plus confessionnelles, au détriment de déterminants politiques (nature du régime, position vis à vis des USA, position vis à vis d’Israël, …) ?

FB : Une remarque de principe d’abord. Sans nier leur importance, je me refuse à lire les enjeux de la crise syrienne par le seul prisme de la géostratégie des grandes puissances ou des puissances régionales. Je ne suis pas enclin non plus à céder à la logique pernicieuse des solidarités trop automatiques que génère parfois, si noble soit-il, le soutien aux dominés du conflit israélo-palestinien. Je ne suis ensuite pas aussi pessimiste que d’autres sur l’importance du versant négatif – si réel soit-il – de la participation de l’OTAN à la chute de Kadhafi et apparentes béquilles franco-britannique de l’actuel Conseil de Transition. Le tournant spectaculaire de la politique égyptienne vis-à-vis de l’Etat hébreu confirme sans surprise qu’une population qui se libère de la tutelle d’un dictateur n’est pas prête à se laisser imposer de l’extérieur la ligne politique qu’elle vient de désavouer sur la scène interne. Je me refuse donc à surestimer la capacité d’influence, ou de nuisance, de BHL et de ses sponsors, demain, en Libye, ou celle des occidentaux en général. J’ai dans tous les cas la conviction que cette influence occidentale n’aura jamais plus le caractère décisif et léonin qu’elle a pu avoir au 20ème siècle ou dans la première décennie du 21ème. Enfin, quitte à être qualifié d’optimiste ou d’angéliste, je me refuse par dessus tout à sous-estimer la maturité des forces politiques qui, toutes tendances confondues, sont en train d’émerger de ces dynamiques arabes de dépassement de l’autoritarisme.

Cela étant dit, le risque d’une recomposition sectaire du Proche Orient qui cristalliserait le fameux « croissant chiite » – mis en scène et cultivé par les officines américaines et israéliennes au moins aussi sûrement que par les imams du vendredi – existe bien ; mais ce retour en arrière ne me paraît pas du tout inéluctable. Il devrait se faire au détriment d’alliances intuitives, transconfessionnelles (la défense d’intérêts collectifs dans le conflit israélo-arabe, le rejet de la présence militaire américaine ou occidentale) qui me semblent plus solidement ancrées encore que les appartenances primordiales dans toutes les mailles du tissu politique régional, toutes confessions ou tendances confondues.

Q 7 : Alors que la Syrie semble s’enfoncer dans le cycle répression/manifestations, un scénario de sortie de crise à court terme vous paraît-il possible ?

FB : S’agissant de l’évolution d’une situation complexe, qui dépend en partie au moins de variables qui ne sont pas exclusivement nationales, il est plus que jamais hasardeux de parler au futur. Après avoir pris cette indispensable précaution, disons qu’il est aujourd’hui très aléatoire d’imaginer une sortie de crise à court terme. L’hypothèse d’un processus réformiste suffisamment sérieux pour générer une baisse significative du niveau de la violence paraît jusqu’à ce jour peu crédible. Pour être efficace, l’ouverture politique devrait en effet être autre que purement cosmétique. Elle impliquerait donc que l’équipe au pouvoir, qui dispose encore de solides ressources militaires et financières, accepte de s’en dessaisir à plus ou moins court terme. Même si au cours du mois de Ramadan le niveau des manifestations ne s’est pas élevé comme attendu par l’opposition et que l’initiative (répressive) a parfois paru appartenir au régime, la détermination des manifestants (dont certains plaident désormais ouvertement pour l’action armée) est telle qu’il est peu pensable que celui-ci puisse une nouvelle fois passer seulement en force et, comme après Hama il y a trente ans, gagner par la seule répression une nouvelle décennie de paix civile. A défaut de les quantifier, on peut recenser les ingrédients qui vont donner forme à l’avenir proche de la Syrie : morosité du moral d’une partie de l’opposition interne face au relatif succès du cocktail répression/désinformation, lenteur de l’organisation d’une opposition externe dépourvue de personnalités représentatives et « plombée » par le soutien trop ostentatoire d’acteurs occidentaux particulièrement illégitimes dans la région, volonté de la Russie et plus encore du géant chinois de continuer à affirmer leur « différence syrienne » ; en sens inverse, inflation et tensions sociales inévitables, « états d’âme » des alliés iranien et libanais du premier cercle, rumeurs encore invérifiables de scissions dans les rangs sunnites de l’ armée et de certaines fractions des personnels de sécurité, « militarisation » enfin, dans le nord du pays notamment, d’une fraction au moins des opposants.

Si la présence d’observateurs internationaux est largement réclamée dans les rangs de l’opposition, l’hypothèse d’une intervention étrangère à la libyenne semble quasi unanimement rejetée. « Cela au moins, c’est sûr » s’insurge une damascène pour tenter d’éclairer cette opacité de la crise qui la désarçonne : « Il ne faut pas d’intervention étrangère, il faut laver notre linge sale en famille ». Et de poursuivre. « Le problème, il est vrai, c’est que, par les temps qui courent, on ne sait plus vraiment qui fait partie de la famille ».

Si la recette du futur syrien proche est complexe, il reste aujourd’hui plus que jamais difficile d’y lire la promesse d’une amélioration structurelle à court terme.

Algérie-Network

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